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La réforme des retraites, symbole d’une crise de régime

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Lien publiée le 7 mars 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

La réforme des retraites, symbole d’une crise de régime | Mediapart

La brutalité, l’entêtement et la désinvolture de l’exécutif exposent le pays à de grands dangers démocratiques. Seul un alliage entre démocratie politique et démocratie économique pourrait s’imposer comme alternative à la décomposition du système de la Ve République.

Article en accès libre de Mediapart

Fabien Escalona et Romaric Godin

ProvocationsProvocations, méprismensonges et brevets de respectabilité à l’extrême droite. Voilà le cocktail particulier dont a usé l’exécutif en amont de la journée de mobilisation du 7 mars contre la réforme des retraites. Emmanuel Macron, son ministre du travail Olivier Dussopt et le porte-parole du gouvernement Olivier Véran ont accumulé les déclarations propres à faire enrager celles et ceux qui ont compris que leur projet de loi était à la fois dispensable, régressif et injuste.

Ces propos, vexatoires, approximatifs ou carrément dénués de sens, sont l’apothéose provisoire d’une gestion catastrophique de cette réforme sur le plan démocratique. Pour mieux la faire passer, le parlementarisme a en effet été muselé grâce à l’usage contestable de l’article 47-1 de la Constitution. Et l’exécutif n’a cessé de dénier toute légitimité aux foules manifestantes et aux corps intermédiaires que sont les syndicats, dont les mobilisations ont confirmé toutes les enquêtes attestant d’un refus massif de l’opinion publique.

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© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Comment comprendre une telle violence obstinée de la part de l’exécutif ? Quel sens donner à la désinvolture dont il fait preuve quant aux conséquences d’un tel épisode ? À notre sens, la clé est double. 

Il y a d’une part des raisons économiques, liées aux contradictions immenses développées par le capitalisme contemporain, plongé dans une phase néolibérale tardive. Et il y a d’autre part des raisons politiques, liées au rapport de la Macronie au pouvoir et au « totem d’immunité électorale » dont elle se croit détentrice. Toutes se combinent pour manifester et accélérer une dangereuse crise de régime, déclinaison française des difficultés qui affectent l’ensemble des démocraties occidentales.

Des ressources de légitimation raréfiées

Par « crise de régime », nous ne suggérons pas que la Ve République joue sa survie à court terme. Simplement, ses élites dirigeantes subissent une crise rampante de légitimation, qui se perpétue, s’incruste, s’approfondit et déborde sur l’ensemble du cadre institutionnel. Elle se traduit par une séparation radicale – « d’esprit et de corps », pourrait-on dire – entre la communauté civique et sa classe politique. Avec pour effets délétères de nourrir les tentations autoritaires et de retarder la préparation collective du pays aux chocs de l’époque.

La réforme des retraites participe complètement de cette spirale négative et de ses causes, d’abord par son côté « fait du prince ». Les pouvoirs du chef de l’État sous la Ve République sont exorbitants, et la pratique des pouvoirs successifs a conforté cette primauté présidentielle. Celle-ci, critiquée dès les origines du régime, est devenue de plus en plus décalée au regard d’une société dont l’exigence démocratique s’est élevée, et qui exprime en tout cas régulièrement une demande d’écoute et de participation.  

Emmanuel Macron a fait fi de ce décalage, en répétant ad nauseam qu’il détenait une légitimité électorale et que cela suffisait à rendre la réforme acceptable. C’est bien sûr oublier que, comme en 2017, il restait l’unique choix disponible pour empêcher une victoire de l’extrême droite, après une campagne au demeurant atone, durant laquelle il s’est soustrait au débat. C’est oublier encore que l’électorat des législatives, en juin dernier, l’a privé de sa majorité absolue à l’Assemblée.

Même s’il avait gagné haut la main un scrutin moins biaisé, une haute conception de la démocratie devrait faire de celle-ci un exercice continu, sans la réduire à des échéances électorales transformées en « blancs-seings » pour ceux qui les remportent. Mais comme on peut le vérifier une fois de plus, le président reste imprégné de la culture « décisionniste » et monopoliste du pouvoir qui s’est épanouie tout au long de la Ve, et avec laquelle il n’a jamais eu l’intention de rompre.

Imbriqué à cet archaïsme institutionnel qui avait déjà sauté aux yeux pendant la pandémie, un autre facteur a nourri le divorce entre la représentation nationale et le peuple, que la réforme des retraites illustre on ne peut mieux. Il s’agit de la transformation du modèle économique et social du pays dans un sens néolibéral, depuis quatre décennies maintenant. Privatisations, marchandisation et mise en concurrence ont obscurci l’horizon commun, nourri une dynamique inégalitaire et précarisé les existences.

Les résistances à cette marche implacable ont été récurrentes et massives, mais toujours contournées par les grandes forces gouvernementales autrefois incarnées par les socialistes et les héritiers du gaullisme. Le fait que ces partis soient devenus des pétaudières épuisées, liquidées en cinq petites années, témoigne de la crise de régime dont nous parlons.

À cet égard, une scène du débat parlementaire de la réforme des retraites a été parlante. Il s’agit du moment où l’ancien socialiste Olivier Dussopt s’est vu poser la même question qu’il avait adressée en 2010 au ministre de droite Éric Woerth, s’insurgeant à l’époque contre le passage de l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans. Treize ans plus tard, les voici tous les deux dans la même majorité, sorte de « grande coalition » à la française, pour faire adopter le passage à 64 ans.

Si l’épisode des retraites illustre si bien une Ve République à bout de souffle, c’est parce qu’il met ainsi en lumière l’existence d’un gouvernement de concentration néolibérale, agglomérant des fidèles de la première heure de l’entrepreneur politique Macron et des pièces rapportées opportunistes, forcé d’user de toute la verticalité offerte par le régime pour imposer son agenda radicalisé à une société qui n’en veut pas.   

Pourquoi le pouvoir est-il si méchant ? 

En somme, la réforme des retraites de 2023 se présente comme la quintessence de tout ce qui heurte l’esprit de la démocratie et de la justice sociale dans le régime actuel. Une fois cela constaté, il faut admettre qu’un seuil a été franchi, qu’il s’agit d’expliquer. Auparavant, les craintes d’éruptions sociales ou d’une sanction des urnes jouaient en effet un rôle régulateur, qui semble avoir disparu de l’horizon de l’exécutif.

Si les politiques néolibérales se sont bien imposées en France, ce n’est pas sans avoir tenu compte de l’opposition de l’opinion. En 1986, le projet de révision des régimes spéciaux a été abandonné après la grande grève de la SNCF. En 1994, devant les manifestations étudiantes, Édouard Balladur a renoncé au projet de « Smic jeune ». Des mouvements sociaux ont aussi eu raison de la réforme des retraites Juppé de 1995 et du « contrat première embauche » de Dominique de Villepin en 2006.

Les gouvernements avaient dû alors passer par d’autres voies moins propices à la contestation de masse, comme les privatisations, la libéralisation de la finance, la baisse des cotisations ou la réforme de l’assurance-maladie. Certains avaient même choisi de « compenser » le cours néolibéral de leur politique par des mesures comme le revenu minimum d’insertion, le maintien d’un régime d’assurance-chômage assez protecteur ou la réduction du temps de travail.

Ces stratégies tranchaient en tout cas avec l’intransigeance et la confrontation directe que le gouvernement met en scène aujourd’hui. Emmanuel Macron avait certes prévenu. Dans son livre-programme Révolution (XO éditions, 2016), il se présentait comme l’antithèse de ce chemin français, qui aurait empêché le pays « de s’adapter à la marche du monde ». Mais s’il est passé si facilement de la parole aux actes, c’est pour trois grandes raisons. 

  • Soutenir des profits menacés

Le premier ressort est économique, et découle du fait que la crise capitaliste s’est approfondie à partir de 2020. La baisse continuelle des gains de productivité et la dépendance du secteur privé au soutien permanent de la puissance publique sont deux des caractéristiques principales de cette crise.

Il en résulte une double nécessité pour le capital et ses alliés : d’un côté, maintenir la pression sur le salariat afin de rendre le travail peu productif rentable pour les entreprises ; et, de l’autre, réduire l’État social afin d’en transférer les ressources vers le secteur privé.

En d’autres termes, il s’agit de discipliner les travailleurs et les travailleuses pour leur faire accepter des tâches dégradées et mal payées, et de réduire les dépenses sociales pour financer les baisses d’impôts et les subventions aux entreprises. Pour les élites économiques, ce sont les conditions incontournables sous lesquelles peut se poursuivre l’accroissement des profits et de l’accumulation du capital. 

Or la réforme des retraites présentée par le gouvernement Borne répond précisément à ces deux conditions, par ailleurs politiquement inavouables. Elle va exercer une pression complémentaire de la réforme de l’assurance-chômage sur l’ensemble du monde du travail, tout en dégageant des ressources pour financer les allègements fiscaux supplémentaires promis au patronat.

Voilà pourquoi l’exécutif s’est converti, en l’espace de trois ans, à une réforme « paramétrique » jouant sur l’âge légal de départ à la retraite, plus efficace pour parvenir à ces résultats, alors même que le chef de l’État fustigeait jadis « l’hypocrisie » de ce levier.  

  • Protéger le cœur doctrinal du macronisme

Dans ces conditions, la position d’un gouvernement dévoué aux intérêts du capital privé ne peut que se durcir. D’autant que l’on touche là au cœur de l’identité de ce pouvoir. Depuis son arrivée à l’Élysée, et même avant, Emmanuel Macron a beaucoup changé d’idée sur de nombreux sujets. Mais il est resté ferme et cohérent sur un point : celui du soutien indéfectible à la rentabilité du secteur privé.

Aussi n’a-t-il jamais envisagé de remettre en cause ni les réformes du marché du travail ni la baisse de la fiscalité du capital, quand bien même les études d’évaluation doutaient de leur efficacité. Si on lit la réforme des retraites comme la poursuite de cette politique, on comprend mieux la radicalité de l’exécutif : y renoncer, ce serait toucher à cette identité, autrement dit à sa seule vraie fonction politique. 

Il y a donc pour le macronisme un enjeu existentiel dans la réforme actuelle. Dans ce cadre, l’humiliation et la délégitimation du mouvement social représentent des formes indissociables de ce courant politique. Ses références ici restent évidemment la répression des grèves de mineurs par Margaret Thatcher en 1984-1985, et la mise au pas de la Grèce entre 2010 et 2015.

L’objectif est de réduire par tous les moyens les résistances aux politiques favorables au capital, amenées à encore se renforcer dans les prochaines années. 

  • Le totem d’immunité électorale

Des circonstances politiques favorisent ce comportement jusqu’au-boutiste vis-à-vis du mouvement social. Pour dire les choses simplement, le pouvoir est persuadé de pouvoir éviter une sanction électorale. Ce qui modérait l’ardeur des gouvernements des années 1990 et 2000 en France ne relevait peut-être pas tant d’une conviction, que de la crainte d’être chassés du pouvoir – et de fait, l’alternance s’est matérialisée à plusieurs reprises.

La situation a cependant changé. Le paysage politique est devenu tripolaire, et la gauche fait figure de tiers exclu d’un duel final opposant une droite néolibérale et une droite identitariste. Par deux fois, Emmanuel Macron a été élu à l’issue d’un face-à-face avec une extrême droite lepéniste rejetée par une majorité de Français, et brillant par ailleurs par son incompétence crasse.

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Dans la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 31 janvier 2023. © Photo Laurent Hazgui pour Mediapart

Tout se passe comme s’il suffisait au camp macroniste de s’assurer d’un accès au second tour, en mobilisant une base sociale composée de classes aisées et de personnes retraitées, certes réduite mais influente et très participationniste en comparaison des jeunes et des milieux populaires. Une fois cette étape franchie, le pouvoir lui (re)tombe dans les mains tel un fruit mûr, grâce aux citoyens soucieux de s’éviter une expérience ouvertement autoritaire et xénophobe

Muni d’institutions hors normes et d’un totem d’immunité électorale, pratique pour servir les intérêts sociaux et la logique économique qui font son identité, le macronisme a tout pour sombrer dans la démesure – ce que les Grecs anciens appelaient « l’hubris », soit le sentiment de pouvoir défier les dieux en surestimant son propre pouvoir.

Un jeu dangereux avec l’extrême droite

Même dans ses accès de toute-puissance, le pouvoir sait bien, cependant, que cet équilibre est précaire. Le fait de n’avoir obtenu qu’une majorité relative en juin dernier, avec une union de la gauche faisant jeu égal au premier tour à l’échelle du pays, en a été l’indice alarmant.

Cela fournit à l’exécutif une raison stratégique de contribuer activement à la préservation du totem d’immunité, à laquelle il faut ajouter une culture politique appauvrie, d’une génération et d’un camp social qui n’ont rien eu à conquérir sur le plan démocratique. Une situation qui tranche avec les épisodes de l’affaire Dreyfus ou du Front populaire, lorsque la bourgeoisie républicaine avait su s’entendre avec la gauche (qui s’affichait clairement collectiviste à l’époque !) afin d’empêcher le camp de la réaction de faire main basse sur le régime.

Cette conscience historique semble avoir presque entièrement déserté les rangs de la Macronie. Désormais, au contraire, la gauche est sans cesse diabolisée en « extrême », au même titre que son supposé pendant de droite, quand elle n’est pas encore plus fustigée que la seconde. Tout est utile pour empêcher qu’elle puisse jamais représenter une alternance crédible et acceptable, au risque que la droite identitaire puisse s’emparer de ce statut.

Ce jeu dangereux était déjà visible en temps de campagne électorale, lorsqu’une rhétorique du « péril rouge » a été activée. Il s’est poursuivi dans l’enceinte de l’Assemblée, avec la normalisation inédite du Rassemblement national (RN) et de ses 89 députés. Et il éclate plus que jamais au cours de la bataille sur les retraites, qui s’avère décidément un précipité remarquable des tendances les plus inquiétantes de notre vie politique.

Les concours de politesse à l’Assemblée ont ainsi été l’occasion de montrer une forme de « front de la bienséance » où se sont rejoints RN et macronistes. Pour preuve, lorsqu’un député insoumis a accusé Olivier Dussopt d’« assassin », ce dernier aurait, selon Le Monde, été touché par la défense appuyée de Marine Le Pen. « Merci pour vos mots », lui aurait soufflé le ministre, avant d’affirmer carrément et publiquement qu’« elle a été bien plus républicaine que beaucoup d’autres dans ce moment-là ».

Cet épisode illustre une stratégie généralisée qui se déploie dans d’autres domaines, par exemple sur la question du « wokisme ». Ce faisant, la Macronie tente d’établir une forme de dualisme politique qu’elle croit maîtriser à son profit, mais fait courir des risques inconsidérés au pays tout entier. Ce qui s’est passé en Italie, avec l’arrivée d’une responsable post-fasciste à la tête du gouvernement, a illustré la responsabilité des courants politiques « mainstream » dans la normalisation de l’extrême droite.

Si ce jeu est si dangereux, c’est parce qu’il saborde les conditions mêmes de sa perpétuation : comment appeler tous les cinq ans au « sursaut républicain », si ce qui est « en dehors du champ républicain » inclut les électeurs et les électrices qui se reconnaissent dans la gauche, et sont appelés à voter pour le candidat néolibéral ?

De fait, la stratégie d’Emmanuel Macron s’affaiblit à mesure qu’elle se déploie. Aussi faut-il peut-être l’interpréter de façon encore plus terrible. Si la priorité de la majorité présidentielle est d’imposer une politique favorable aux intérêts du capital, alors il est concevable que cela suppose la mise au pas du mouvement social et même la marginalisation de la gauche politique, avec pour risque assumé une alternance avec l’extrême droite.

Après tout, cette dernière ne viendrait pas menacer les réformes, puisqu’elle accepte parfaitement le cadre néolibéral, surtout si le mouvement social est durablement affaibli. L’hubris de l’hôte de l’Élysée semble donc reposer sur la certitude de « gagner » à tous les coups : soit son totem d’immunité électorale fonctionne, soit il perd dans les urnes, mais ses réformes sont pérennisées.

Emmanuel Macron semble de facto reprendre la vieille idée néolibérale de « neutralisation » de la démocratie que l’on retrouve chez Hayek ou Friedman. Mais il porte dès lors la responsabilité, bien plus que la gauche, d’un risque de victoire de l’extrême droite. Un risque croissant, dans la mesure où cette dernière accumule les ressources au cœur des institutions, et pourra se présenter en recours face à la crise de légitimation que tous les gouvernants ont reproduite depuis les années 1980.

Comment sortir de ce piège dans lequel le macronisme emporte le pays ? D’abord par la résistance à la réforme qui, dès lors, prend un caractère également politique et crucial pour notre démocratie. Ensuite par l’entretien de ce mouvement au-delà d’un possible entêtement du gouvernement, pour porter sur la durée une exigence de démocratisation de l’économie.

De fait, les vulnérabilités du pays sont nombreuses face au dérèglement climatique, ou encore aux attaques des modèles politiques pluralistes entretenues par les régimes autoritaires, que ce soit sur le terrain de l’information ou en jouant des interdépendances qui se sont nouées sous la globalisation néolibérale. Pour cela, il y a besoin d’un projet, sinon apaisant, en tout cas inclusif et juste, qui rapatrie les grandes décisions de production et d’investissement dans le giron de l’intérêt général.

Gauche politique et mouvement social ont donc leurs destins liés, et celui d’un avenir démocratique du régime avec eux, dans ce combat contre la réforme des retraites qui prend les allures d’un combat politique majeur.