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Petite chronique de lutte à l’incinérateur d’Issy-les-Moulineaux

retraite

Lien publiée le 15 avril 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

1 – La grève et son contexte

Dans la lutte contre la réforme des retraites que Macron veut nous imposer, la filière des déchets joue un rôle important. Depuis le début, et particulièrement à partir du 7 mars, les travailleurs/ses de ce secteur ont réagi par la lutte, avec des grèves reconductibles. A Paris, les ordures ménagères se sont accumulées sur les trottoirs, suscitant notamment le mécontentement du patronat du tourisme et de la restauration, assez influent dans la capitale. Dans la filière des déchets, les usines d’incinérations jouent un rôle particulier. L’Isséane – l’usine d’incinération des déchets d’Issy-les-Moulineaux – fait partie d’un ensemble de trois usines en région parisienne, avec l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (connu comme le plus gros incinérateur d’Europe) et celui de Saint-Ouen. C’est la lutte à l’Isséane que vise à présenter cette petite chronique en plusieurs articles. Cet article est le premier de la série.

Le 21 mars 2023

Le contexte général de la lutte

Le travail à Issy consiste principalement à brûler les ordures ménagères qui sont collectées par les éboueurs territoriaux, ainsi que les entreprises du secteur privé. Les ordures sont incinérées à cette usine d’Issy-les-Moulineaux. Elles sont brûlées pour fabriquer de l’énergie. L’usine fabrique de l’électricité pour ses propres besoins (son autoconsommation) mais aussi pour en revendre à EDF. De plus, elle envoie de la vapeur au réseau de chaleur de la CPCU[1], en charge du chauffage de la région parisienne.

Le site de l’Isséane compte à ce jour 82 salarié.es, regroupé.es autour de six équipes de six personnes (36 personnes au total) qui travaillent en 3×8, donc sur un roulement. La présence journalière est d’environ 56 personnes, divisées entre les salarié.es en 3×8 et une vingtaine de membres du personnel à la journée, pour la maintenance et l’administration (les administratifs/ves de la maintenance d’une part ; et administratifs/ves de l’administration d’autre part).

C’est un personnel globalement jeune : à part une petite vague de quelques personnes partant à la retraite, l’essentiel des effectifs est aujourd’hui constitué d’une nouvelle population, toute jeune, qui arrive dans l’entreprise. Les métiers, souvent très difficiles, sont peu féminisés. Parmi les métiers techniques, à l’exploitation, le personnel ne compte que trois femmes : une femme au poste de pesage des déchets en 3×8 ; une autre agente de quai, dont la fonction consiste à s’assurer de la sécurité lorsque les camions déchargent sur les fosses ; et une troisième aux services généraux. On trouve plus de femmes, de façon plus classique, dans les milieux administratifs.

L’usine d’incinération d’Issy-les-Moulineaux a la particularité d’être enterrée, pour se fondre avec le paysage, condition présidant à sa construction en 2007. L’usine est construite jusqu’à -31 mètres sous la Seine. En plus de la dureté du régime en 3×8, les travailleurs/ses sont contraint.es de travailler sous terre, c’est-à-dire sans lumière du jour pendant toutes leurs heures de quart. A cela s’ajoute encore un autre facteur de pénibilité : beaucoup de travaux doivent être réalisés dans les installations. Ces travaux peuvent être provoqués par des problèmes de cheminement des déchets dans les installations – des « débourrages » dans le jargon du métier. Ces interventions sont manuelles, physiques. Ces métiers-là présentent donc un gros cumul de pénibilité.

Les salarié.es de l’Isséane relèvent de la convention collective de l’Energie, et font donc partie des premiers régimes spéciaux, directement visés par la contre-réforme de Macron. C’est le même statut que celui des électriciens et gaziers. Cette convention a pu être conservée, car historiquement les trois usines d’incinération (Issy-les-Moulineaux, Ivry et Saint-Ouen), étaient TIRU[2]-EDF. En 1985, le site a été privatisé avec la création de TIRU S.A., suite à la volonté du Syctom de l’agglomération parisienne[3] de donner la gestion de ses usines à une société autonome[4]. Après plusieurs étapes, la TIRU est devenue filiale à 100% de Dalkia[5], au sein du groupe EDF. Et au moment de la privatisation de la TIRU dans les années 1980 déjà, une première bataille a eu lieu, pour conserver ces acquis sociaux, permettant aux salarié.es de garder ce statut, contrairement à la plupart des autres usines de ce secteur.

Sur le site d’Issy-les-Moulineaux, la CGT représente 100% des syndiqué.es. La même situation prévaut à l’incinérateur d’Ivry sur Seine. A Saint-Ouen, la CGT n’est pas seule, puisqu’on y trouve quelques syndiqué.es CFE-CGC, mais la centrale de Montreuil est archi-dominante parmi les syndiqué.es.

La grève

Le principe de la grève a été décidé lorsque le gouvernement a présenté son projet de réforme des retraites, prétendant que cette réforme était juste, le ministre Dussopt ajoutant même, de façon grotesque et provoquante, qu’elle était « de gauche ». Ce qui a tout particulièrement fait tilt dans la tête des salariés, c’est la « suppression des régimes spéciaux ». Une syndicaliste explique : « Quand les actions ont commencé à se mettre en place, les personnes ont tout de suite été sensibles : l’avenir de leur contrat de travail… Les personnes ont été embauchées ici avec des conditions qui étaient définies ; et on leur dit aujourd’hui : ‘ça ne sera plus ça demain !’. Il n’y a pas eu besoin d’expliquer grand-chose, en fait ».

A partir du 19 janvier, les travailleurs/ses de la TIRU d’Issy-les-Moulineaux ont suivi l’appel de leur fédération CGT, participant à toutes les journées de mobilisation. La réponse a été immédiate, dès les premiers appels de la CGT et ceux de l’intersyndicale. Mais l’élément déclencheur du mouvement de grève à l’Isséane est double : à la fois la suppression de leur régime spécial, et les deux ans de travail supplémentaire prévus dans la « réforme » de Macron. Avec celle-ci, les travailleurs/ses de l’usine qui travaillent en 3×8, en particulier, prennent cher. Autrefois, leur statut leur permettait de partir en retraite à 55 ans. Avec la « réforme » de Sarkozy[6], ils et elles ont été forcé.es à travailler deux ans de plus : 57 ans. Aujourd’hui, Macron et ses valets leur disent : « vous allez bosser jusqu’à 59 ans ». Là, la coupe est pleine, et c’est inadmissible !

Dans les AG de préparation à la grève, la compréhension des enjeux et la combativité était là. Il a été décidé d’une grève reconductible à partir de la semaine du mardi 7 mars, jusqu’au dimanche 12 inclus. La première semaine a été très bien suivie. La décision a été prise à ce moment de ne plus laisser entrer aucun camion sur le site. Par conséquent, les fours ont tourné quelques jours avec les déchets déjà stockés, jusqu’à épuisement de ces derniers. Et le vendredi 10 mars au matin, faute de déchets à brûler, l’usine s’est arrêtée. Et il y a eu une coordination avec la filière du déchet, donc on a été coordonnés avec un camarade qui couvre le périmètre des collectes des territoriaux. Donc on a synchronisé nos actions : blocage sur la collecte, et de fait, blocage à la réception des camions. Il n’y avait plus de camions qui arrivaient, parce que les collecteurs ont été aussi dans l’action rapidement.

Une AG a eu lieu lundi 13 mars, décidant la reconduction de la grève. Les travailleurs/ses territoriaux sont venu.es apporter leur soutien au piquet de grève les lundi 13 et mardi 14. La reconduction a été votée jusqu’au vendredi 17 mars. Ce jour-là, une nouvelle AG a reconduit à nouveau. D’ailleurs, le vendredi 17, il y a eu une AG sur les trois sites d’incinération de la région parisienne, qui ont reconduit la grève jusqu’au mardi 21 inclus. Il faut savoir que les trois usines d’incinération appartiennent au même périmètre syndical. C’est donc un seul syndicat CGT qui couvre les trois usines d’incinération, le SPPTE-RP, qui est affilié à la fédération mines-énergie.

Les grévistes sont en lien avec l’assemblée interprofessionnelle du sud des Hauts-de-Seine (92), à Bagneux, très présente sur le piquet de grève. Beaucoup de soutiens, le plus souvent non-grévistes, se relaient sur le piquet de grève et viennent apporter leur solidarité : parmi elles et eux, des enseignant.es, des postier.es, des travailleurs/ses de diverses entreprises du secteur privé, des chômeurs/ses, des étudiant.es, des retraité.es… Beaucoup de soutiens habitent ou travaillent à Issy-les-Moulineaux ou à Boulogne-Billancourt (de l’autre côté de la Seine). Mais certaines personnes viennent de plus loin, notamment des enseignant.es et des étudiant.es qui se rendent sur le piquet de grève parce que ça ne bouge pas dans leur milieu.

Depuis le début de la grève, et jusqu’au jour où cet article est écrit, les rapports avec la police à Issy-les-Moulineaux sont bien moins tendus qu’à l’incinérateur d’Ivry. Les Renseignements Généraux et les flics passent voir, posent quelques questions aux syndicalistes, constatent les faits et les nombres (grévistes, soutiens) et repartent faire leur rapport.

Motivé.es, motivé.es !

Lors de la visite qui a permis d’écrire cet article (le 19 mars), on percevait la forte motivation des grévistes, d’autant plus mobilisé.es que le soutien créée un engouement, une volonté de poursuivre. Ce soutien se manifeste d’ailleurs de multiples façons : nombreux coups de klaxon et des coucous par la fenêtre donnés par des automobilistes passant sur le quai, devant l’usine ; petits bonjours donnés à l’occasion d’un passage dans le coin ; et puis surtout, un nombre de soutiens important qui se relaient sur le piquet. Tout cela, tou.t.es les grévistes reconnaissent que c’est vraiment bon pour le moral.

Ce soutien est à la fois organisé et spontané. Il est organisé à la fois par l’UL et l’UD[7]. Surtout au début, il a été aussi largement spontané : des personnes sont venues parce qu’elles avaient entendu qu’une grève se déroulait. Tout un réseau de communication et d’organisation s’est mis en place, qui fonctionne maintenant très bien.

Une caisse de grève en ligne a été mise en place, diffusée notamment par le réseau militant qui s’est créé sur le piquet de grève, caisse concernant le seul site d’Issy-les-Moulineaux et qui a notamment reçu le soutien de LFI, passée sur le site pour soutenir la lutte[8]. Outre cette caisse en ligne, on peut voir, sur place, une caisse de solidarité matérialisée par une petite boite où les gens déposent la somme qu’ils peuvent… Une personne témoigne du fait que des étudiant.es sont venu.es avec leurs petits paquets de pièces de monnaie, mettant 3 euros dans la boite… Bien sûr, pour les grévistes, cette solidarité financière et la chaleur humaine qui l’accompagne sont d’une grande importance. D’un autre côté, beaucoup de soutiens comprennent qu’il est essentiel que la grève tienne bon, et l’encouragent par leur solidarité matérielle et humaine.

Parmi les soutiens syndiqués, on note la présence de travailleurs/ses de l’Energie (gaziers et électriciens) qui passent sur le site, et qui communiquent sur la grève. Le soutien fonctionne beaucoup par le bouche-à-oreille, chacun diffusant dans son réseau. On remarque aussi l’implication de fonctionnaires territoriaux, ce qui permet notamment la coordination avec les travailleurs/ses de la collecte. On apprend aussi que les premiers soutiens, dès le 7 mars, ont été les travailleurs/ses du 15e arrondissement de Paris. Ils ont posé leur piquet de grève, et leur banderole est déployée juste au-dessus de celle des grévistes de l’Isséane.

49.3 et perspectives de la lutte au 19 mars

La suite est incertaine sur le site d’Issy. Passer en mode de barrage filtrant est dans un certain nombre de têtes. Comment alors faire avec les camions ? Même si le travail reprend, il s’agirait alors de laisser les camions entrer au compte-gouttes… Mais d’un autre côté, au 19 mars, l’impression est que la grève du secteur s’étend au niveau national, avec des usines d’incinération qui commencent à se mobiliser en province. On parle en particulier de l’incinérateur de Fos sur Mer[9].

Un certain nombre de grévistes pensent que le recours au 49.3 est déjà une première victoire, quelque part, parce que la loi n’a pas été votée. A l’Assemblée nationale, le texte n’a pas trouvé sa majorité. C’est une première « satisfaction » (entre guillemets). La loi est vue comme entachée d’un manque réel de légitimité, notamment parce qu’elle a été imposée par défaut, Macron ne pouvant même pas compter sur un nombre suffisant de député.es pour la voter. Pour de nombreux/ses grévistes, cela renforce la confiance dans le combat, et cela encourage à poursuivre la lutte. En même temps, la colère des travailleurs/ses en sort aussi renforcée, ce satané article 49.3 étant la seule arme restant à l’exécutif pour imposer l’application de ce texte détesté. Parmi les grévistes et les soutiens d’Isséane – comme ailleurs – l’arrogance proverbiale de Macron renforce cette colère : des millions de personnes sont descendues dans la rue, des salarié.es se privent de salaire pour participer aux grèves, mais cela compte pour du beurre aux yeux du locataire de l’Élysée ! Il ne veut toujours rien entendre, et balaie d’un revers de main les exigences des grévistes et des manifestant.es du pays.


[1] La CPCU (Compagnie parisienne de chauffage urbain est une société d’économie mixte), filiale du groupe Engie, chargé du chauffage urbain, principalement au moyen d’un réseau à vapeur d’eau, à Paris et dans plusieurs communes environnantes.

[2] La TIRU est une filiale de Dalkia, au sein du Groupe EDF, spécialisée dans la valorisation énergétique des déchets ménagers sous forme d’électricité et de vapeur destinées au chauffage urbain ou à des usages industriels.

[3] Le Syctom est l’agence métropolitaine des déchets ménagers. C’est un établissement public administratif, institué pour le traitement des déchets ménagers en Région parisienne.

[4] Voir https://www.paprec.com/fr/l-histoire-de-tiru/. Après plusieurs étapes intermédiaires, TIRU S.A. est devenue filiale à 100% de Dalkia en 2018.

[5] Dalkia est une entreprise spécialisée dans les services énergétiques et la production d’énergie décentralisée. Elle développe notamment des énergies renouvelables alternatives (biomasse, géothermie, biogaz et énergies de récupération (valorisation de la chaleur dégagée par les sites industriels ou par les centres de données, valorisation énergétique des déchets). Dalkia est une filiale à 100 % du Groupe EDF depuis le 25 juillet 2014.

[6] Celle décidée et votée en 2010.

[7] A la CGT, UL : union locale ; UD : union départementale.

[8] https://www.leetchi.com/c/soutien-grevistes-isseane

[9] L’incinérateur de Fos sur Mer a été mis en service dégradé dès le 16 mars … C’est là où sont traités la majorité des déchets de la métropole marseillaise. Le vendredi 17 on voit des camions qui entrent et sortent au ralenti. « Mais pas de blocage de la part des salarié.es et des syndicalistes, bien que leur colère soit exacerbée après le passage en force du gouvernement ». Cf. par exemple : https://www.bfmtv.com/marseille/replay-emissions/le-12-17/fos-sur-mer-l-acces-a-l-incinerateur-perturbe_VN-202303170414.html

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2 – 30 mars au matin : le site bloqué, presque par hasard !

Dans la lutte contre la réforme des retraites que Macron veut nous imposer, la filière des déchets joue un rôle important. Depuis le début, et particulièrement à partir du 7 mars, les travailleurs/ses de ce secteur ont réagi par la lutte, avec des grèves reconductibles. A Paris, les ordures ménagères se sont accumulées sur les trottoirs, suscitant notamment le mécontentement du patronat du tourisme et de la restauration, assez influent dans la capitale. Dans la filière des déchets, les usines d’incinérations jouent un rôle particulier. L’Isséane – l’usine d’incinération des déchets d’Issy-les-Moulineaux – fait partie d’un ensemble de trois usines en région parisienne, avec l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (connu comme le plus gros incinérateur d’Europe) et celui de Saint-Ouen. C’est la lutte à l’Isséane que vise à présenter cette petite chronique en plusieurs articles. Cet article, le second de la série, raconte les évènements du début de la matinée du 30 mars.

Le 31 mars 2023

Les soutiens en première ligne

Rappelons brièvement le contexte de la lutte à ce moment. La grève a été arrêtée – suspendue – le 24 mars. Mais les soutiens sont appelé.es à relayer le mouvement avec des actions de barrages filtrants. Il s’agit d’abord de ralentir l’arrivée des camions sur le site. Le piquet reste toutefois présent depuis près d’une semaine et ralentit considérablement le stockage et l’incinération des déchets à l’Isséane. Tout était calme au cœur de la nuit : une ambiance paisible, fraternelle et sororelle, de belles rencontres entre activistes d’horizons très variés. Mais une intervention policière était annoncée aux alentours de 6h du matin. Il fallait se tenir prêt.es, et des renforts militants avaient été appelés pour y faire face.

L’incinérateur d’Issy-les-Moulineaux, jeudi 30 mars, 4h12.

AG improvisée

Vers 5h30, une AG des premières personnes présentes en soutien sur place s’est tenue devant le site, afin de se mettre d’accord sur la stratégie et des tactiques à adopter en fonction de l’évolution de la situation, notamment du nombre de soutiens et de flics, de l’attitude de ces dernier.es et des consignes qu’ils et elles auront reçues.

AG improvisée avant l’arrivée de la police. Photo : E. Dumay et Michaël Lenoir

Arrivée des flics et des camions

Vers 6h du matin, les camions devaient commencer à affluer à l’Isséane, soutenus par la police, et c’est pourquoi les soutiens étaient appelé.es à y faire face de la façon la mieux adaptée.

Vers la même heure, des hommes (très peu de femmes) en uniforme sont donc arrivé.es, teigneux/ses pour certain.es (celles et ceux qui étaient visiblement frustré.es par leur insuffisance numérique et/ou par des ordres pas assez « fermes » pour leurs « cerveaux » tendanciellement fascistoïdes ; d’autres (sans doute une majorité vu les comportements observables, semblaient plutôt bienveillant.es, voire carrément sympathisant.es.

Une grille qui coulisse mal

La grille coulissante a été (fort malencontreusement) refermée partiellement. Son positionnement permet de laisser passer des camions poubelles, mais au ralenti. Par conséquent, il s’agit non pas d’un blocage mais juste un filtrage, un barrage filtrant ; et cela n’est pas perçu de la même façon par la police et l’État. Mais l’ouverture est serrée, et cette fichue grille refuse obstinément de coulisser dans le sens de l’ouverture. Quelle malchance ! Elle reste obstinément coincée, comme pour affirmer sa solidarité grinçante avec la lutte.

Ce matin-là, l’entrée de l’incinérateur était très, très étroite pour les camions ! Photo : Michaël Lenoir

Par conséquent, ça va être difficile pour les camions de passer la grille et d’aller déposer leurs déchets à l’intérieur de l’usine : le passage d’un véhicule se joue à quelques centimètres près, de chaque côté. Il faut bien du talent pour franchir la grille dans un intervalle si serré au volant d’un camion-poubelle !

Et hop ! On le pressentait : le premier véhicule qui s’y élance s’en sort mal. Il accroche franchement, presque allègrement, la grille, et du coup bloque l’entrée pendant un petit moment ; quelqu’un observe que du choix du barrage filtrant, on est plutôt passé à l’expérimentation du barrage râpant ! De belles balafres ont amoché la carrosserie du poids lourd. Espérons que le « maladroit » qui a abîmé « son » camion – ou plutôt celui qui appartient à « ses » capitalistes – ne sera pas sanctionné. Ce sera a priori aux assurances de régler la réparation, ce qui bien sûr n’attriste personne. Mais l’incident a ralenti assez considérablement le processus et la file de camions s’allonge sur le quai du Président Roosevelt.

Peu après, sous les regards médusés des forces de l’ordre, un autre camion vient se frotter à la grille, mais plus légèrement. Les autres véhicules se sortent avec brio de cet étrange gymkhana. Chapeau, les chauffeurs ! Mais le processus est très long et certains véhicules donnent des signes d’impatience sur le quai. Derrière les grilles, des hommes en uniforme, soucieux de l’ordre public et conscients de l’importance de leur mission, cherchent à comprendre pourquoi cette fichue grille ne coulisse pas, la tripotent, se grattent la tête et, plus ou moins désespérés, baissent les bras et semblent devoir s’en remettre au chef. Celui-ci, normalement, devrait savoir… puisque c’est le chef ! Mais ce dernier, en tenue civile, semble patauger lui aussi. De vilains petits rictus renforcent l’expression antipathique de son visage.

Une technique de blocage inopinée

                 6h43 : L’imprévu survient. Vidéo : Michaël Lenoir

Tout à coup, patatras ! Un incident – très regrettable pour un camp ; tout à fait délectable pour l’autre – change le cours des évènements de la matinée, et les diverses vidéos qui le montrent semblent devoir devenir virales. Une benne se lève, puis se vide, amoncelant devant l’entrée des installations un fatras de déchets très malodorants – mais, espérons, non toxiques – obstruant malencontreusement l’entrée de l’établissement, sans la moindre intervention de quelque gréviculteur/trice que ce soit.

Des slogans loufoques (« Les ordures, avec nous ! »…), des gloussements, mais aussi des rires francs et sonores dans l’assistance expriment une satisfaction générale autour de l’amas de détritus.  

Il faut souhaiter du fond du cœur que le chauffeur, mis en garde à vue pour cette maladresse, ne soit pas inquiété par son employeur. Son existence est déjà bien assez rude sans cela. Un service juridique mis à sa disposition saura faire reconnaitre, espérons-le, la non-intentionnalité du geste de notre camarade-de-circonstances. Une manifestation sauvage des soutiens présent.es sur place avant la fin de matinée s’est dirigée vers le commissariat le plus proche, et a sans doute aidé ledit chauffeur à en sortir libre assez rapidement. Côté police, les choses ont donc l’air de s’être bien passées.

6h45 : Joyeuse agitation autour d’un camion-benne. Photo : Michaël Lenoir

Déblayer l’entrée du site

7h25. L’engin appelé pour déblayer l’entrée du site n’a pas encore fini. Vidéo : Michaël Lenoir

Le petit engin de chantier requis pour déblayer, mais plus ou moins adéquat, mettra fort longtemps à arriver sur les lieux et il lui faudra un bon nombre d’allers-retours pour dégager l’essentiel des ordures en question.

La plupart des camions-bennes attendant dans la file sur le quai ont rebroussé chemin bien plus tôt, surtout au moment du déversement imprévu des déchets devant la grille.

L’opération du 30 mars menée par les soutiens à la lutte des travailleurs/ses du secteur du traitement des déchets à Issy-les-Moulineaux s’est finalement révélée efficace.

La lutte continue !

Et on ira, et on ira, et on ira jusqu’au retrait !

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3 – Interview de Marcus, un activiste en soutien depuis le début

Les grévistes bloquant l'incinérateur d'Issy-les-Moulineaux le 27 mars 2023 — ISA HARSIN/SIPA

Dans la lutte contre la réforme des retraites que Macron veut nous imposer, la filière des déchets joue un rôle important. Depuis le début, et particulièrement à partir du 7 mars, les travailleurs/ses de ce secteur ont réagi par la lutte, avec des grèves reconductibles. A Paris, les ordures ménagères se sont accumulées sur les trottoirs, suscitant notamment le mécontentement du patronat du tourisme et de la restauration, assez influent dans la capitale. Dans la filière des déchets, les usines d’incinérations jouent un rôle particulier. L’Isséane – l’usine d’incinération des déchets d’Issy-les-Moulineaux – fait partie d’un ensemble de trois usines en région parisienne, avec l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (connu comme le plus gros incinérateur d’Europe) et celui de Saint-Ouen. C’est la lutte à l’Isséane que vise à présenter cette petite chronique en plusieurs articles. Ce troisième article de la série est constitué par une interview de Marcus, un activiste extrêmement présent sur la lutte, depuis le début.

Le 2 avril 2023

Dis-nous qui tu es et comment tu as été amené à venir ici. Qu’est-ce qui t’a motivé pour faire ça ?

Je m’appelle Marcus, je suis un jeune travailleur dans le privé. Aujourd’hui je suis sur le blocage de l’incinérateur à Issy-les-Moulineaux en soutien au personnel qui bosse sur le site. Et aussi parce que c’est un mouvement populaire. Donc on agit, on bloque en se mobilisant contre cette réforme, et plus généralement aussi contre ce système, qui devient de plus en plus oppressant.

Combien de nuits as-tu passées ici ?

Je ne sais pas si on peut parler de nuits. Quand je viens, c’est 6h-23h généralement. Après, j’ai fait une nuit avec O. – je suis arrivé à 17h, je suis reparti à 10h pour travailler le lendemain, je suis revenu le lendemain, je suis revenu juste après, enfin voilà…

Comment as-tu eu vent de ce qui se passait ici ? Et pourquoi tu as choisi cette lutte-là plutôt qu’une autre ?

J’ai de la famille qui loge sur Issy-les-Mx, et qui n’est pas très loin. J’ai vu des appels à venir. Je suis venu le premier jour, et j’ai vu comment ça se passait. J’ai essayé de me coordonner avec des gens sur les différents lieux. J’ai vu qu’ici il y avait particulièrement besoin de monde. Donc je suis venu le lendemain. On a continué, et on a créé un petit groupe d’habitué.es, et nous nous chargeons de coordonner les présences pour assurer le blocage 24h/24, 7j/7.

Comment ça s’est passé ? Il y avait une grève, au début très suivie ? Quelles étaient les relations au début entre les soutiens, comme toi, et les grévistes ?

C’est une partie assez compliquée qu’il a fallu gérer. Là je vais parler de l’incinérateur d’Issy-les-Mx. C’est un mouvement qui a été lancé le 7 mars à l’appel de l’intersyndicale. Les salarié.es ont tous été grévistes et iels ont bloqué le lieu. Iels l’ont fait pendant 2 semaines, avec des soutiens. Ce qui s’est passé il y a maintenant une semaine, c’est qu’on a eu droit à toutes sortes de pressions internes et de réquisitions. Donc aujourd’hui on s’organise avec les salarié.es pour assurer l’intérim de ce blocage.

Quand tu dis « assurer l’intérim », ça veut dire qu’il y a besoin de reprendre le travail pour une certaine durée et repartir en grève après ? Il s’agit de reprendre son souffle ? Comment est-ce que tu analyses cette période ?

L’objectif, après avoir discuté avec les salarié.es, c’est de faire profil bas pour reprendre une grève plus intense derrière. Aujourd’hui, on a le SYCTOM – le propriétaire de ce lieu – qui intensifie la pression auprès du personnel, que ce soit parce qu’il monte nous voir, ou qu’on descend pour aller aux toilettes, etc. Donc aujourd’hui on se retrouve de plus en plus face à une voie sans issue stratégique au vu de la grève des éboueurs qui a pu précéder toutes les actions réalisées.

A propos des liens qui existent entre les trois sites (Issy, Ivry et St Ouen) : comment est-ce que ça s’est organisé dès le début, étant donné que c’est la même société et c’est le même syndicat ? Comment est-ce que le rapport entre les trois a fonctionné du côté des syndicats et des soutiens ?

Il faut vraiment différencier les soutiens, les syndicats et les salariés, vu que c’est trois modes d’action complètement différents. C’est un peu plus vrai pour les salariés et les soutiens ; et un peu plus faux pour les salariés et les grévistes. Les salariés agissent au nom du syndicat ; ce qui s’est passé, c’est qu’au début du mois de mars, l’incinérateur d’Issy-les-Mx a lancé le mouvement, en coordination avec les autres incinérateurs. Ça a été ici le premier vrai blocage, mais un blocage qui a très vite été suivi sur les autres structures. Après, les syndicats, notamment avec les délégués syndicaux etc. ont réussi à se coordonner sur le début de cette lutte. Aujourd’hui, par rapport aux syndicats, on se retrouve sur une voie sans issue : le syndicat est là pour représenter les salarié.es, mais il ne faut pas non plus oublier les salarié.es et les soutiens qui sont très importants. C’est eux qui s’occupent de la gestion du lieu 24h/24 7j/7, donc l’organisation repose sur leurs épaules. C’est ce qui s’est passé notamment ici à Issy-les-Mx où on a eu des discussions avec les représentants syndicaux pour mieux organiser cette lutte. L’objectif du syndicat est d’avoir plus de visibilité ; l’objectif des soutiens et des salarié.es – on est soutiens, donc on agit avec les salarié.es de la TIRU d’Issy-les-Mx – c’est d’assurer le blocage pour stopper les fours. On est sur deux logiques complètement différentes.

Comment on se coordonne au niveau des soutiens sur les trois différents points de blocage, et même plus : il faut savoir qu’il y a des dépôts qui sont aussi bloqués, notamment à Romainville. On se coordonne via des groupes qui sont organisés. Il y a plusieurs groupes : un groupe qui coordonne le sud, un groupe qui coordonne le nord, et des groupes assez généralistes, où on a des personnes – des soutiens – assez fixes sur les lieux, qui s’occupent de centraliser toute l’information, pour pouvoir mieux rediffuser ensuite : les appels à l’aide, et expliquer la situation sur les différents points de blocage. C’est un peu de l’autogestion, qui marche bien.

Est-ce que, par exemple, les soutiens d’Ivry peuvent venir ici si c’est chaud ici ; et l’inverse ?

Totalement, parce que le groupe d’Ivry et le groupe d’Issy-les-Mx sont un groupe en commun. Donc on a forcément les habitué.es d’Ivry, les habitué.es d’Issy. L’objectif, comme on se l’est dit lundi, au niveau des soutiens, c’est d’équilibrer la balance : quand il y a besoin de renforts d’un côté, on y va ; quand il y a besoin de l’autre, on y va. Jusqu’à présent, à Issy-les-Mx, on a été assez tranquilles, on n’a pas eu de problème particulier. On a réussi à assurer les filtrages ainsi que les blocages. Aujourd’hui, face aux répressions, et face à l’intervention de la SYCTOM dans la mobilisation, on va avoir droit à un durcissement des conditions pour bloquer, voire même à une évacuation par les forces de police. Donc des appels ont été lancés dans chaque groupe, et beaucoup de soutiens d’Ivry seront présents demain.

Et avec St Ouen, comment est-ce que ça s’est articulé ? Il y a des rapports du même genre ?

A St Ouen, ils sont dans la même logique qu’Ivry et Issy-les-Mx. Aujourd’hui, ils se retrouvent face à une fermeture, parce que le lieu de stockage de l’incinérateur est plein et les fours sont éteints et en réparation actuellement. Donc ils ne peuvent pas brûler les déchets et ne peuvent pas en stocker davantage vu que la fosse est pleine.

Ce site est donc HS, et on ne l’utilise pas. Donc au niveau des incinérateurs, il n’en reste plus que deux : celui d’Ivry et celui d’Issy-les-Mx où des actions ont lieu tous les jours. Mais il ne faut pas non plus négliger tous les centres de dépôt et les déchetteries où les déchets sont stockés. Donc forcément, pour le gouvernement, c’est une solution à court terme – ça permet d’évacuer les quelques déchets qui trainent – mais sur le long terme, les déchetteries vont être amenées à avoir une fosse pleine. Et alors, ça sera un problème assez collectif et – pourquoi pas ? – le retour des poubelles sur Paris.

Si je comprends bien : les déchetteries et les dépôts, comme à Romainville, ont une certaine capacité de stockage, et après, ça doit être incinéré ? Ou comment ça se passe ?

En fait, dans un incinérateur, les déchets arrivent, sont stockés dans une fosse, et ensuite, une pince est activée pour déplacer ces déchets vers les fours. Dans le cas de St Ouen, la fosse est pleine. Elle est engorgée et on ne peut pas la désengorger en ce moment étant donné que les fours sont éteints, HS. Donc c’est une voie sans issue pour l’incinérateur de St Ouen. Malgré nous, mais c’est une situation qui aide ! Ça nous permet de nous concentrer sur deux points.

A Romainville, c’est bloqué ?

A Romainville c’est bloqué ; puis débloqué ; puis re-bloqué ; puis re-débloqué, etc.

On joue un peu au chat et à la souris ?

Exactement. Les forces de police sont présentes sur place. Énormément de soutiens sont présents sur place. Mais le fait d’être présent.es devant ces dépôts est important, parce que ça permet aux éboueurs de voir qu’ils ne sont pas seuls dans la lutte, que c’est une lutte commune. On va tous avoir une retraite plus tard. Donc, il ne faut pas non plus se concentrer sur le secteur des éboueurs, égoutiers, incinérateurs, etc. mais aussi se dire que la lutte continue partout. Notamment dans les raffineries, où on va arriver à une pénurie de kérosène si la mobilisation continue comme ça.

Comment vois-tu les perspectives ? A tout le moins, ce secteur connait une pause, ou un ralentissement dans la dynamique de lutte. Qu’est-ce qui pourrait relancer la lutte dans ce secteur-là ?

Ce qu’on a fait jusqu’à présent, je ne dirais pas que c’est une victoire, parce qu’une victoire, on l’aura une fois que la réforme sera supprimée. Mais c’est quand même assez fort de se dire que des soutiens ont tenu deux semaines à bloquer des sites d’incinération et ont réussi – là je parle plus pour Ivry – à résister à la répression des forces de l’ordre.

La suite ? Tout le monde doit comprendre que l’objectif de base, c’est une grève générale. En 2023, on n’a pas connu le niveau de grève qu’on a pu connaitre en 2019, donc la grève a moins impacté ; mais les mobilisations et les actions ont été plus intenses. Les actions sont très importantes, que ce soit sur des lieux stratégiques, ou ailleurs.

Aujourd’hui dans ce secteur, on n’est un peu coincé à cause des réquisitions. Il y a de la fatigue, de l’essoufflement aussi. Mais je pense qu’il ne faut pas lâcher et se dire qu’il y a d’autres secteurs en grève depuis un moment – les cheminots y compris, qui sont passés nous faire un coucou ce matin – et il faut la convergence des secteurs. Ça devrait être le mot d’ordre.

Quels cheminots ?

Les cheminots du RER C, donc Versailles Chantiers, qui sont aussi en grève reconductible depuis le 7 mars et qui n’ont pas lâché. Et eux se rendent disponibles pour les différentes actions, donc ils agissent comme soutiens ; et à nous de les soutenir quand ils ont besoin de nous.

Tu disais : ce qu’il faut c’est une grève générale. Comment tu penses qu’il faut s’y prendre ? Quels sont les leviers qu’on peut essayer d’activer pour aller vers une grève générale, nécessaire au minimum pour en finir avec la réforme des retraites mais peut-être plus encore : en finir avec Macron et son monde…

Je pense que le rêve pour toutes et tous, ça serait d’arriver à une grève générale, donc un blocage du pays. C’était le mot d’ordre au début de cette lutte. La grève n’est pas gratuite, elle a un coût : mental, physique, financier. La grève c’est fatigant : quand on fait la grève, on ne dort pas, on lutte et on est mobilisé.e et je dirais même qu’on travaille plus qu’au travail. Elle a un coût financier aussi ; c’est d’autant plus vrai pour les personnes qui ont des bouches à nourrir, une famille à loger etc. Il y a les loyers derrière ; avec l’inflation ce n’est pas facile. Et les secteurs qui se mettent en grève, c’est aussi des secteurs précaires. Tout cela fait que la grève devient de plus en plus compliquée. C’est pour cela que je disais qu’il faut aussi privilégier les actions. C’est pourquoi les soutiens sont très importants. On arrive à un moment où la lutte se renouvelle : il ne faut pas avoir peur de l’inconnu ; mais il faut l’apprivoiser et renouveler les méthodes.

Qu’est-ce que tu penses de la gestion de la lutte, des rapports entre les organisations et la base, etc. ?

On reproche au système politique d’être vertical, très hiérarchisé. C’est ce qu’on retrouve dans toutes les institutions y compris les syndicats. Et c’est aussi un problème au niveau de la lutte : on a une base qui est très chaude, qui est présente sur toutes les actions ; mais on a des délégués syndicaux, une direction syndicale qui n’est pas dans cette optique. Parce que derrière, il y a des accords ; parce que, derrière, l’objectif est de garder les subventions dans la durée ; parce que l’objectif est de ne pas être discrédité aux yeux du gouvernement. C’est assez compliqué à gérer quand on a une base qui est prête à aller jusqu’au bout et qu’on a une direction qui n’est pas dans cette optique-là, qui n’est pas représentative de la lutte et de la mobilisation. Aujourd’hui, c’est pour ça qu’on s’organise et qu’on privilégie l’autogestion. Les syndicats restent importants, parce qu’ils permettent aussi aux travailleurs de se protéger, au niveau local. Uniquement au niveau local. Je pense qu’au niveau national – et on le voit bien avec les appels de l’intersyndicale, qui ne sont pas assez rythmés – ça n’a pas assez d’impact.

Est-ce que tu penses qu’en plus de l’auto-organisation, des comités, de la démocratie directe à la base, c’est important de mettre la pression sur les directions syndicales, de leur exprimer des exigences qui les contrarient, etc. ? Comment vois-tu cela ?

On met la pression sur l’État parce qu’on n’est pas content avec l’État ; on met la pression sur le syndicat parce qu’on n’est pas content avec le syndicat. Au bout d’un moment, la lutte appartient au peuple, et uniquement au peuple. Elle n’appartient pas aux institutions ; les institutions ont été créées pour s’organiser. On arrive dans une période où s’organiser devient compliqué parce qu’il y a des compromis. Donc, comme je l’ai dit, on privilégie l’auto-organisation et l’autogestion. Mais derrière, oui, il faut mettre la pression aux syndicats. Et c’est ce qui se passe d’ailleurs actuellement au congrès de la CGT. Un camarade du piquet de grève me disait que c’était un gros sujet de désaccord, notamment, avec Olivier Mateu (…) Ils parlent, ils parlent… Mais après, il faut aussi assurer dans les actions. Et quand je dis les actions, ce ne sont pas des actions à but médiatique ; ce sont des actions qui ont pour but de bloquer le pays. Casser la dynamique du système, casser l’accumulation de profits. Faire valoir nos droits aussi : manifester et faire la grève, c’est un droit.

Peut-être une toute dernière question. Est-ce que tu penses que toute la violence policière qui déferle aujourd’hui a déjà un impact, au niveau des soutiens ou des salarié.es avec qui tu peux discuter ici ? Est-ce que tu penses que la répression policière lors de la manif du 23, ou bien cette boucherie de Sainte Soline, ont créé un état de révolte un peu plus avancé ?

Oui, totalement. Les gens sont révoltés, ils en ont marre, ils n’en peuvent plus… Mais à côté de ça, c’est aussi la terreur. Les gens ont peur d’aller manifester, ils ne savent pas comment ils vont revenir. Est-ce qu’ils vont rentrer chez eux, ou est-ce qu’ils vont être retenus en garde à vue ? On ne sait pas. Donc c’est à double tranchant : bien sûr qu’on est révoltés. On a appris hier soir qu’il y avait un manifestant de Sainte Soline qui a été déclaré en état de mort cérébrale. Je ne sais pas si on se rend compte : on est en France ! Et c’est une situation qui fait peur aux Français, mais qui fait peur aussi au monde entier. Quand on se dit que le pays des Droits de l’Homme subit autant de répression pour si peu – nous, ce qu’on demande, c’est juste d’aller dans la rue – c’est assez scandaleux. Donc oui, il y a un climat de terreur. Mais il y a aussi une grosse indignation et une grosse révolte derrière. On a des forces de l’ordre qui sont là pour taper. Pour taper ! On ne voit bien : ils sont contents, ils sourient, ils y mettent du cœur. [Avec Sainte Soline] on voit qu’ils sont capables de laisser des gens crever ! Ça ne leur fait ni chaud ni froid (…) En tout cas, pour lutter contre la répression, on doit être plus nombreux dans la rue et faire bloc tous ensemble.

Propos recueillis par Michaël Lenoir le 30 mars.

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4 – Interview d’Alexandra, première lutte, archi-présente sur le site.

Les grévistes de l'incinérateur d'Issy-les-Moulineaux, le 22 mars 2023. (MARINE CARDOT / FRANCEINFO)

Dans la lutte contre la réforme des retraites que Macron veut nous imposer, la filière des déchets joue un rôle important. Depuis le début, et particulièrement à partir du 7 mars, les travailleurs/ses de ce secteur ont réagi par la lutte, avec des grèves reconductibles. A Paris, les ordures ménagères se sont accumulées sur les trottoirs, suscitant notamment le mécontentement du patronat du tourisme et de la restauration, assez influent dans la capitale. Dans la filière des déchets, les usines d’incinérations jouent un rôle particulier. L’Isséane – l’usine d’incinération des déchets d’Issy-les-Moulineaux – fait partie d’un ensemble de trois usines en région parisienne, avec l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (connu comme le plus gros incinérateur d’Europe) et celui de Saint-Ouen. C’est la lutte à l’Isséane que vise à présenter cette petite chronique en plusieurs articles. Ce quatrième article de la série est constitué par une interview d’Alexandra, devenue activiste à l’occasion de cette lutte. C’est sa première bagarre sociale, et elle s’y est investie complètement.

Le 13 avril 2023

Peux-tu te présenter rapidement et nous expliquer comment tu en es venue à participer à cette lutte ?

Je m’appelle Alexandra. Moi, je ne suis pas du tout sur les piquets : c’est le premier que je fais ! Je ne me serais pas dit que j’aurais une place ici si on ne m’en avait pas parlé.

J’ai fait toutes les manifs depuis le début du mouvement. Mais sinon, je ne suis pas une grande manifestante. Après le 7 mars, peut-être une semaine après, ils nous ont demandé de l’aide. J’avais déjà fait beaucoup de manifs, et ça me saoulait : il ne se passait rien, ça ne changeait rien. C’est mon père qui m’en a parlé. Il est syndiqué, délégué syndical CGT, assez proche de l’UL Issy-Meudon. Il m’a dit que les grévistes avaient besoin d’aide. Le premier jour, je suis donc venue avec mon père et mon frère, faire le piquet. Eux, ils allaient au boulot, et moi je suis restée, comme je n’ai pas de travail en ce moment. J’ai commencé à me faire des potes. Quand il y a des gens qu’on a envie de revenir voir, on revient. Je suis revenue. En plus ça me plaisait, parce que je voyais qu’on faisait un peu la différence. Ils m’ont fait visiter l’intérieur de l’usine. Très bonne ambiance. J’ai réussi à amener une de mes potes, qui venait aussi. C’était très sympa. Et j’ai fait deux semaines comme ça ! A un moment, j’ai eu un petit problème de pied, à force de rester debout pendant très longtemps. Je suis allée chez le médecin qui m’a dit de me reposer. J’ai un peu de mal à ne pas beaucoup dormir, mais je suis là ! J’ai donc fait deux semaines, et je commence à être moins présente parce que c’est ma première mobilisation et je ne sais pas trop comment m’économiser. Je me rends compte que le rythme que les gens tiennent, je ne suis pas trop capable de le tenir ! Donc ce matin, je n’ai pas trop réussi à être là tôt. Et j’ai de plus en plus de mal. Du coup, je suis là, mais je commence à me rendre compte qu’on ne peut pas trop compter sur moi.

J’ai l’impression au contraire qu’on peut beaucoup compter sur toi. D’ailleurs on a beaucoup compté sur toi. Simplement, à un moment, on a besoin de gérer un peu sa fatigue. C’est bien normal… Maintenant, j’aimerais que tu me dises un peu comment tu vois les rapports entre salarié.es, grévistes, soutiens, etc. ; comment les choses ont évolué depuis le début ; et quelles leçons tu tires à ce niveau-là.

Au début quand on est venus, les grévistes étaient très contents de nous voir sur le piquet. Le premier jour où je suis venue, j’ai discuté avec le plus ancien de l’usine, qui m’a parlé de son travail. Il était content de nous voir, parce qu’ils ont tenu l’usine 24h/24, parce que c’est une usije qui a un petit effectif parce qu’elle tourne tout le temps. Et du coup, même s’il y a beaucoup de salariés, ils ne se croisent pas. On a vu plus tard qu’il y a besoin d’être nombreux physiquement pour bloquer. Donc ils ont besoin de se relayer, et ils étaient usés après une semaine à 24h/24. Du coup, les soutiens leur ont permis de tenir un peu plus et de pouvoir aller moins au piquet, parce qu’on était déjà un peu plus massivement présents.

Après, ça a évolué. Ils ont voté la reprise du travail le vendredi 24 mars…

Tu peux nous en dire plus sur cette reprise du travail ?

Déjà, ce que j’ai trouvé assez étrange depuis le début, c’est qu’à plusieurs moments, ils ont fait des AG pendant que nous, on tenait le piquet. Ça, ça ne me choque pas, mais quand ils ont fait des AG en votant des trucs qui nous concernent – par exemple, le blocage… j’ai trouvé ça hyper-étrange. Je n’étais pas là le vendredi 24 : j’étais partie au Havre. Et je reçois un message : « ils ont voté la reprise du travail ». Je ne comprenais pas. Ce n’est pas la déléguée CGT du site qui nous a dit ça. Mais elle a aussi dit : « par contre, ils sont d’accord pour le blocage ». Je me suis dit que ce n’était pas possible de jouer comme ça sur deux tableaux. Soit on dit : « vous êtes devant l’usine, ça ne vous concerne pas ; vous bloquez si vous voulez, nous [ex-grévistes], on n’a pas notre mot à dire » ; soit on dit : « vous voulez bloquer ? On est très contents, on va vous aider et nous, on va faire la grève ». Je trouvais ça hyper-bizarre que ça ne soit pas coordonné. Et surtout, qu’ils votent que nous, on fasse le blocage, d’une certaine manière. Quand moi, j’ai parlé avec les salariés, ils m’ont dit : « on vote la reprise du travail, mais – ne vous inquiétez pas ! – les soutiens vont continuer à bloquer ! ». Sauf qu’en fait, nous, on n’a pas du tout été informés de ça !

Donc, si je comprends bien, c’est l’appareil CGT qui a un peu dit aux soutiens : « on va lutter, mais vous allez faire le blocage ; nous, on ne fait plus rien ! » ?

Du coup, la déléguée CGT, elle passe parfois, mais on se rend bien compte que la plupart du temps, elle n’a pas d’activité syndicale. Et là, c’est pareil, les flics ont enlevé les banderoles. Donc on se fait lâcher ! Et moi, j’en ai parlé à la déléguée. Je lui ai dit : « AG ouverte ! Il est temps de se coordonner ». Elle a dit : « oui, on a créé un groupe, mais il va falloir qu’on sache comment l’utiliser ». En fait, ça ralentit à fond ! Au lieu de battre le fer quand il est chaud et de se saisir de cet outil, et de s’appuyer sur nous… On pourrait se coordonner, du genre : « vous faites 2 jours la grève ; on bloque le reste », comme ça ils n’ont pas de réquisitions… En fait le syndicat ne nous utilise pas assez, et je comprends qu’ils ne jouent pas à jeu ouvert, parce que je vois que souvent, on a des problèmes avec les RG, il ne faut pas que la police soit au courant… Mais je pense qu’ils ne sont pas de bonne volonté, en fait !

Est-ce que tu penses que toute la CGT de l’entreprise ou de l’union locale joue le même rôle, ou est-ce qu’il y a des nuances qu’il serait intéressant de creuser ?

Oui. Moi j’avais beaucoup parlé, quand on tenait le blocage, peut-être mardi soir. Il n’y avait déjà plus de grévistes. Et il y avait un syndiqué du technicentre de Chatillon. Le type était hyper-chaud. Je vois qu’il y a des différences de points de vue.

Moi j’étais aussi là aussi quand la manif s’est finie à Opéra le 23 mars. De ne pas pouvoir aller jusqu’au bout du parcours, j’ai trouvé ça très, très surprenant. Et j’en ai beaucoup parlé avec des syndiqués, pour leur demander : « à quel moment déclarez-vous une grève ?  Vous ne finissez pas le parcours parce que vous avez la trouille des keufs ! Mais surtout, vous vous mettez à la fin du cortège ».

Les syndicats auraient pu attendre, mais ils n’ont pas attendu. C’est les étudiants qui sont allés au turbin et qui sont allés se faire gazer à Opéra. Moi je me disais : si on avait des vagues continues de nouvelles personnes fraiches qui arrivaient… Moi j’y étais, on se faisait défoncer. Mais je me disais : « c’est pas grave, parce que les camarades arrivent… ».

Moi je suis restée jusqu’à 20h, il n’y avait plus personne, je voyais derrière… J’ai vu le ballon CGT Ile de France vraiment très, très loin, se dégonfler et se replier… Et j’étais en mode : « ils se foutent de la gueule de qui, là ? ».

On était très nombreux, on avait beaucoup de potentiel. Je me disais : « on va repousser les keufs ». Et quand quelqu’un de la CGT 92 m’a dit : « fin du préavis de manifestation, tout le monde rentre chez soi », j’ai trouvé ça horrible !

Moi, c’est ma première mobilisation. Tout le monde est choqué, mais du coup, je suis hyper-énervée. Et quand on me dit : « c’est toujours comme ça », moi je me dis : « mais alors, pourquoi on ne brûle pas la CGT ?… »

Est-ce que tu penses qu’il y a des petites nuances entre eux, dans l’appareil CGT, des choses sur lesquelles on pourrait un peu s’appuyer ?

Tu regardes Olivier Mateu à Fos sur Mer…

Ça, c’est une chose ! Mais je parle du niveau local, sur cette lutte…

Au niveau local, moi je vois qu’en fait, on débat énormément de circonstances qu’on ne maitrise pas, et ça, ça me rend hyper-triste. Par exemple, en gros, les délégués de la TIRU d’Issy, c’est leur première mobilisation. Et la déléguée nous a dit : « moi, je ne sais pas trop quoi faire ». Donc elle se retrouve à prendre toute la pression de la CGT d’en haut si jamais ils maintiennent une grève en refusant de parler avec le cadre syndical local. Et comme lui, il a complètement l’habitude – c’est un mec de 40 ans, en plus, les mecs de GDF ils sont très chauds – et donc il en impose ! Du coup, ils la « bouffent »…

Ils la « bouffent » de quelle façon alors, peut-être ?

Je pense qu’ils l’impressionnent. Je ne pense pas qu’elle lutte beaucoup, mais ils l’impressionnent. Quand nous, on lui parle, elle n’est pas très véhémente… Alors que pour le coup, ce cadre CGT, je me suis déjà embrouillée avec lui. Il a ses positions… Ca ne veut pas dire qu’il joue à jeu ouvert… Après, ce que je me dis, et ce sur quoi on peut jouer, c’est : « pourquoi les gens ne se syndiquent plus ? Eh bien c’est à cause de ce genre de choses… ». Nous, quand on va dans des AG et que j’explique que ça fait deux semaines et demie que je suis là et qu’on a besoin de faire ça, les gens me font confiance à moi, mais pas à lui. Même quand on a demandé aux gens de venir à 6h du matin et que tout le monde voyait que ce cadre CGT parlait beaucoup avec les policiers, surtout dans l’ambiance qu’on a maintenant, les gens ne lui font pas confiance… Et il fait des trucs…. On parlait d’AG ouverte, et on voyait très bien qu’il ne voulait pas le faire. Les gens ne sont pas dupes non plus ; et on le voit, parce qu’on a toujours de nouveaux soutiens. Mais les réseaux ne sont pas si puissants. Et surtout, moi, ce qui me fait peur, c’est qu’on n’est pas aussi protégés. Mais, mine de rien, les gens ne sont pas dupes. Et aussi : on a écouté ce qui s’est passé à la CGT, et pas une seule personne n’a dit : « ah oui, mais c’est important, les syndicats… ». Tout le monde sait…

Tu veux dire : parmi les soutiens ?

Oui : l’AG qu’on a fait ce matin. Ça me saoule ! C’est connu, ce qui se passe. Moi, je trouve qu’ils ne font pas leur travail ; ça fait partie de leur boulot, ça !

Les mecs du quart (ceux qui travaillent en 3×8) veulent reprendre la grève, sauf qu’en fait, une AG, ça se fait avec tout le personnel. Et les gars des bureaux n’ont pas envie. Donc en fait, ils se font doubler. Mais parce que les gars des bureaux, ce n’est pas la même chose que ceux qui font du 3×8.

Demain (le 4 avril), il va y avoir une AG… de l’ensemble des salarié.es du site ? Et toi, tu sens ça comment ?

Je pense qu’ils ne vont pas reprendre la grève.

Pourquoi ?

Parce que j’ai parlé avec Léo et c’est ce qu’il m’a dit. Léo, c’est un mec qui est électricien, et on s’est bien entendus. On a été boire un verre. Le jour d’après, on s’est fait virer par les keufs. Et il m’a dit : « non, ça ne repartira pas, parce que les gars de l’usine, c’est des suiveurs ; et si la CGT ne les fait pas repartir, ils ne repartiront pas. »

Et donc là, selon toi, c’est plié au niveau de la CGT : ils enterrent le mouvement ?

On va voir demain. Peut-être que Léo se trompe. Peut-être que le fait que les salariés nous aient vu bloquer pendant tout ce temps et qu’on revienne tous les matins, ça les chauffe ! Après, le problème, c’est qu’il n’y a que l’équipe du matin qui nous voit. Et du coup, je me dis que ça va peut-être repartir. On ne peut être sûr de rien. Mais de ce que j’entends de mes contacts à l’intérieur de l’usine, c’est mort ! C’est mort et ça me saoule, parce qu’ils ont perdu deux semaines de salaire, on les a lancés sur le champ de bataille et voilà !

Et donc globalement, jusqu’à ce jour, avec cette incertitude à propos de demain, tu tires quelles leçons générales de tout ça ?

Dimanche, j’étais en pleine digestion de tout ça, en mal-être complet. En plus, j’ai parlé avec des keufs. Et moi, j’étais bien carrée dans mon schéma tranquille de « on déteste la police ». Et parler avec des gens qui avaient tellement envie de me faire changer d’avis sur leur profession, en disant qu’ils sont victimes de ce qui leur arrive, qu’ils sont d’accord avec nous mais qu’ils n’ont pas le choix, c’est très dur ! Je me disais : on est tellement montés les uns contre les autres ! Comment on peut lutter, quand je vois que même les syndicats nous trahissent ? J’étais trop mal, et je suis encore en train de digérer tout ça, même si je trouve ça super-intéressant, et j’étais très contente de participer à ce mouvement, et je le suis encore. C’est super-cool, aussi… J’en parle beaucoup à mes parents… Mais c’est très dur, quand j’en parle à des gens qui ne font rien, ça me donne envie de hurler. Quand je prends le métro à 18h en rentrant de manif, et je vois bien que les gens rentrent du travail, je ne comprends pas. Je me suis embrouillée avec ma mère qui ne vient pas au piquet et qui ne fait pas de manif parce qu’elle a peur des policiers. Je lui ai dit qu’au piquet il n’y avait pas de policiers, au début, quand il y avait des grévistes. Et elle ne veut pas, parce qu’elle a d’autres trucs dans sa vie. Elle m’a dit : moi, je ne peux pas, parce que je fais tourner les machines, la bouffe et tout. Et en fait, ça devient tangible, ce moment où les gens rentrent à nouveau dans leur quotidien, et sont à nouveau emprisonnés par leur crédit, leur voiture, leur taf, leur patron, leur famille…

Tu sens vraiment ça, maintenant ?

Oui, et ça me rend folle. Et parler avec des policiers, avec qui on est vraiment en confiance, ici – ils n’ont pas sorti une seule fois de gazeuse – et on n’est pas agressifs. Mais s’ils avaient eu vraiment envie de nous casser la gueule à la mode BRAV-M, ils auraient pu nous défoncer ! C’est complètement illégal, ce qu’on est en train de faire. Moi, je les trouve assez soft par rapport aux vidéos que je vois. Et quand ils nous disent : « on est d’accord avec vous, c’est juste qu’on suit les ordres », moi je suis en mode : « moi j’ai appris ça, et ça donne le IIIe Reich, ce genre d’excuses… ». Excuse-nous, mais… non, merci ! Ça me rend hyper-frustrée. Mais qu’est-ce qui peut se passer ? Je me rends compte, déjà, qu’il faut que j’arrive à gérer ma fatigue si je fais d’autres mobilisations. Il faut que je me prépare plus dans la durée et que je me dise que je ne vais pas faire ça tous les jours, et j’ai besoin de me ressourcer, aussi.

Je pense aussi que là, on est en train de construire un réseau et que c’est très important, et que dans toutes les mobilisations, on va se retrouver tous. Il faut qu’on continue à entretenir ça et à se voir à chaque manif. Je pense qu’on se dit, aussi, qu’on est mobiles et je suis contente de savoir que si la CGT ne veut pas compter sur nous, eh bien, on est très capables de s’organiser tous seuls et de bloquer, même si on ne bloque pas très longtemps. C’est déjà pas mal ; en fait, on est assez actifs. C’est en fonction de la nuance et de la réalité du monde, qu’en fait il y a des gens dont on croit qu’ils travaillent pour nous et ils ne travaillent pas pour nous et des gens dont on croit qu’ils ne travaillent pas pour nous et en fait, ils travaillent pour nous. Et surtout moi, je me pose des vraies questions sur la stratégie de la CGT : déjà, s’ils n’agissent pas contre les réquisitions et qu’ils sont en même temps contre les protections des soutiens, c’est quoi leur truc ? Je me pose de vraies questions aussi sur la suite du quinquennat de Macron, en me disant : « si on se prend des 49.3 à chaque fois, alors qu’il y a 3,5 millions de personnes qui sont dans la rue, on fait quoi ? Et je me demande aussi, si en fait, bloquer, ça ne sert pas à rien et s’il ne faut pas juste devenir hyper-chauds et foutre le zbeul partout, saboter tout, cramer tout. Là j’ai vu un centre des finances publiques qui a été incendié, et je me dis : « potentiellement, on ne peut faire que ça. Et les flics, on va se les prendre ! ». Et ça me rend hyper-triste, parce que je vois comment les gens, à Sainte-Soline, se sont fait déchirer la gueule. Mais en fait, je ne vois pas les autres solutions qu’on a !

Donc je vais continuer à digérer ce qui se passe ici, parce que ça a été très intense pendant deux semaines, et peut-être que je ressortirai avec un truc plus constructif. Mais là, pour l’instant, c’est beaucoup de colère, beaucoup de frustration… Et une tentation aussi d’être au cœur de ce qui se passe, donc de bien comprendre les enjeux. Donc, tout ça, c’est assez constructif. Mais je n’ai pas de solution, là, surtout que moi, je me fatigue, et je suis très sûre que les personnes qui tiennent mieux que moi vont aussi finir par se fatiguer, et qu’il faut qu’on se débrouille pour faire des roulements. Mais on se rend compte que leader, c’est aussi une position difficile à prendre, dans le sens où tout le monde ne peut pas remplacer quelqu’un qui est hyper-chaud comme Marcus, qui connait tous les points, qui est dans toutes les boucles… Tout le monde n’a pas envie, en fait. Du coup, c’est très dur de réfléchir à tout ça… Et en fait, ça me rend anar ! Vraiment, vraiment anar ! Parce que moi, j’ai fait de la science politique et on m’a dit : « les institutions, elles fonctionnent et c’est pour ça qu’on passe par là ! ». Quand je vois que ça ne fonctionne plus, je me dis juste : « Anarchie », quoi ! Si nous, on est mieux capables de s’organiser tout seuls que quand il y a des supérieurs hiérarchiques, pourquoi ils sont là ?

Ça, ça nécessite de vastes débats politiques, mais en laissant un peu retomber la fatigue et la colère en même temps, pour digérer bien et élaborer après…

En même temps, on dit que ça nécessite de vastes débats politiques, et moi aussi, quand j’en parle politiquement, de l’anarchie, je me dis que ce n’est carrément pas viable, ridicule et tout. Moi je n’étais même pas communiste. J’ai toujours été d’extrême gauche, mais pas comme ça. Moi, je pensais : planification étatique et tout. Et là, je vois qu’on est mille fois plus efficace en autogestion. Et je ne pensais même pas que c’était possible. Pour moi, c’est irréel. Mais là, AG demain à 6h !… Et comme tout le monde décide, tout le monde est impliqué ; au lieu que ce soit quelqu’un qui donne un ordre comme un cadre syndical, et qui, du coup, n’arrive pas à mobiliser ses gars.

C’est qu’il n’y arrive pas ou qu’il ne veut pas ?

En fait, le même cadre syndical a tenté : moi j’ai déjà parlé avec lui. Un mercredi matin, quand il avait dit : « j’amène tous mes gars », en fait on n’était pas assez ! Il m’a dit : « ouais, même moi, c’est un échec pour moi ». C’est pour ça que je ne sais pas s’il faut être très en conflit avec lui, parce que lui aussi, il a ses propres problèmes, et je pense que lui aussi  il s’est fait un peu avoir par des gens de la CGT à l’intérieur aussi, et je pense qu’il ne s’attendait pas du tout à ce que les délégués syndicaux du site encouragent la reprise du travail. Du coup, je me rends compte que décider ensemble, partager le pouvoir, c’est aussi une façon d’impliquer les gens. Donc, si on élit un chef, c’est ridicule ! Ça n’a aucun sens ! On prend toutes les décisions ensemble, et personne ne dira jamais : « moi, je préférerais suivre des ordres »… Du coup, je me dis que potentiellement, on est capables, façon kibboutz, de s’organiser comme ça. Et j’en parlais avec Léo et je trouvais ça très intéressant, et il m’a dit : « A chaque fois, les riches, ils menacent de s’en aller si on les taxe trop ! Mais qui fait fonctionner l’usine ? Qui ? C’est les prolos ! Mais moi, j’avais pas du tout capté ça ! Et il m’a dit : « On demande aux cadres d’allumer les usines ? Eh bien ils font péter les centrales ! Ils vont tout casser en fait. Nous, on est capables de faire démarrer les centrales nucléaires, de les entretenir, etc. On n’a pas besoin des cadres, on n’a pas besoin du patron d’EDF, en fait ». Et du coup, je me dis : « juste l’anarchie ! ». Chacun se trouve un taf, on s’organise bien, on fait des petites communes, et puis voilà, c’est tout !

C’est un vaste débat ! C’est intéressant ! En plus, sur les rapports entre autogestion, planification etc., il y a matière ! Tu as envie de rajouter quelque chose ? Parce que là, on sent que tu en as « gros sur la patate », et c’est même émouvant de t’entendre…

Là, je suis là-dedans : réussir à démêler. Quelle est ma place ? Comment je fais, comment je me préserve ? Qu’est-ce que nous, on peut faire en tant que mouvement ? Est-ce qu’on est en mouvement ? Et ça prend du temps…

Et c’est beaucoup de questions qui te tombent dessus en même temps ! Ça les rend plus difficiles à démêler, non ?

Oui, mais c’est normal, parce que c’est hyper-intense, ce qu’on est en train de vivre là ! Mine de rien, je voyais qu’il y a plein de camarades qui sont organisés et qui militent depuis très longtemps, et on se retrouve collés côte à côte, alors que moi, je suis un gros bébé, que j’ai encore rien fait et que c’est mon premier truc, et qu’il y a plein de gens qui viennent de milieux très différents. Du coup, on se retrouve à avoir un liant assez solide, quand même. Et on se demande : qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on fait un truc comme les Gilets jaunes et on fait un truc de notre côté, genre « Nique la CGT ! ». Et c’est cool de pouvoir se reposer sur plein de personnes et de pouvoir prendre les décisions collectivement et de se dire, au pire : « OK, on s’est trompés, mais on s’est trompés sans accaparer le pouvoir. On s’est trompés parce qu’on a besoin d’apprendre ». Et du coup, on apprendra !

Propos recueillis par Michaël Lenoir le 3 avril 2023.