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Racisme et antiracisme dans la formation de la classe ouvrière britannique

histoire

Lien publiée le 8 février 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Racisme et antiracisme dans la formation de la classe ouvrière britannique. Entretien avec S. Virdee – CONTRETEMPS

En Grande-Bretagne (comme en France), la contribution des franges racialisées de la classe travailleuse aux luttes sociales et politiques est généralement minorée.

Si on lit les historiens Edward P. Thompson, Eric Hobsbawm ou que l’on visionne « L’esprit de 45 » de Ken Loach, le rôle joué par les Irlandais, les Juifs, les Noirs et les Asiatiques dans les mouvements populaires pour la justice sociale en Grande-Bretagne est peu reconnu, de même que l’importance des combats antiracistes pour l’ensemble de l’histoire sociale de ce pays.

Dans son livre intitulé Racism, Class and the Racialized Outsider, Satnam Virdee aborde cette question en examinant la période qui va des premiers mouvements chartistes aux années 1980. C’est un voyage au long cours, qui explore l’histoire du racisme en Angleterre, mais aussi l’histoire de la solidarité et de l’opposition au racisme impliquant les « exclus racialisés » de la nation britannique.

Le Monitoring Group a rencontré Satnam Virdee pour parler de son livre Racism, Class and the Racialized Outsider, entretien dont Contretemps vous offre ici la traduction.

Jagdish Patel – Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?

Satnam Virdee – En partie parce que j’avais le sentiment qu’une grande partie de la littérature historique sociologique sur la classe ouvrière britannique n’avait pas réussi à intégrer les expériences des fractions racialisées de cette classe ouvrière — les catholiques irlandais, les Juifs, les Asiatiques et les Caribéens. C’était presque comme si l’hypothèse de travail des universitaires et historiens socialistes était que la classe ouvrière était entièrement blanche. Il est clair qu’en tant que petit-fils d’un charpentier indien, ça ne correspondait pas aux complexités en termes de race et de classe de ma famille en Grande-Bretagne, ni à celles des ouvriers caribéens qu’il côtoyait. C’est donc le désir de retrouver cette histoire, leurs histoires, qui m’a conduit à écrire ce livre.

Le livre lui-même retrace les grandes lignes de la lutte pour la justice sociale, y compris l’égalité raciale, sur deux siècles plutôt que sur la période habituelle à partir de laquelle on fait commencer l’histoire des Noirs et des Asiatiques — à savoir 1948 et l’arrivée du navire Empire Windrush à Tilbury. Je pense que cela permet de montrer comment les minorités racialisées ont été présentes tout au long de l’histoire moderne de la Grande-Bretagne. Les Conservateurs le reconnaissent rarement, mais, ce qui est peut-être plus décevant, c’est que le mouvement ouvrier et la gauche socialiste n’ont pas fait beaucoup mieux pour mettre en évidence cette diversité multiethnique.

Ce type de cécité raciale a empêché le mouvement ouvrier organisé de reconnaître l’impact des minorités racialisées au sein du mouvement ouvrier — non seulement dans la lutte contre le racisme, mais aussi dans le développement de l’imagination politique de tous les travailleurs engagés dans la lutte pour la justice sociale et contre les inégalités.

En ce sens, la lutte contre le racisme n’était pas un combat particulier parmi d’autres, mais un combat qui a contribué à renforcer la lutte pour la démocratisation menée par tous les travailleurs. Je voulais montrer que si on regarde l’histoire britannique à travers les yeux des travailleurs noirs, asiatiques, juifs ou catholiques irlandais, on a une perception très différente du fonctionnement de la société britannique. Il n’y a pas de sens à parler de l’histoire des Noir-es comme d’une question marginale, à enseigner aux enfants l’histoire des droits de l’homme et des droits civils en posant la race comme une « variable » qui apparaît vers la fin de cette histoire.

Il est important de souligner que j’ai essayé d’écrire un livre qui présente cette histoire longue dans un format accessible. Je me souviens qu’Edward Palmer Thompson — le grand historien de la classe ouvrière anglaise — m’a encouragé, à propos d’un autre projet, à « écrire de manière démocratique ; non pas pour la petite communauté des sociologues universitaires, mais pour un ensemble plus large de publics informés qui seront intéressés par mon travail ». C’est ce que des auteurs comme Ambalavaner Sivanandan faisaient déjà, et il a été, avec Stuart Hall, une source d’inspiration intellectuelle et politique importante pour moi.

Jagdish Patel – Quelle est l’importance de la période allant des années 1850 aux années 1950 pour le mouvement antiraciste ?

Satnam Virdee – Le racisme en milieu ouvrier n’a pas commencé en 1948 ; cette histoire commence bien plus tôt. Dès que les élites anglaises ont appris à gouverner de manière plus consensuelle au milieu de l’ère victorienne jusqu’à la consolidation bipartisane de l’État providence dans les années 1940 et 1950, une série de réformes sociales et politiques importantes, telles que l’octroi progressif du droit de vote (aux hommes de la classe ouvrière) et des droits syndicaux, accompagné de périodes soutenues de sécurité économique, aidé par ses politiques coloniales, a facilité l’incorporation de parties de plus en plus substantielles de la classe ouvrière dans la nation imaginaire, en tant que membres actifs d’un État impérial.

Il est à noter que le racisme — sous toutes ses formes — a accompagné ce processus d’intégration de la classe ouvrière. Dès les années 1850 et 1860, l’inclusion des travailleurs « respectables » — artisans et autres — dans l’État impérial s’est accompagnée d’un renforcement du racisme envers les catholiques irlandais. L’association ancienne des Anglais avec le protestantisme a été surdéterminée à cette époque par une identification de plus en plus prégnante à une race anglo-saxonne. Les catholiques irlandais — longtemps exclus de la nation en raison de leur foi catholique — se sont trouvés doublement désavantagés en tant que catholiques et membres présumés de la race celtique.

Cela n’a pas toujours été le cas. Lorsque les travailleurs anglais et écossais ont été arrachés à la campagne pour peupler les usines industrielles, les « sombres moulins sataniques » dont parlait William Blake, ils sont entrés en conflit aigu avec les élites dirigeantes. À ce moment-là, la classe ouvrière anglaise multiethnique était une force rebelle impliquée dans une lutte pour transformer la société. Il est à noter que c’était aussi une période de solidarité de classe multiethnique, où certaines fractions de la classe ouvrière anglaise se sont collectivement opposées aux manifestations du racisme et, à l’occasion, l’ont rejeté en tant que tel. Des hommes et des femmes socialistes appartenant à des groupes minoritaires que je qualifie d’exclus racialisés étaient au centre de ces moments.

Prenons par exemple le cas de Robert Wedderburn — né en Jamaïque en 1762 d’une femme africaine mise en esclavage et d’un médecin et planteur de sucre écossais — qui a contribué à rendre visibles les liens entre les souffrances et les luttes des peuples africains asservis à l’étranger et les luttes ouvrières en Angleterre. En 1813, Wedderburn semble avoir rejoint les Spencean Philanthropists — un groupe de gauche inspiré par les écrits de Thomas Spence. Peu après, il a publié six numéros d’une revue intitulé « The Axe Laid To The Root » (« La hache mise à la racine »). Par le biais de cette revue remarquable et d’innombrables réunions des Speancean Philanthropists, il a établi un lien entre le sort de l’« esclave africain » et les difficultés rencontrées par les travailleurs pauvres anglais : « Les moyens d’obtenir justice sont si chers que la justice ne peut être obtenue ».

Cette tentative de lier les luttes contre l’esclavage à la justice sociale pour les travailleurs pauvres a trouvé une expression politique dans ses appels à un Jubilé — une communauté libre et égalitaire. Selon Wedderburn, Spence savait que la Terre était donnée aux enfants des hommes, sans différence de couleur ou de caractère, qu’ils soient justes ou injustes ; et que toute personne déclarant qu’un terrain était sa propriété privée était un criminel ; et que même s’ils pouvaient le vendre ou le léguer à leurs enfants, il ne s’agissait que de transférer ce qui avait été obtenu à l’origine par la force ou la fraude.

Cependant, avec la défaite du chartisme et la consolidation de l’impérialisme, certains travailleurs ont commencé à se détourner des notions de classe et de solidarité pour se réinventer comme membres à part entière de la nation, par opposition à ceux qu’ils définissaient désormais comme des Noirs ou des catholiques irlandais et qui ne faisaient donc pas partie de la nation britannique.

Ce que cela suggère, c’est que nous devons cesser de considérer la classe ouvrière anglaise comme une entité unique ; elle était composée de nombreuses ethnicités, d’hommes et de femmes, mais la profession et les niveaux de qualification la divisaient en plusieurs couches. Le racisme et l’antiracisme étaient tous deux présents lors de la formation de la classe ouvrière anglaise.

En ce qui concerne ce dernier aspect, j’ai constaté que les étrangers racisés — c’est-à-dire ceux d’origine catholique irlandaise, juive, sud-asiatique et caribéenne — ont joué, à différents moments de l’histoire, un rôle important dans le réalignement des différentes strates de la classe ouvrière. En d’autres termes, leur présence a été cruciale à des moments tels que les années 1830 et 1840, les années 1880 et 1890 et les années 1970 et 1980, lorsque, pour reprendre l’expression de Thompson, « la classe était active », lorsque les minorités racialisées et les Blancs se sont unis dans une action collective contre le racisme et pour la justice sociale et économique.

Jagdish Patel – Pouvez-vous nous en dire plus sur le racisme d’après-guerre dont ont été victimes les travailleurs noirs et asiatiques ?

Satnam Virdee – Du point de vue d’une politique de classe indifférente à la race, les années 1940 et 1950 ont été un moment de progrès sans précédent pour la classe ouvrière. Cependant, lorsqu’on les examine du point de vue des travailleurs/ses migrant-es du sous-continent indien et des Caraïbes, on ne retrouve pas l’esprit de solidarité, le collectivisme et l’engagement pour la justice sociale, mais un racisme systémique dans de larges pans de la société britannique ; un racisme qui a contribué à positionner très largement ces migrants et leurs descendants nés en Grande-Bretagne au bas de l’échelle de classe pendant deux générations.

Outre le racisme auquel ils ont été confrontés de la part de l’État et des principaux partis politiques, les migrants ont également dû faire face à des pratiques discriminatoires de la part des syndicats au motif qu’ils n’étaient pas blancs et ne pouvaient donc pas être considérés comme britanniques. Des quotas racistes et des exclusions sur la base de la couleur de peau étaient monnaie courante, et lorsque ces règles étaient enfreintes, certains travailleurs blancs — notamment dans les bus du secteur des transports des West Midlands — n’hésitaient pas à mener des actions syndicales pour imposer leur application.

Si la racialisation nationaliste britannique n’était pas nouvelle, ce qui distingue surtout cette période d’après-guerre, c’est la mesure dans laquelle l’État, les employeurs et les travailleurs britanniques en sont venus à partager un nationalisme britannique commun, sur la base d’une allégeance commune à la race blanche.

Ce racisme et ce nationalisme ont profondément marqué la société anglaise et la classe ouvrière. Ses effets peuvent être trouvés dans les sphères politique et culturelle, ainsi que dans la sphère économique. Depuis la création et de la consolidation d’une division stratifiée du travail sur le lieu de travail jusqu’à la régulation informelle des relations sociales intimes au sein de la communauté, le racisme a eu un impact global. Et avec le temps, ce racisme s’est institutionnalisé.

Cela signifie qu’il n’est plus toujours nécessaire de le faire respecter activement, parce que les structures et les institutions sociales se sont mises à refléter cette compréhension déformée du monde. C’est devenu, en termes bourdieusiens, une composante intégrale de l’habitus anglais — l’ensemble des dispositions durables et inconscientes acquises par les groupes sociaux au fil du temps. La classe ouvrière s’est réimaginée en tant que classe racialisée, de sorte que la race, selon la formule de Stuart Hall, est devenue « la modalité dans laquelle la classe [était] vécue, le moyen par lequel [on faisait] l’expérience des relations de classe, la forme dans laquelle elle [était] appropriée et à travers laquelle on luttait. ».

Jagdish Patel – Comment votre livre s’inscrit-il dans le présent ?

Satnam Virdee – Les deux principaux agents de la mobilisation antiraciste des années 1970 et 1980 — l’auto-organisation des Noirs et la résistance d’une classe ouvrière à la tête de laquelle se trouvaient des socialistes — ont tous deux été sévèrement affaiblis au cours des décennies suivantes, ce qui rend plus difficile une opposition collective efficace. Le sujet noir s’est fragmenté à la fin des années 1980, en partie par cela même qu’il a réussi à ouvrir différentes parties de la société britannique aux minorités racisées.

Les groupes de minorités racialisées, issus de l’Asie du Sud, de l’Afrique et des Caraïbes, qui s’étaient rassemblés autour de l’idéologie de la négritude politique (« political blackness ») pour se confronter à un racisme omniprésent basé sur la couleur se sont fragmentés, chaque groupe ayant réalisé des progrès divers au sein de la société britannique. En conséquence, les fondements structurels qui liaient cette alliance des pauvres racialisés se sont dissipés, en même temps que se dissipait le moment politique de la décolonisation et de la lutte pour les droits civiques, laissant peu de possibilités aujourd’hui d’un retour à la politique antiraciste de la négritude.

Dans le même temps, alors que la classe sociale reste une source fondamentale d’inégalité, le sujet ouvrier qui a brièvement émergé à la fin des années 1970 et au début des années 1980 a également été complètement vaincu. En outre, l’idée du socialisme en tant que projet politique émancipateur a perdu une grande partie de son attrait avec l’effondrement des régimes socialistes d’État en Europe de l’Est à la fin des années 1980, de sorte qu’aujourd’hui, elle n’a guère de prise sur de larges pans de la classe ouvrière. Et le parti traditionnel de la classe ouvrière — le parti travailliste —, conscient de ces changements, a depuis longtemps abandonné son engagement à construire une société socialiste démocratique.

Dans cet interrègne, d’autres courants intellectuels ont tenté de combler le vide au sein du parti travailliste, notamment Blue Labour, qui a influencé la formulation plus récente d’Ed Miliband : « One Nation Labour ». Les fondateurs intellectuels du Blue Labour, parmi lesquels Maurice Glasman, ont parlé des « paradoxes de la tradition travailliste », affirmant que le parti doit « s’attaquer à la crise de sa philosophie politique et retrouver sa raison d’être historique » en « reconstruisant une relation forte et durable avec le peuple ».

Leur théorie est que les électeurs de la classe ouvrière seront ramenés au parti travailliste par une redécouverte de ses racines socialement conservatrices, avec une approche qui met l’accent sur la famille, la foi et le drapeau. Cependant, un tel message conservateur est susceptible de ne trouver un écho qu’auprès de certaines catégories de travailleurs, notamment ceux qui sont préoccupés par les questions de race, d’immigration et d’Europe entre autres. Et sa conception plutôt étroite de la classe ouvrière omet notamment de considérer comment un tel message pourrait jouer auprès d’une classe ouvrière en Angleterre qui se caractérise aujourd’hui de plus en plus par sa diversité ethnique.

Ce que ces intellectuels travaillistes n’ont pas reconnu non plus, c’est le pouvoir structurant du racisme dans toute la société britannique, y compris au sein de la classe ouvrière, et la mesure dans laquelle les conceptions du « peuple » ont été profondément racialisées. Tout projet politique progressiste qui tente d’invoquer les notions de peuple aujourd’hui doit chercher activement à reconnaître cette histoire contradictoire et complexe du racisme, et à trouver des moyens de la dépasser et de surmonter ses effets structurants dans la conjoncture actuelle.

Quelles leçons théoriques et politiques pouvons-nous donc tirer d’un ouvrage de sociologie historique dans le contexte d’une actualité de plus en plus précaire ? Edward Palmer Thompson — le grand historien de la classe ouvrière anglaise — a remarqué que « L’histoire est une forme dans laquelle nous nous battons, et dans laquelle beaucoup se sont battus avant nous. Et nous ne sommes pas non plus les seuls à nous y battre. Car le passé n’est pas seulement mort, inerte, enfermant ; il est aussi porteur de signes et de preuves de ressources créatives qui peuvent nourrir le présent et préfigurer le possible. »

J’espère que Racism, Class and the Racialized Outsider pourra contribuer à rétablir le lien entre la classe ouvrière contemporaine d’Angleterre — asiatique, noire et blanche — et les luttes pour la démocratisation, la justice sociale et l’égalité menées par leurs ancêtres, tout en leur fournissant des indices sur la manière dont ils peuvent écrire leur propre histoire.

*

Jagdish Patel travaille comme photographe et écrivain à Londres et à Nottingham. Il a travaillé dans le secteur caritatif avec différentes communautés, notamment pendant dix ans en tant que directeur adjoint de l’organisation caritative de défense des droits de l’homme Monitoring Group. 

Cet entretien a été publié initialement sur https://mediadiversified.org.

Traduction : Sylvestre Jaffard.