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    Aki Kaurismäki : au fin-fond du dénuement, ce qui fait l’humain

    Lien publiée le 18 décembre 2023

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Aki Kaurismäki : au fin-fond du dénuement, ce qui fait l’humain (blast-info.fr)

    La cinémathèque française consacre une rétrospective à l’inestimable cinéaste finlandais. Auteur d’une œuvre radicalement à part, à contre-courant de toutes les injonctions du cinéma actuel et de la société, Aki Kaurismäki propose depuis 40 ans une démarche d’une parfaite cohérence entre le discours affiché et les moyens (cinématographiques comme matériels) utilisés. L’un des derniers auteurs dignes de ce nom allègrement galvaudé.

    De La fille aux allumettes à Ariel, de Au loin s’en vont les nuages en passant par Le Havre, Les lumières du faubourg ou le tout récent et admirable Les feuilles mortes, Aki Kaurismäki a imposé un univers totalement personnel qui a su parler au monde entier, ce qui ne cesse d’étonner pour un auteur refusant catégoriquement toute espèce d’esbroufe ou de compromission. Car Kaurismäki part de loin tant ses choix artistiques vont à l’encontre de ce que le cinéma dominant impose en termes de narration comme de production, et tant ses choix moraux contredisent l’air du temps fascisant.

    Bresson… Dieu en moins et l’humour en plus

    Le cinéma d’abord : Chez Kaurismäki, pas de personnages flamboyants mais des anti-héros taiseux ressemblant à s’y méprendre à nos voisins de palier, pas de scénarios tortueux mais des historiettes toutes simples et sans aucune violence (sinon sociale), pas d’envie brulante de conquérir le monde en abdiquant son identité mais au contraire la volonté de tourner en Finlande et en finlandais (hormis bien entendu ses films ‘’français’’…) avec des comédiens du même cru, peu ou pas connus, et une direction d’acteur refusant le pathos… On est loin des canons hollywoodiens dont le respect est censé assurer le succès en salle, et pourquoi pas la reconnaissance critique. Une recette suivie à la lettre et avec succès par des dizaines de réalisateurs catalogués ‘’auteurs’’ alors qu’un soupçon de lucidité suffirait à leur reconnaitre un vrai talent de self-marketing (Nolan, Tarantino, Aster, etc..) sans besoin d’aller plus loin dans la célébration extatique.

    Kaurismäki lui, a son univers et son langage, et chacun de ses films est parfaitement reconnaissable au bout de 15 secondes, mais contrairement à un Wes Anderson (ou les autres cités plus haut) dont le style confine à la collection de tics de réalisation pouvant s’adapter à n’importe quel récit, le finlandais va au bout de la démarche artistique et délivre une véritable œuvre cohérente et sincère à tous les niveaux et étapes de la création cinématographique.

    Cohérence d’abord dans le style. On a souvent cité Robert Bresson comme source du cinéma Kaurismäkien. Une référence revendiquée (« Si on me mettait en joue contre un mur en m’obligeant à citer trois noms, Bresson serait l’un d’entre eux ») et évidente. Comme Bresson, Kaurismäki choisit une économie de moyens extrême et rejette les ‘’performances d’acteurs’’, le rythme de ses récits est posé, voire lent, et avare en évènements dramatiques. Ce cocktail très austère, Kaurismäki l’a fait sien, en y ajoutant ses ingrédients personnels pour transcender ses récits et en quelque sorte actualiser Bresson sans le trahir. Parmi ces ingrédients : le travail sur les couleurs, le goût pour les chansons populaires, et bien entendu l’humour.

    « À quoi cela servirait-il d'être pessimiste puisque tout espoir est perdu ? »

    Là encore, Kaurismaki reste cohérent. Son humour à froid (hérité de Jacques Tati et Buster Keaton) n’est pas qu’une marque de fabrique, un gimmick, mais une véritable signature de politesse, celle bien identifiée et connue issue du désespoir (parfaitement illustré par son chef-d’œuvre noir, La fille aux allumettes en 1990, qui ne laissait à l’époque aucune place à un quelconque optimisme). Cet humour qui permet au désespéré de supporter la vie et même d’en jouir grâce aux amitiés partagées autour de bouteilles d’alcool dans des rades enfumés, aux chansons populaires entonnées par des artistes humbles aux looks improbables, et surtout à l’amour.

    Ce sentiment ultime, omniprésent chez Kaurismäki, est lui aussi placé sous le signe du refus du pathos. C’est un amour aussi ‘’à froid’’ que son humour, totalement libéré des fanfreluches du romantisme. Comme si ses personnages en lutte pour leur survie n’avaient pas le temps pour les simagrées de ‘’l’amour bourgeois’’, avec ses petits drames, ses éclats de voix et sa larme à l’œil. Les histoires d’amour chez Kaurismäki sont sans effusion, pragmatiques et sincères comme dans Les feuilles mortes où Ansa connait l’alcoolisme de Hollapa, mais n’en est pas moins décidée à l’adopter (comme elle le ferait avec un chien errant) et à tromper l’ennui et la pauvreté avec lui.

    Comme Guédiguian, Kaurismäki aime profondément, du fond de son être, ces personnages démunis de tout et donc sans énergie ni temps à consacrer à la mise en scène d’eux-mêmes, sans moyens pour le théâtre sentimental et/ou social. Des personnages mâchés par le système mais pas broyés. Des êtres en marge, cette marge dont Jean-Luc Godard (autre référence majeure de AK) disait qu’elle permettait de « tenir ensemble les pages du cahier ». L’absence d’argent et de perspectives les recentrent sur l’essentiel, sur ce qui ne coute rien mais vaut tout, aussi minable et petit que cela puisse paraitre aux yeux des habitués du « dépenser sans penser ni sentir ».

    Dans L’homme sans passé, le personnage de M demande à un SDF qui vient de l’aider à brancher l’électricité dans sa nouvelle demeure : « Combien je vous dois ? ». « Si vous me trouvez face contre terre dans la rue, roulez-moi sur le côté » lui répond le sans abri…Une fois que tout le superflu a bel et bien disparu, il reste le lien. Ce lien qui donne sens et valeur (non marchande) à la vie. Un lien résumé en un plan dans Au loin s’en vont les nuages, celui de Kati Outinen rejoignant son mari chauffeur de tram. Elle l’embrasse en silence, et tous les deux regardent un même point vague loin devant eux, un léger sourire au coin des lèvres, tandis que la musique de Tchaïkovski surgit dans la bande son. Rien d’autre pour montrer ce bonheur du lien, pas d’ostentation, pas de dialogues, pas d’amples mouvements de caméra parfaitement exécutés. Juste les moyens simples offerts par le cinéma pour créer l’émotion.

    Ne pas s’encombrer de transcendance divine

    Revenons-en à Bresson. Si la transcendance divine occupait une large place dans le discours du cinéaste français, on est à l’opposé chez Kaurismäki, ce qui le rapproche plus clairement de Luis Buñuel (il faut revoir L’ange exterminateur pour saisir ce que AK doit à l’immense Luis). Dans les films de Kaurismäki, il y a surtout des salles de cinéma, peu d’églises, pas de curés ou de prêtres ni de repentance larmoyante. Tout est là, sur terre et sous nos yeux. Rien à attendre d’un au-delà ou d’une quelconque intervention divine, même celle du marché, dernier avatar de la divinité (voir à ce propos les analyses tranchantes de Dany-Robert Dufour). Lorsque la maitre d’hôtel récemment licenciée d’Au loin s’en vont les nuages va à la banque pour solliciter un prêt, il lui est bien évidemment refusé, malgré tous les efforts entrepris pour répondre aux ‘’critères d’éligibilité’’. Le « divin marché » ne remplace pas la divine providence. Ce qui permettra effectivement au personnage de s’en sortir, c’est le hasard d’une rencontre, la solidarité et la confiance d’un personnage à peine plus fortuné.

    Si Kaurismäki n’attend rien du « Très haut », il n’en attend pas plus du haut de la pyramide sociale ou du politique, absent de ses films. Les responsables du désastre ne peuvent pas être une solution. Tout est entre les mains de la marge, ou de ce prolétariat décrété mort par les sachants, mais qui bouge encore selon le cinéaste, comme M déclaré décédé par un docteur au début de L’homme sans passé, juste avant que le soudeur amnésique ne se relève de son lit d’hôpital pour rejoindre sans le vouloir des marginaux habitant les quais d’un port de la Baltique. Pas des « gens qui ne sont rien », non. Des êtres ne produisant rien d’autre (mais pas moins) que leur propre existence et éventuellement une force de travail désuète et démonétisée, et qui cherchent obstinément à rester dignes.

    Solidarité, générosité, bienveillance… autant de valeurs bien terre à terre (mais que ne désavouerait pas le Pape) conspuées et tournées en ridicule dans un monde devenu cirque où des foutriquets célèbrent des lois de la jungle dont ils seraient les premières victimes si elles étaient appliquées, et où chacun est bruyamment invité à bouffer (ou à baiser. Dany-Robert Dufour encore…) son prochain. Kaurismäki célèbre tout l’inverse, et nous invite à retrouver à travers le dénuement de ses personnages et de son cinéma, ce qui fait de nous des êtres humains : « L'humanisme aujourd'hui, maintenant, pourquoi pas ? Il faut essayer parce que demain, il sera trop tard. Demain, il sera peut-être interdit de sourire, comme de fumer ».