[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Les meilleurs livres 2022 de la rédaction du Comptoir

livre

Lien publiée le 22 décembre 2022

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Les meilleurs livres 2022 de la rédac’ – Le Comptoir

Comme lors des années précédentes, au Comptoir, nous avons voulu joindre l’utile à l’agréable et vous proposer une sélection de livres sortis dans le courant de l’année 2022 : Jacques Rancière, Olivier Roy, Gérard Bensussan, Toshio Saeki. Ces ouvrages sont ceux que la rédaction a trouvé, pour diverses raisons, les plus intéressants et passionnants à lire. Ils sont à l’image des affinités esthétiques, politiques et intellectuelles de l’équipe.

Ombres et lumières de la philosophie hégélienne [1]

Quoiqu’il soit l’un des plus grands penseurs de la modernité, on ne s’attaque pas à la lecture de Hegel sans une très solide formation. La philosophie qui ne dévoie pas son titre pour donner à des opinions simplistes l’éclat d’un prestige usurpé – on pense évidemment à ces discoureurs en quête de gloriole médiatique, ceux qui passent davantage de temps sur les plateaux télé que dans les bibliothèques et les lieux de savoir : le pédant Michel Onfray, le maladif Raphaël Enthoven, le gnagnan Frédéric Lenoir, et quelques autres – bref, quand elle s’attache à rester à la hauteur de sa tâche sans sacrifier à la mode des bavardages idéologiques ambiants, la philosophie peut rebuter par la technicité de ses concepts et la complexité de ses arguments. C’est notamment le cas de Hegel, dont l’œuvre est réputée pour être l’une des plus difficiles d’accès. Pour autant, les héritiers et les commentateurs ne manquent pas, et les rayons de philosophie des bonnes librairies ne sont jamais dépourvus de quelques récentes parutions s’attachant à introduire ou à simplifier (autant que faire se peut) la pensée du maître. Peu de philosophes peuvent compter sur une bibliographie de commentaires et d’ouvrages introductifs aussi large (pour s’en convaincre, qu’on aille faire un tour au rayon Hegel de la librairie Vrin, l’antre de la philosophie à Paris, place de la Sorbonne).

Travaillant dans la confidentialité de la recherche sérieuse en philosophie, Gérard Bensussan, professeur émérite à l’université de Strasbourg et spécialiste de la pensée allemande (Marx, Schelling, Heidegger…), vient d’ajouter à l’édifice des études hégéliennes sa propre pierre ; et quelle pierre ! C’est l’ouvrage d’un philosophe arrivé à maturité. Du haut de ses 74 ans, Bensussan compte une vingtaine d’ouvrages et de traductions à son actif. C’est seulement à l’issue d’un tel parcours qu’il se sent en capacité de se mesurer directement au géant Hegel. Se mesurer, c’est-à-dire non pas seulement commenter, restituer ou introduire, mais se confronter, se déterminer face à Hegel. Et en effet, seule l’expérience d’un penseur solide et chevronné autorise une telle confrontation, un face-à-face direct, par l’écriture d’un livre. Miroirs dans la nuit se compose en deux parties, qui sont comme deux versants en miroir, précisément, que l’auteur fait vaillamment scintiller au cœur de cette nuit de la modernité tardive à laquelle, par anticipation, Hegel s’est voué à fixer quelques lueurs.

Le premier versant s’intitule « Lire Hegel ». Bensussan y relate son expérience de lecture, qui est celle de toute une vie de philosophe. Lecture à la fois personnelle et rigoureuse, magistralement récapitulative, qui interroge la possibilité de penser Hegel sans se laisser happer définitivement par un système dont l’auteur avertit que, s’il semble répondre à la tâche impartie à la philosophie – et qui consiste à « exiger du monde un peu de réalité » –, il est en même temps le fruit d’une œuvre qui « l’exhausse trop loin d’elle-même ». La question est de pouvoir lire et entendre Hegel sans lui céder : « Tenir contre Hegel la position de l’extériorité. » Le second versant de l’ouvrage, intitulé « Sortir de Hegel », retrace le parcours de la pensée post-hégélienne, depuis la mort du maître, du vieux Schelling aux jeunes-hégéliens, puis à Nietzsche et Rosenzweig. Très ramassée, cette seconde partie retrace une époque où se déploie une densité de pensée exceptionnelle, où l’on érige Hegel en figure incontournable et absolument décisive de la modernité, et où l’on instaure en même temps ce syntagme, « sortir de Hegel », comme un mot d’ordre qui déterminera la philosophie européenne du XXe siècle. Mot d’ordre de la philosophie allemande dans un premier temps, de Feuerbach à Nietzsche, de Marx à Heidegger, puis, au tournant des années 1950, mot d’ordre qui devient également celui de la philosophie française en ébullition, de Althusser à Foucault, de Lévinas à Deleuze. En résumé, un très grand ouvrage sur l’hégélianisme et la difficile possibilité de ne pas lui laisser le fin mot.

Maxime Roffay

Normes et valeurs en crise [2]

Nouvel et brillant essai d’Olivier Roy qui nous habitue depuis des années à des analyses à contre-courant en appréhendant tout en finesse les enjeux culturels et religieux dans leur complexité. Olivier Roy, est auteur de nombreux essais sur l’Islam, le Moyen-Orient et la religion. Ce nouveau texte traite d’une crise culturelle contemporaine, celle des normes et des valeurs, qui secoue le monde entier. Elle touche dominants et dominés, car la déculturation est un phénomène naturel mais qui cesse de l’être lorsque l’acculturation ne vient pas combler le vide laissé. De l’Inde à l’Amérique, de la Chine au monde musulman, en passant par l’Europe, personne n’est à l’abri du déracinement, ce mal absolu dont parlait Simone Weil.

Les conflits de valeurs se multiplient, Internet n’est qu’un symptôme de l’affaiblissement de nos structures sociologiques et de nos liens sociaux. Les « cultural war » se nourrissent de la désocialisation et de la déterritorialisation qui caractérisent aujourd’hui le quotidien de millions de personnes sur terre. Cette crise culturelle couvre également la crise de l’identité où notre capacité de transmettre aux autres générations est enrayée. Seule reste l’insistance sur l’identité individuelle qui affabilité toute mobilisation collective. Aux États-Unis, peu de mobilisation pour le droit à l’avortement alors que tous les sondages montrent qu’une majorité d’électeurs s’opposent à son interdiction. Au contraire, dans les campus, la mobilisation jaillit pour la défense des identités, comme l’accès aux toilettes non-genrées, ou bien pour le déboulonnage des statues de généraux sudistes esclavagistes. Si le soutien au droit à l’avortement se traduit dans les urnes, il n’entraîne pas de nouvelles formes de militantisme.

Nos manières de vivre comme nos orientations collectives sont en jeu. Loin de procurer plus de liberté et d’émancipation, le nouveau monde ultralibéral conduit à une inexorable production de normes qui entravent nos libertés.

Shathil Nawaf Taqa

La politique contre la police [3]

Dans son dernier recueil d’entretiens, Les Trente Inglorieuses, Jacques Rancière aborde de nombreux sujets en lien avec l’actualité dont le consensus libéral obligatoire, la montée du racisme des élites ou encore la question de la politique qu’il oppose à celle de la police.

Tout d’abord, le philosophe cherche à définir ce qu’il nomme le consensus : il le définit comme l’ère de la fin des idéologies, plus précisément celle de la fin de l’histoire théorisée par Fukuyama. Ainsi, l’Histoire aurait expérimenté différents régimes politiques, et sa forme la plus accomplie serait la démocratie représentative libérale. Dans un corps social où règne la nécessité du Capital, nous ne questionnons plus la propriété des moyens de production, et nous laissons donc la déstructuration de la vie collective se faire, ce qui permet l’apparition d’un bouc émissaire : l’islam. À l’encontre de nombreux intellectuels de gauche devenus réactionnaires, Rancière assimile le populisme à un racisme d’en haut qui attribue des passions identitaires au peuple.

Dans un second temps, Rancière analyse les retombées politiques du 11 septembre 2001 : dans un corps social où l’ennemi n’est plus l’exploiteur, la police remplace la politique. Si la première signifie l’effectuation d’une manière d’être commune, la seconde renvoie à la polémique sur le commun. Tandis que la lutte des classes était majeure au XXe siècle, Rancière voit dans le XXIe siècle l’avènement d’un kantisme qui entérine le primat du droit comme primat de la morale : c’est dans ce cadre normatif que les sociétés occidentales empêchent la démocratie d’advenir, puisque ce sont les politiques professionnels qui s’occupent de la chose publique, alors que les citoyens se contentent « d’être libres tous les cinq ans » (Rousseau) et de se consacrer exclusivement à leur vie domestique.

Enfin, le philosophe cherche à nous éclairer sur différents mouvements sociaux importants d’après-guerre dont Mai 68, les grèves de cheminots ou encore Nuit Debout. Avec un ton polémique, l’essayiste souhaite s’opposer aux stratégies linéaires de prises de pouvoir très prisées par certains marxistes. À l’encontre de cette tradition léniniste, Rancière fait de la politique le lieu de la création de nouvelles formes d’espaces et de temporalités : contre une logique ternaire orthodoxe (prise de pouvoir, dictature du prolétariat, communisme), l’auteur vante l’occupation de lieux symboliques, comme Wall Street, qui met en place le pouvoir immanent des égaux.

À l’heure où le confusionnisme politique fait des dégâts, Jacques Rancière nous propose un essai remarquable qui réhabilite la démocratie réelle et horizontale, faisant feu de tout bois contre le régime représentatif bourgeois et le millénarisme d’une certaine tradition communiste.

Sacha Cornuel Merveille

Les couleurs du vice [4]

À la fois peintre, dessinateur et illustrateur, Toshio Saeki (1945-2019) s’est imposé comme une figure phare et avant-gardiste du courant ero-guro (érotisme grotesque) aux côtés des mangakas Suehiro Maruo, Shintarō Kago ou Hideshi Hino. Après un premier opus publié en 2016 (Rêve Ecarlate) et un deuxième en 2019 (Red Box) les éditions Cornelius poursuivent la publication de l’anthologie des œuvres du maître avec Fièvres Nocturnes, recueil d’illustrations de la période 1972-1974.

L’on y retrouve les visions cauchemardesques soutenues par une ligne claire et des aplats de couleur qui constituent le style unique de Saeki, reconnaissable entre mille. S’inspirant à la fois de l’art des estampes érotiques japonaises (shunga) et du folklore des créatures surnaturelles (yôkai) il bouscule les habitudes esthétiques et les certitudes morales du lecteur en l’invitant à plonger son regard dans le gouffre bariolé des désirs bizarres et monstrueux. Car c’est l’autre particularité de Saeki : mêler le macabre à l’humour, la cruauté à l’onirisme, l’étrange au sensuel.

Ainsi, des obsessions fantasmatiques où des démons martyrisent de jeunes écolières en s’immisçant dans leurs rêves ou dans leurs chambres, où un père de famille tranche le bras d’un garçon trop entreprenant avec sa fille dans l’hilarité générale, où un autre malotru est décapité avec un vinyle, où des oni (diables) sortent des toilettes ou des salles de bain pour terroriser leurs victimes, où une ninja perverse malmène un écolier, où des membres sanguinolents gisent à côté d’individus ricanant, où de drôles de médecins sont adeptes du Shibari, où des langues s’allongent démesurément pour explorer toutes les parties du corps…

Quant aux Philistins qui seraient plus enclins à interdire ce genre de livre qu’à risquer de s’y aventurer, laissons le mot de la fin à l’éditeur Jean-Louis Gauthey : « Il y a dans la puissance d’évocation de Saeki quelque chose de trop effrayant pour les esprits conformistes, quelque chose de plus agressif même qu’une image ouvertement pornographique. Nos sociétés qui se revendiquent « libérées » semblent plus que jamais avoir un problème avec les forces orageuses de l’inconscient, s’enfermant dans le déni, incapables de regarder l’art pour ce qu’il est. En suivant cette logique puritaine qui pratique une forme d’auto-suspicion dans laquelle chacun se rend coupable des images mentales qu’il produit, il faudrait légiférer sur les rêves et rendre les cauchemars illégaux… »

Sylvain Métafiot

Nos Desserts :