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Trotsky et la révolution en Occident. Débat avec Antoine Artous

Lien publiée le 30 avril 2023

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Trotsky et la révolution en Occident. Débat avec Antoine Artous (revolutionpermanente.fr)

L’idée que Léon Trotsky serait resté prisonnier du « schéma d’Octobre » pour penser la révolution en Occident fait figure de lieu commun. C’est tout l’inverse que démontre ici Matias Maiello, militant et théoricien argentin, auteur, avec Emilio Albamonte, de Marxisme, stratégie et art militaire. Dans ce texte de débat avec Antoine Artous, Matias Maiello montre que les écrits de Trotsky sur la France des années 1930 contiennent des réflexions stratégiques de première importance pour penser les modes d’émergence de la classe ouvrière comme sujet hégémonique dans les formations socio-politiques « occidentales ».

Traduction : Marina Garrisi

La revue Jacobin Amérique latine a récemment publié la traduction d’un article d’Antoine Artous sur les analyses et la politique de Léon Trotsky et des trotskystes en France dans les années 1930, intitulé « 1936 : Trotsky et les trotskystes face au Front populaire ». Cet article d’Antoine Artous a été initialement publié dans la revue Critique Communiste n° 181 de novembre 2006. À cette époque, Artous était membre de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), qu’il a ensuite quitté pour rejoindre le mouvement de Jean-Luc Mélenchon.

Le débat qu’ouvre Artous sur Trotsky connaît une double actualité. D’une part, il jette une lumière intéressante sur les débats dans l’extrême-gauche française, dans un contexte de crise et de scission dans le NPA et d’émergence d’une nouvelle organisation révolutionnaire, Révolution Permanente. De l’autre, et plus fondamentalement, parce que, comme nous l’avons souligné ailleurs, les élaborations de Trotsky sur la France des années 1930 contiennent des points nodaux pour la discussion stratégique sur les modes d’émergence de la classe ouvrière comme sujet hégémonique dans les formations socio-politiques « occidentales » ou « occidentalisées ».

Artous commence par souligner l’originalité des élaborations et des « innovations » politico-théoriques de Trotsky pour les formations « occidentales » telles que la France. Ce faisant, Artous insiste néanmoins sur ce qu’il juge être une limite : « à chaque fois, [Trotsky] le fait en référence à la défense de la politique des bolcheviks menée à l’époque [de la Révolution Russe]. On comprend la fonction d’une telle démarche dans la bataille qui se mène alors autour de "l’héritage" de Lénine. Reste que cela brouille parfois les pistes, en laissant croire que les perspectives de Trotsky se réduisent à la simple reproduction du modèle d’Octobre 17 [1]. » Sur cette base, Artous tente de retracer dans les écrits de Trotsky sur la France une intention de « combiner » des formes de démocratie bourgeoise et des formes de démocratie prolétarienne, ainsi qu’une approche politique du Front populaire qui dépasse ses termes de classe. Artous identifie ainsi une série de « paradoxes » dans les élaborations de Trotsky, selon lui largement inexplicables au-delà de cette « querelle » sur l’héritage de Lénine, culminant dans un « propagandisme abstrait » qui, exacerbé par les trotskystes français, aurait fini par séparer ces derniers et la tradition trotskyste du mouvement réel.

Nous tenterons ici de montrer que derrière ce que Artous perçoit comme des « paradoxes », se cache en fait la véritable originalité de la pensée stratégique de Trotsky sur les voies de l’émergence de la classe ouvrière comme sujet politique dans les formations socio-politiques occidentales, où l’influence de la démocratie bourgeoise comme idéologie est majoritaire parmi les masses et où il existe un profond processus d’étatisation des organisations (politiques et syndicales) du mouvement de masse.

Paradoxe n°1 : programme démocratique radical et gouvernement ouvrier

Artous identifie un premier paradoxe dans l’utilisation par Trotsky de slogans démocratiques radicaux, qu’il interprète comme un « mélange » de formes bourgeoises et de formes soviétiques de la démocratie. Dans son interprétation, ce « mélange » irait dans le sens d’un « État combiné », une approche défendue par Artous pour l’« Occident » mais que Trotsky occulterait selon lui sans succès à travers ses différentes formulations de « gouvernement ouvrier ». Voyons ce qu’il en est.

En 1934, la situation française prend une tournure très importante. Le 6 février, les ligues d’extrême droite mobilisent 40 000 personnes. Le 12, plus de 100 000 travailleurs répondent de façon éclatante par une journée de grève générale. Les appels à l’unité dans les rangs des travailleurs résonnent dans la rue. Les travailleurs remettent en cause la politique passive et les divisions imposées par les appareils bureaucratiques du Parti socialiste (SFIO) et du Parti communiste français stalinien (PCF). En effet, ce dernier refusait systématiquement l’unité d’action avec les social-démocrates que le PCF qualifiait alors de « social-fascisme ». En juin, le PCF opère un tournant majeur dans sa politique et appelle le PS à s’unir dans l’action contre le fascisme et la guerre. C’est dans ce cadre que Trotsky, qui réside alors en France, rédige en mars 1934 « Un programme d’action pour la France », texte publié en juin dans La Vérité, journal trotskyste publié par la Ligue communiste . C’est le contenu de cette unité d’action qui fait débat.

Comme le souligne Artous, ce programme est l’occasion pour Trotsky d’enrichir sa réflexion programmatique. Sa principale innovation est l’articulation de revendications démocratiques radicales dans un programme de transition. Trotsky écrit ainsi :

« Nous sommes donc fermement partisans d’un État ouvrier et paysan qui élimine du pouvoir des exploiteurs (…) Cependant tant que la majorité de la classe ouvrière reste sur la base de la démocratie bourgeoise, nous sommes prêts à la défendre de toutes nos forces contre les attaques violentes de la bourgeoisie bonapartiste et fasciste [2]. »

Mais Trotsky va plus loin et fait le lien avec la lutte pour des revendications telles que :

« A bas la Présidence de la République qui sert de point de concentration occulte à toutes les forces du militarisme et de la réaction ! Une assemblée unique doit concentrer le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Les membres en seraient élus pour deux ans, au suffrage universel depuis l’âge de dix-huit ans, sans distinction de sexe ni de nationalité. Les députés seraient élus sur la base d’assemblées locales, constamment révocables par leurs mandants et recevraient pendant le temps de leur mandat le traitement d’un ouvrier qualifié [3]. »

Selon Artous, l’approche de Trotsky se heurte à une difficulté : « l’Assemblée unique qu’il avance mélange une forme de pouvoir "démocratique radical" et des traits de "pouvoir prolétarien" : "Les députés seraient élus sur la base d’assemblées locales, constamment révocables par leurs mandants et recevraient, pendant le temps de leur mandat, le traitement d’un ouvrier qualifié". Or, classiquement, Trotsky refuse fermement ce mélange des genres. »

Plus tard, Artous s’étonne encore : « Dès octobre 1934, dans son fameux article "Où va la France ?", Trotsky traite différemment de la perspective de la lutte pour le pouvoir : "le but du front unique des partis socialiste et communiste ne peut être qu’un gouvernement de ce front, c’est-à-dire un gouvernement socialiste-communiste, un ministère Blum-Cachin." Il n’est plus question de la bataille pour une assemblée unique qui va disparaître des perspectives trotskystes, sans explications. En revanche, le mot d’ordre de gouvernement devient central et il intègre le PCF. »

Le « secret » de ces paradoxes sur lesquels bute Artous est peut-être moins complexe qu’il n’y paraît. Il faut d’abord préciser que, loin du mélange suggéré par Artous, Trotsky inscrit le programme démocratique dans la tradition la plus radicale de la révolution bourgeoise, celle du jacobinisme. Il le dit explicitement : « nous exigeons de nos frères de classe qui se réclament du socialisme « démocratique » qu’ils soient fidèles à eux-mêmes, qu’ils s’inspirent des idées et des méthodes non de la Troisième République, mais de la Convention ». Autrement dit, Trotsky ne se réfère pas à la démocratie décadente de la France des années 1930, mais celle de la grande Révolution française. D’autre part, loin d’écarter ces formulations, quelques mois plus tard, dans le même article cité par Artous, Trotsky précise explicitement que « nous ne nous attarderons pas ici sur le contenu du programme lui-même, et renvoyons le lecteur au programme d’action publié par la Ligue communiste en mars 1934 ».

Mais pour revenir à la question de notre auteur, pourquoi Trotsky parle-t-il en mars-juin d’une Assemblée unique et d’un gouvernement socialiste-communiste en octobre ? Le point de départ est que ni l’« Assemblée unique » ni le « gouvernement de front unique » n’étaient pour lui des approches stratégiques, des équivalents « occidentaux » de la « dictature du prolétariat », comme semble l’interpréter Artous, mais des propositions tactiques. Mais des tactiques pour quelle stratégie ? Celle de la classe ouvrière se transformant en sujet hégémonique et conquérant effectivement un « État ouvrier et paysan qui élimine du pouvoir les exploiteurs » — comme le rappelle Trotsky lui-même dans « Un programme d’action pour la France ». Un État fondé sur le pouvoir des soviets (conseils), c’est-à-dire à un pouvoir démocratique (et armé) des ouvriers et des paysans eux-mêmes, capable de remplacer l’État capitaliste par la révolution.

Quelle était alors la relation entre ces tactiques et cette stratégie ? Les soviets (quel que soit le nom qu’ils prennent, car la question n’est pas celle du vocabulaire) sont des organisations de front unique de masse. Et quelle était à cette époque la condition pour constituer un véritable front unique de masse ? L’unité d’action avec la majorité des travailleurs qui avaient confiance dans la démocratie bourgeoise et voulaient la défendre contre l’avancée du fascisme. C’est cette logique qui amène Trotsky, dans son programme de mars-juin 1934, à proposer une politique de défense de la démocratie bourgeoise contre les attaques de la bourgeoisie et du fascisme. Mais Trotsky propose de la défendre non pas avec les méthodes parlementaires mais avec celles de la lutte des classes, non pas sous les bannières du régime décadent de la IIIe République mais sous celles de la démocratie radicale, d’où l’importance de propositions telles que « l’Assemblée unique ».

Une fois scellé le pacte d’unité d’action entre le PCF et les socialistes à la fin du mois de juillet 1934, Trotsky ajoute dans cette même logique la proposition d’un « gouvernement socialiste-communiste » contre l’idée que l’unité d’action des partis ouvriers devrait se limiter à des revendications partielles et exclure la lutte pour le pouvoir. Comme pour l’ « Assemblée unique », du point de vue de la méthode, Trotsky propose « l’utilisation de toutes les possibilités qu’offre le régime bonapartiste semi-parlementaire pour le renverser lui-même par une poussée révolutionnaire [4].

En dehors de cette relation entre programme, stratégie et tactiques, il est difficile de comprendre un seul mot des élaborations de Trotsky. Et, surtout, de son combat contre la politique de « front populaire » qui est au cœur du débat soulevé par Artous.

Paradoxe n°2 : front unique et front populaire

En mai 1935, le « pacte Staline-Laval » est signé entre la France et l’Union soviétique pour soutenir la politique de « défense nationale » du gouvernement français. Quelques mois plus tard, l’alliance du PS et du PC avec le Parti radical (parti lié à la politique coloniale française) se concrétise et donne naissance au Front populaire.

Comme le rappelle Artous, Trotsky était radicalement opposé à la politique de « Front populaire de combat » proposée par le groupe de François Pivert, et qui se retrouvait dans certains rangs trotskistes. Cette orientation défendait de ne pas s’opposer au Front populaire mais de chercher à développer la lutte et le mouvement à travers le mot d’ordre « le front populaire au pouvoir ». Artous cite, d’une part, les mots de Trotsky selon lesquels : « L’expérience gouvernementale des réformistes et des staliniens est à faire. L’expérience radicale est faite. Identifier ou même rapprocher les deux mots d’ordre : gouvernement ouvrier socialiste-communisme (gouvernement de front unique), gouvernement ouvrier et paysan, etc. et le gouvernement du Front populaire, les radicaux y compris, serait absolument fatal. ». D’autre part, Artous rappelle l’opposition du fondateur de la IVe Internationale au slogan « A bas le Front populaire ! » et comment Trotsky soutenait au contraire qu’il fallait l’attaquer « du dedans », et pas « de front », en personnalisant les attaques contre ses figures bourgeoises, avec des propositions telles que « chassons les politiciens bourgeois du Front populaire » et en posant des exigences comme moyen de mieux le combattre, étant donné qu’il avait le soutien des masses laborieuses.

Cependant, l’idée qu’Artous tire de tout cela est qu’ « on remarquera que Trotsky n’argumente pas en fonction d’une position de principe liée à ce qui serait une différence de "nature" des partis (partis "ouvriers" et partis bourgeois), mais simplement en fonction de l’expérience des masses. » Ce point est le plus forcé de tout l’article. Au contraire, Trotsky ne se lasse pas de répéter des affirmations telles que : « Pour justifier la politique du Front populaire, on invoqua la nécessité de l’alliance du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Il est impossible d’imaginer mensonge plus grossier ! Le parti radical exprime les intérêts de la grande bourgeoisie et non de la petite. Par son essence même, il représente l’appareil politique de l’exploitation de la petite bourgeoisie par l’impérialisme [5] »

Mais pourquoi Artous a-t-il besoin de relativiser cette question de classe ? Cette opération théorique a pour conséquence de réduire à une « expérience des masses » générique et indifférenciée ce qui recouvre en réalité deux stratégies opposées et conflictuelles. L’une de ces stratégies vise une division politico-sociale horizontale, où la classe ouvrière se constitue en sujet hégémonique d’une alliance avec les secteurs populaires, articulée au développement d’institutions nouvelles et propres à ces sujets sociaux et culminant dans les soviets/conseils dont l’objectif est la conquête révolutionnaire de « l’Etat ouvrier et paysan, qui élimine du pouvoir les exploiteurs ». L’autre stratégie est celle d’une division verticale des « camps » en lesquels la bourgeoisie — et même l’appareil d’État — se fragmente dans les moments de crise (entre ses secteurs les plus bonapartistes et les plus populistes) où les masses (divisées) finissent par servir de « base de manœuvre » d’un projet contre un autre.

Dans ses écrits sur la France, Trotsky oppose la tactique du front unique à celle du front populaire de la manière suivante : si la première option peut être résumée par « frapper ensemble, marcher séparément », la seconde pourrait l’être comme suit : « marcher ensemble pour être frappés séparément ». En effet, le front unique consiste à unifier les rangs de la classe ouvrière dans la lutte de classes (« faire grève ensemble ») en surmontant les divisions sociales (salariés-chômeurs, cdi-précaires, etc.) et organisationnelles sur lesquelles la bureaucratie s’appuie pour diviser, et ainsi de regrouper un maximum de forces pour affronter la bourgeoisie. Cette tactique commande, dans le même temps, de « marcher séparément » sans quoi il est impossible de construire un parti révolutionnaire avec les secteurs les plus conscients et les plus déterminés de la classe qui lutteront de façon conséquente pour le pouvoir. Au contraire, avec leur politique de « front populaire » les appareils bureaucratiques socialistes et communistes entendaient faire « marcher ensemble » le prolétariat avec la bourgeoisie en s’alliant avec le Parti radical et en participant au soutien à la « défense nationale ». Cette politique impliquait par ailleurs de « frapper séparément » puisque son corrélat était d’isoler les différents conflits et soulèvements que la bourgeoisie pouvait ainsi défaire de façon localisée, empêchant ces luttes de devenir de plus en plus révolutionnaires.

Paradoxe 3 : Comités d’action et « front populaire de combat »

Artous soutient qu’il y a une contradiction entre cette interprétation du front unique et l’approche de Trotsky sur les « comités d’action », qui serait selon lui plus proche de l’idée d’un « front populaire de combat ». Comme nous l’avons développé ailleurs, l’approche de Trotsky sur les comités d’action commence par « prendre au mot » la résolution du VIIe Congrès de l’Internationale communiste (1935) sur l’appel à la formation de « comités d’action du Front populaire », qu’il définit comme la seule chose correcte dans toute la déclaration. Mais avec cette proposition, qui cherche à s’appuyer sur l’influence du PC et du PS parmi les masses, Trotsky ne cherche pas à « gauchiser » la politique de collaboration de classe du Front populaire mais à articuler des forces, à imposer le front unique ouvrier et à travailler à ce que la classe ouvrière se positionne comme classe hégémonique. Ce qui motive sa politique des comités d’action c’est la perspective de briser la subordination des masses ouvrières à la bourgeoisie, en renforçant le poids de l’avant-garde par le développement de ses propres institutions directement liées à la lutte des classes, facilitant ainsi la mise à l’écart des partisans du Parti radical et la défaite de la politique de conciliation de classe des bureaucraties du PC et du PS.

C’est là l’une des élaborations les plus novatrices de Trotsky et une manière de résoudre le problème stratégique de la constitution de la classe ouvrière en sujet hégémonique dans un scénario « saturé » d’appareils bureaucratiques, comme le sont les structures socio-politiques occidentales. Trotsky a développé cette politique des comités d’action en une conception plus générale de l’articulation de l’avant-garde et des secteurs des masses par la création d’institutions d’unification et de coordination des luttes « l’unique moyen de briser la résistance anti-révolutionnaire des appareils des partis et des syndicats [6]. ». Il lie cette nécessité de « briser la résistance » des bureaucraties avec l’énorme danger que les conflits partiels restent isolés et que l’énergie des masses soit gaspillée dans des explosions isolées et finisse par générer de l’apathie au sein des masses. C’est la raison pour laquelle il souligne que, face aux grèves, manifestations, escarmouches de rue ou soulèvements directs, qui sont inévitables dans une situation qui devient révolutionnaire, la tâche essentielle des révolutionnaires consiste à « les unifier et à leur donner le plus de vigueur possible [7] ».

Dans la conception de Trotsky, les comités d’action n’étaient plus le « front unique » comme tactique de masse (ni les « soviets » qui, à proprement parler, sont les organismes d’un front unique de masse), bien que dans certaines conditions de radicalisation générale ils puissent le devenir, mais des institutions où s’articule la force nécessaire pour imposer de façon effective un front unique auquel la bureaucratie ne cessait de s’opposer pour poursuivre sa collaboration avec le Parti radical et la bourgeoisie. Ces comités « ont pour tâche d’unifier la lutte défensive des masses travailleuses en France, et aussi de leur donner la conscience de leur propre force pour l’offensive à venir [8] ». Il associe par ailleurs cette même perspective aux possibilités de renforcement des révolutionnaires — à l’époque, les forces trotskistes en France ne dépassent pas quelques centaines – puisque ceux-ci pourront se lier et organiser les sections les plus avancées du mouvement ouvrier et de masse en lutte. Autrement dit, contrairement à ce que laisse entendre Artous, c’est l’inverse de la perspective du « front populaire de combat » du groupe de Pivert qui conçoit le « front unique » comme une coexistence pacifique avec les appareils bureaucratiques.

Paradoxe 4 : soviets et mouvement réel

Dans son article, Artous souligne l’écart entre les propositions de Trotsky et la politique réelle des trotskystes français durant ces années. Jean-Paul Joubert, dans son texte « Trotsky et le Front populaire », est encore plus catégorique. Il écrit : « Ces conseils, pour la plupart, sont restés lettre morte ». Or, au-delà de ce débat spécifique, ce qui nous intéresse, c’est la racine des problèmes que notre auteur trouve dans les traits « soviétiques » et « octobristes » des propositions de Trotsky. Artous écrit : « Bien entendu les révolutionnaires devraient pousser dans le sens de l’auto-organisation et, au-delà, vers une dynamique de double pouvoir. Mais avancer l’axe des soviets comme perspective immédiate et centrale n’étaient pas en rapport avec le mouvement réel. C’est, au mieux, du propagandisme abstrait qui ne permet pas de distinguer les différentes phases d’un processus révolutionnaire. » Voyons cela.

Dans son article du 9 juin 1936, « La Révolution française a commencé », Trotsky lance un appel à construire des soviets. Il est important de souligner que pendant toute la période précédente (dite de la troisième période), la direction stalinienne du PCF avait lancé le mot d’ordre « Des soviets partout ! », que Trotsky dénonçait alors comme étant une proposition inopportune servant de couverture « de gauche » à la politique de conciliation avec la bourgeoisie. Sur cette base, Trotsky imagine un dialogue avec un ouvrier communiste :

« Un état-major révolutionnaire ne peut naître de combinaisons de sommets. L’organisation de combat ne coïnciderait pas avec le parti, même s’il existait en France un parti révolutionnaire de masse, car le mouvement est incomparablement plus large qu’un parti. L’organisation de combat ne peut pas non plus coïncider avec les syndicats, qui n’embrassent qu’une partie insignifiante de la classe et sont soumis à une bureaucratie archi-réactionnaire. La nouvelle organisation doit répondre à la nature du mouvement lui-même, refléter la masse en lutte, exprimer sa volonté la plus arrêtée. […] Plus d’une fois dans le passé, ils ont crié : "Les soviets partout !", et la majorité a sans doute pris ce mot d’ordre au sérieux. Il fut un temps où nous pensions qu’il n’était pas opportun, mais, aujourd’hui, la situation a changé du tout au tout. Le puissant conflit des classes va vers son redoutable dénouement. […] "Les soviets partout ?" D’accord. Mais il est temps de passer des paroles aux actes [9].

Qu’est ce qui a « changé du tout au tout » selon Trotsky et qui l’a conduit à reprendre le mot d’ordre des soviets alors que le PCF l’a effacé de son agitation ? Après la victoire du Front populaire aux élections législatives d’avril/mai 1936, un énorme mouvement de grève débute avec des occupations d’usines auxquelles participent plus de 2 millions de travailleurs. Ce processus se poursuit au cours des mois suivants. Début juin, le Front populaire prend le pouvoir et Léon Blum s’installe au poste de Premier ministre. Le 7 juin, les premiers « accords de Matignon » sont signés, stipulant une série de concessions telles que des augmentations de salaires, et, quelques jours plus tard, la semaine de 40 heures, les congés payés, etc. sont légiférés, ce qui n’empêche pas que le mouvement se poursuive et s’étende. C’est à ce moment précis que Trotsky lance son appel à constituer des soviets, tandis qu’en parallèle, Maurice Thorez, principal dirigeant du PCF, déclare qu’« il faut savoir terminer une grève », et appelle à « l’unité nationale ». Malgré cela, le mouvement durera jusqu’au mois d’août.

Quelle est l’alternative proposée par Artous ? Ses critiques se concentrent sur le fait que la politique des trotskistes, ne proposerait « aucune "interpellation" en direction des partis autour des tâches nécessaires » accompagnant la dénonciation, et que leur orientation se contenterait de « développer une perspective de lutte pour le pouvoir et de développement d’un double pouvoir en totale extériorité par rapport aux organisations traditionnelles ». Mais opposer ces critiques à la démarche des « comités d’usine » et des « soviets » ne permet pas de dépasser le « propagandisme », comme le soutient Artout, et conduit plutôt à rester à la remorque des « organisations traditionnelles », alors même que ces dernières trahissent à ce moment-là la lutte. Par ailleurs, contrairement à ce qu’avance Artous, Trotsky accorde une grande importance à l’ « interpellation » des travailleurs communistes, socialistes et syndicaux dans le cadre de cette politique.

Finalement, le véritable paradoxe auquel se confronte Artous est sa tentative de « mélanger » deux stratégies aux objectifs différents et contradictoires : le repli sur les bureaucraties réformistes et la lutte pour l’émergence de la classe ouvrière en tant que sujet hégémonique.

L’originalité de Trotsky

Artous écrit : « On sait que juin 1936 n’a pas vu se développer des soviets, ni même, sauf quelques exceptions, des formes d’auto-organisation importantes. Naturellement, on ne peut se contenter d’expliquer que les soviets ne sont pas apparus à cause de la politique de la SFIO et du PCF, car, précisément, cette politique est une des données de l’analyse de la situation politique. » Or, comme nous l’avons dit, on ne peut pas non plus se contenter de dire qu’il s’agissait d’un problème de « dialogue » et d’« interpellation » au Front populaire comme le suggère Artous. Trotsky avance une explication :

« Le Front populaire, en France, a assumé la même tâche que ce qu’on appelait la « coalition » des cadets, des mencheviks et des socialistes révolutionnaires en Russie en mars 1917 : contenir la révolution à sa première étape. La différence est que la bureaucratie réformiste en France (socialistes, communistes, syndicalistes) est infiniment plus puissante qu’elle ne l’était en Russie en 1917. En outre, le Kremlin a soutenu le Front populaire français au nom de la révolution d’Octobre, qui avait gagné contre le Front populaire. Enfin, le parti révolutionnaire en France est infiniment plus faible qu’il ne l’était en Russie [10]. »

Evidemment, tant la force de la bureaucratie réformiste que l’utilisation par le Front populaire du prestige de la révolution d’Octobre sont des données de la situation objective de l’époque. Mais la faiblesse des révolutionnaires ne l’était qu’en termes relatifs, en tenant compte de l’évolution de la situation et de la radicalisation progressive de secteurs de l’avant-garde et du mouvement de masse. Et c’est précisément là que se trouve l’une des plus grandes innovations de Trotsky dans ses développements sur la France. Non pas dans une prétendue tentative de « mélanger » les institutions de la démocratie bourgeoise (Assemblée unique) avec les institutions de la démocratie ouvrière (soviets), ni dans une prétendue relativisation du caractère de classe du Parti radical — et donc du Front Populaire en tant que politique de conciliation de classe. Mais dans les éléments et moyens qu’il propose pour constituer la classe ouvrière en tant que sujet hégémonique dans un scénario « saturé » d’appareils bureaucratiques et de traditions démocratiques bourgeoises, comme c’est typiquement le cas des structures sociopolitiques occidentales.

En particulier, l’idée que ce n’est qu’en développant ses propres institutions de coordination de l’avant-garde et de franges des masses en lutte que la classe ouvrière peut concentrer ses forces pour briser le frein des directions bureaucratiques et leur collaboration avec la bourgeoisie. C’est dans cette perspective que Trotsky a soutenu qu’un groupe révolutionnaire, même petit, pouvait être en mesure d’influencer une partie suffisante de la classe ouvrière pour que la tactique du front unique (« frapper ensemble et marcher séparément ») ne soit pas simplement une demande impuissante à l’égard de la bureaucratie, mais qu’elle ait la force de s’imposer efficacement et d’ouvrir la voie au développement des soviets/conseils en tant qu’organes de masse du front unique.

Contrairement à ce que suggère Artous, loin de se référer à un « propagandisme abstrait » « trop éloigné du mouvement réel », la perspective de Trotsky était précisément de se lier à chacun des processus de lutte, de soulèvement, etc. qui se sont développés en France pendant toute la période, d’empêcher ces forces du mouvement réel de se dissiper, de pouvoir les transformer en institutions permanentes et de lier étroitement le développement du parti révolutionnaire à ce processus. Le problème se situe surtout là. Comme le souligne Daniel Guérin — alors membre du groupe de Marcel Pivert — dans son bilan : « L’admirable article de Trotsky : "La Révolution française a commencé", paru dans le numéro saisi de La Lutte Ouvrière, n’a été lu que par quelques initiés. Si nous avions vraiment rempli notre mission au sein du mouvement populaire, nous aurions eu d’autres moyens efficaces de nous faire entendre [11] ». Dans le même ordre d’idées, Joubert souligne que : « Dans la défaite, l’analyse de Trotsky se vérifiera, en fin de compte, une défaite qui était inévitable dans l’hypothèse où les trotskystes n’ont pas réussi à jouer un rôle décisif. »

NOTES DE BAS DE PAGE


[1] Toutes les citations d’Antoine Artous sont tirées de son article de 2006 « 1936 : Léon Trotsky et les trotskystes face au Front populaire »


[2] Ligue communiste, « Programme d’action pour la France », mars 1934, disponible ici.


[3Idem.


[4] Léon Trotsky, « Où va la France », 1934 »


[5] Léon Trotsky, « L’heure de la décision approche : sur la situation en France », 1938, disponible ici.


[6] Léon Trotsky, « Front populaire et comités d’actions », novembre 1935, disponible ici.


[7Idem.


[8Idem.


[9] Léon Trotsky, « La révolution française a commencé », juin 1936, disponible ici.


[10] Léon Trotsky, « SOS. La situation en France », décembre 1938, disponible ici.


[11] Daniel Guérin, Front Populaire, révolution manquée, Marseille, Agone, 2013.