[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Agenda militant

    Newsletter

    Ailleurs sur le Web [RSS]

    Lire plus...

    Twitter

    Conquête de l’électorat populaire : que penser de la stratégie Ruffin ?

    Ruffin

    Lien publiée le 11 juillet 2024

    Tweeter Facebook

    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.frustrationmagazine.fr/ruffin-strategie/

    La période que nous avons vécue a semblé accélérer l’histoire et servir de clarificateur à certains endroits. Parmi tous les événements qui se sont succédé, l’un d’entre eux n’est pas passé inaperçu dans le monde militant et médiatique : l’annonce fracassante de François Ruffin de sa rupture avec la France Insoumise et Jean-Luc Mélenchon. Cette rupture, bien qu’aussi motivée par des ambitions personnelles, est révélatrice de fractures idéologiques et stratégiques à gauche.Ruffin lui-même demande à ce que ses thèses soient discutées et créent du débat. Alors regardons-y de plus près. 

    La déloyauté est-elle un problème ?

    La direction de la France Insoumise a utilisé les élections législatives pour régler des comptes internes en retirant l’investiture à d’anciens députés France Insoumise et en présentant face à eux d’autres candidats (qui ont la plupart du temps perdu). Était-ce le bon moment et la bonne manière de faire ? Était-ce la priorité à cet instant ? La question est légitime quand on rappelle ce qui nous occupait réellement à ce moment-là : que le RN ne prenne pas le pouvoir. 

    Ruffin lui-même demande à ce que ses thèses soient discutées et créent du débat. Alors regardons-y de plus près. 

    Dans ce contexte, François Ruffin, précédemment investi par la France Insoumise, a largement pris parti pour ceux que la presse mainstream a rapidement surnommés “les purgés” (pour associer Jean-Luc Mélenchon à Staline). Il ne s’en est pas contenté. Il a par la suite orienté l’essentiel de sa campagne, surtout médiatique, sur sa détestation de Jean-Luc Mélenchon : il faut dire que si cela ne garantit pas de succès électoraux (cf les destins de Roussel, Hidalgo, Jadot…), cela permet toutefois de nombreuses invitations médiatiques. Cette attitude a beaucoup choqué les militants insoumis qui se sont empressés de le lui faire savoir. 

    Mais la déloyauté est-elle réellement un problème en politique ? Devrions-nous suivre un chef quoi qu’il en coûte avec un raisonnement quasi mafieux de “parce qu’on lui devrait tout” ? 
    Evidemment non. Il peut être parfaitement légitime de critiquer Jean-Luc Mélenchon ou la France Insoumise. À Frustration, nous pensons que ce mouvement et cette personnalité politique sont déjà extrêmement diabolisés par la bourgeoisie et que ce n’est pas  notre rôle d’en rajouter une couche en permanence, car nous savons que derrière c’est tout notre camp social qui est en réalité attaqué. Mais nous ne taisons pas pour autant certains désaccords, par exemple : la stratégie de la NUPES qui a fait ressusciter le PS et affiliés (nous le payons plus cher que jamais), l’idolatrie vis à vis de Mitterrand (qui est significative politiquement), un traitement très insuffisant des violences sexistes et sexuelles incarnée par la reconduction initiale d’Adrien Quatennens, des propos maladroits et faux sur l’antisémitisme qui serait “résiduel” (sur lesquels Mélenchon est revenu)… Des critiques constructives peuvent aider à faire progresser notre camp, cela a d’ailleurs souvent été le cas par le passé.  

    Toutefois, sur quoi précisément Ruffin critique-t-il Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise ? S’agit-il de critiques constructives, en provenance de la gauche ?

    La question du timing : la France Insoumise est-elle l’ennemi principal ?

    La première chose qui choque dans le soudain retournement de François Ruffin est le timing. Et les calendriers disent quelque chose en politique. 

    La droite et l’extrême droite ont construit depuis des mois un narratif où le danger en France serait “l’extrême gauche” incarnée par Jean-Luc Mélenchon, et que ce danger surpasserait celui de l’extrême droite. Il faudrait donc “faire barrage” à la gauche, peu importe avec qui. 
    L’électorat de gauche et même une partie de l’électorat centriste n’a pas suivi ce discours et c’est ce qui a permis la défaite du Rassemblement National. 

    On voit le premier problème. Jean-Luc Mélenchon n’est pas au pouvoir. C’est Emmanuel Macron : c’est lui qui martyrise les Français depuis près d’une décennie (si l’on compte, et on doit le faire, ses années Hollande). Emmanuel Macron avec qui, cela a été documenté et ce malgré une opposition frontale de façade, François Ruffin est en réalité en excellents termes : 

    • Les deux avaient mis en scène un faux affrontement lors d’un reportage sur le dos des ouvriers il y a quelques années se mettant d’accord à l’avance sur la scène à jouer. 
    • Dans la circonscription de François Ruffin, Emmanuel Macron a personnellement appelé la candidate macroniste pour qu’elle se désiste et soutienne François Ruffin
    • Le père d’Emmanuel Macron a dans la presse expliqué toute l’affection qu’il porte à François Ruffin. Pour sûr, ces marques de tendresse ne seraient pas les mêmes si François Ruffin était perçu comme une menace radicale pour Macron.

    Ensuite, Jean-Luc Mélenchon risquait-il d’arriver au pouvoir ? Non. Bardella et le RN oui. 

    Ainsi en décidant de taper sur Jean-Luc Mélenchon plutôt que de se concentrer sur le RN ou Macron, Ruffin valide une lecture extrêmement droitière où le danger serait bien…”l’extrême gauche”. Il participe, de facto, à une campagne intense qui a favorisé la montée de l’extrême droite, en dépit du réel : la possible arrivée du RN au pouvoir et la politique dominée par les macronistes. 

    "Je suis parti de LFI, mes désaccords avec J-L. Mélenchon sont connus, profonds (…), ma place ne sera pas dans LFI si jamais je suis élu"@Francois_Ruffin, candidat NFP dans la 1ère circonscription de la Somme, au micro d'@amandine_begot et Yves Calvi dans #RTLMatin pic.twitter.com/x9gB3bAZEG

    — RTL France (@RTLFrance) July 4, 2024

    Dans un contexte extrêmement dangereux pour notre camp, François Ruffin est allé de médias en médias pour parler de “sa rupture” avec Jean-Luc Mélenchon, de ses “désaccords”, allant jusqu’à traiter son ancien allié de “boulet”. Ruffin prétend s’intéresser aux problèmes quotidiens des gens. Est-il sérieux de considérer que Mélenchon fait partie de ces problèmes ? Plutôt, au hasard, que la pauvreté, les conditions de travail ou le racisme ?

    Cette campagne s’est aussi avérée dangereuse car dans de nombreuses circonscriptions, le barrage au RN ne pouvait se faire qu’avec un bulletin France Insoumise. En ciblant à ce moment précis la France Insoumise, celui-ci mettait en danger le Nouveau Front Populaire, dont il fait pourtant partie, dans de nombreuses circonscriptions, et passe à côté de ce fait pourtant évident : ce qui est “repoussoir” dans des zones gagnées par la droite n’est pas la figure de Jean-Luc Mélenchon, c’est être de gauche. 

    L’instrumentalisation de la cause palestinienne et de l’antisémitisme

    Sur quoi s’est construit le discours de diabolisation de la France Insoumise ces derniers mois ? Sur son soutien à Gaza, où à ce jour plus de 37 000 Palestiniens ont été tués par l’Etat d’Israël. Ce soutien à Gaza a opportunément été transformé par les médias et la classe politique comme de “l’antisémitisme” (critiquer Israël devenant de manière insensée “critiquer les juifs”). Cette stratégie ignoble n’est pas nouvelle, elle a eu lieu dans beaucoup de pays en Europe et spectaculairement au Royaume-Uni où elle a servi à purger les franges de gauche du Labour (l’équivalent du Parti Socialiste) incarnée par Jeremy Corbyn. 

    Ruffin prétend s’intéresser aux problèmes quotidiens des gens. Est-il sérieux de considérer que Mélenchon fait partie de ces problèmes ?

    Les représentants de la France Insoumise ont été diffamés de toutes les façons possibles, repeints en soutien du Hamas, le groupe politico-terroriste qui contrôle la bande de Gaza et est responsable des attaques du 7 octobre 2023 qui ont fait plus de milles morts israéliens dont environ 800 civils. Cela est allé très loin puisque de nombreux militants de gauche et syndicaux, mais aussi cadres de la France Insoumise ont été convoqués pour “apologie du terrorisme”. Pourtant la condamnation des attaques de civils israéliens a été extrêmement claire par la France Insoumise dès le début. Le jour même (alors que les informations sur l’attaque d’un kibboutz et d’un festival de musique n’étaient pas encore connues) le communiqué de la France Insoumise indiquait ceci : “Nous déplorons les morts israéliens et palestiniens. Nos pensées vont à toutes les victimes.”. Limpide. Ce qui était reproché en réalité au communiqué était de déplorer également les morts palestiniens (pourtant numériquement plus importantes dès le 8 octobre au soir). 

    L’instrumentalisation contre la France Insoumise s’est aussi faite sur un second point. La formation politique a préféré parler, comme le procureur de la Cour de Justice Internationale, de “crimes de guerre” plutôt que “d’attaques terroristes”. Pourquoi ? D’abord parce que les “crimes de guerre” sont définis dans le droit international, ce qui n’est pas le cas du “terrorisme”. Ensuite parce que “la guerre au terrorisme” a par le passé justifié toutes sortes de violations des droits humains élémentaires et peut justifier toutes les exactions, ce qui n’a d’ailleurs pas manqué d’arriver. Aussi, parce que cela crée un deux poids deux mesures : si des Palestiniens tuent des civils israéliens cela serait du terrorisme, tandis que si des israéliens tuent (beaucoup plus massivement) des palestiniens, eux aussi en dehors du droit international, cela serait en quelque sorte légitime. Enfin, parce que cela invisibilise l’histoire du conflit israélo-palestinien et le fait qu’il s’agisse d’une guerre asymétrique sur fond de colonialisme illégal qui dure depuis des décennies, en créant une confusion pour les gens peu informés (la situation aurait par exemple été comparable aux attaques terroristes que la France a subi).
    Cette nuance a été caricaturée en un “soutien au Hamas”, “au terrorisme” alors même que le France Insoumise appelle a des poursuites pénales contre les responsables des crimes du Hamas. Cette caricature (abjecte) a aussi permis une répression politique sans précédent avec les convocations que nous avons mentionnées avant et aussi en tentant de valider le discours extrêmement dangereux qui tente d’assimiler gauche et “terrorisme islamiste”. 

    Cette campagne s’est aussi avérée dangereuse car dans de nombreuses circonscriptions, le barrage au RN ne pouvait se faire qu’avec un bulletin France Insoumise. En ciblant à ce moment précis la France Insoumise, celui-ci mettait en danger le Nouveau Front Populaire, dont il fait pourtant partie, dans de nombreuses circonscriptions, et passe à côté de ce fait pourtant évident : ce qui est “repoussoir” dans des zones gagnées par la droite n’est pas la figure de Jean-Luc Mélenchon, c’est être de gauche. 

    Dans ce cadre, le rôle de la gauche, normalement anticolonialiste, antiraciste, internationaliste et anti-impérialiste, est d’expliquer patiemment, résolument, les enjeux, malgré l’intense campagne médiatique de dénigrement.

    Or, Ruffin n’est pas très intéressé par cette question, qu’il ne comprend pas, ne connaît pas ou fait semblant de ne pas connaître. Pour lui, comme pour beaucoup de gens, la question palestinienne semble être une question lointaine, un conflit moyen-oriental entre “juifs et arabes” qu’il ne faudrait pas importer en France. Il passe donc à côté, ou fait mine, de ne pas voir que ce conflit concerne la France tout simplement parce que la France est un soutien actif du gouvernement israélien et du massacre qu’il commet, et parce que cette question est instrumentalisée par la classe dominante à la fois pour justifier d’un racisme anti-arabes fanatique et pour réprimer la gauche de rupture. 

    Il passe donc à côté, ou fait mine, de ne pas voir que ce conflit concerne la France tout simplement parce que la France est un soutien actif du gouvernement israélien et du massacre qu’il commet, et parce que cette question est instrumentalisée par la classe dominante à la fois pour justifier d’un racisme anti-arabes fanatique et pour réprimer la gauche de rupture. 

    Mais Ruffin ne s’est pas contenté de traiter le sujet de très loin. Lors du second tour des législatives il a décidé d’instrumentaliser cette question et de reprendre le narratif de la droite et de l’extrême droite.

    Ruffin tract verso

    Dans un tract (qui a été authentifié pour celles et ceux qui en douteraient) aux couleurs du drapeau français, il cite sa condamnation des attaques du Hamas comme son premier point de désaccord avec la France Insoumise. Ce faisant, il valide tout le narratif qui a fait de la France Insoumise un soutien du Hamas refusant de condamner le 7 octobre (alors qu’on a vu que cela était faux), voire des antisémites. 
    Dans le même tract, il s’abstient de condamner les crimes israéliens, pourtant beaucoup plus nombreux, soutenus par la France et qui se poursuivent tous les jours.

    Il s’agit d’un cas typique de “”dogwhistle”, c’est-à-dire d’envoyer des signaux à l’extrême droite sans le dire explicitement, pour tenter de les convaincre sur un malentendu. Le constat est violent : Ruffin est prêt à épouser la rhétorique d’extrême droite et la rhétorique pro-israélienne pour nuire à la France Insoumise si cela lui permet d’être élu. 

    C’est un renoncement grave : faire campagne sur le dos des Palestiniens est un signe de lâcheté politique qui fait mal à voir. N’y a t’il pas des limites morales à ne pas dépasser pour ne pas perdre son poste d’élu ?

    La social-démocratie qui ne s’intéresse pas à l’antiracisme : n’est-ce pas la ligne du PS ?

    François Ruffin s’est fait connaître comme un des adeptes du “Plus Jamais PS” qui avait bonne presse à gauche après toutes les brutalisations des gouvernements Hollande dont le macronisme est la fidèle continuation. Pourtant François Ruffin est-il encore sur une ligne de rupture avec le PS ?Pour le magazine de centre-gauche L’Obs, celui-ci affirmait clairement “je suis social démocrate”. 

    Ruffin socdem

    Politiquement cela se traduit de manière très concrète. Ruffin se fait un défenseur régulier du petit patronat, proposant par exemple aux jeunes précaires de dormir en camping l’été pour satisfaire le besoin de main d’œuvre à exploiter par les restaurateurs…
    Il s’est également illustré dans sa défense du patronat de gauche maltraitant. Dans un article de Fakir, il défendait ardemment Daniel Mermet, patron de La-Bas si J’y suis, depuis condamné pour harcèlement moral, après une grève qui avait mobilisé 10 sur 12 de ses salariés. 

    Peut être encore plus grave, François Ruffin semble voir l’antiracisme et les questions LGBT comme des diviseurs, comme des sujets secondaires. 
    C’est ainsi qu’après un attentat islamophobe, une marche contre le racisme anti-musulmans avait été organisée. Ruffin s’était empressé de dire qu’il n’irait pas car il préférait aller au foot.
    Fakir, le journal de Ruffin, peu connu du grand public, publie régulièrement des textes extrêmement douteux, voire franchement abjectes. L’un d’entre eux témoignait par exemple d’une envie de meurtre d’Aya Nakamura, jeune chanteuse noire franco-malienne rencontrant un succès phénoménal et haït de la fachosphère en raison de son assurance et de son existence même dans l’espace publique.

    Fakir Journal de ruffin

    Il avait aussi fait preuve de son mépris face aux questions de transitions de genre. Si le sujet concerne effectivement peu de gens en France, les personnes trans font partie des plus discriminées du pays, cela étant aidé par le fait qu’il s’agit d’un sujet peu traité et que ces dernières soient attaquées par une intense campagne de la part de l’extrême droite (le livre Transmania de Dora Moutot et Marguerite Stern l’ayant initiée récemment). Interrogé sur une loi permettant de faciliter les démarches administratives (complexes) de changement de genre, ce qui améliore la vie de ces personnes sans nuire à qui que ce soit, Ruffin s’y était opposé, considérant que cela allait contre “l’apaisement”. Mais est-ce le rôle de la gauche “d’apaiser” les paniques morales organisées par la bourgeoisie ? D’ “apaiser” les transphobes ? “D’apaiser” sur le dos de minorités déjà ultra-discriminées et humiliées dans l’espace public et médiatique ? 

    Le retour de la tambouille politicienne

    Dans l’ADN de la social-démocratie, il y a la compromission avec la bourgeoisie, la droite et le pouvoir. 

    Ruffin, provenant d’un milieu bourgeois, s’est pourtant toujours positionné comme en rupture avec le monde politicien classique, n’hésitant pas à singer, avec souvent beaucoup de paternalisme et un brin de démagogie, un “parler populaire” qui n’est en réalité pas le sien. 

    Il est donc aussi surprenant que significatif de le voir tomber rapidement dans ce qu’il prétendait dénoncer. 

    Tout d’abord Ruffin n’a pas exclu l’option de gouverner avec les macronistes et la droite, dans un gouvernement de coalition, comparant très abusivement la situation avec celle de l’après Seconde guerre mondiale (interrogé à ce propos sur RMC celui-ci avait déclaré “Il y a eu des grands moments dans notre histoire qui se sont faits avec cette coalition, notamment on peut penser […] à la Libération, où des communistes aux gaullistes il y avait un gouvernement commun »). On voterait pour une politique de rupture avec le NFP et on aurait une grande coalition macroniste pour que Ruffin soit ministre ? C’est ce type de manœuvres qui dégoûte les gens de la politique…

    Mais Ruffin est allé encore plus loin. Nous avons vu le recto du tract, voyons maintenant le verso.

    Ruffin tract verso

    Dans celui-ci, encore uniquement centré contre Jean-Luc Mélenchon, Ruffin met en scène tout le soutien que l’establishment politique lui apporte. On y trouve le responsable des libéralisations de masse des années 2000, Lionel Jospin. On y trouve François Bayrou, précurseur idéologique du macronisme. Des responsables macronistes et LR. Raphaël Glucksmann, la nouvelle incarnation du hollandisme contre lequel Ruffin avait pourtant construit son image médiatique au moment de la Loi Travail. Laurent Berger, l’artisan de la défaite du mouvement contre la réforme des retraites qui travaille désormais au Crédit Mutuel c’est-à-dire dans la banque et l’assurance. 

    Cela est tristement révélateur : si Ruffin était une menace pour la classe dominante, celle-ci ne serait pas aussi prompte à lui accorder son soutien. Pour le dire autrement, si, alors qu’on est “de gauche”, François Bayrou “n’a aucun problème” avec soi, il y a un très gros souci. C’est par ailleurs une drôle de stratégie pour conquérir les classes populaires… Pense-t-il sérieusement que l’électeur prolétaire RN va renoncer à son vote en voyant le soutien de Jospin, Glucksmann et Bayrou ? 

    C’est une rupture de fond : en mettant en scène le soutien de toute l’oligarchie libérale, que tout le monde déteste, Ruffin se place en rupture avec le discours pseudo-ouvriériste qu’il prétend tenir. 

    Autre problème, le retournement de veste soudain. Nous avons vu le tract du second tour, pourtant le tract du premier disait totalement autre chose. 

    Dans celui-ci, Ruffin posait tout sourire dans sa cuisine avec Jean-Luc Mélenchon. D’un côté Ruffin tente de séduire “les quartiers populaires” en se mettant en scène avec Mélenchon, de l’autre il tente de draguer l’électorat bourgeois en crachant sur ce dernier. 
    Celui-ci devrait pourtant le savoir : il n’y a rien de plus exaspérant que des politiciens qui changent d’avis du jour au lendemain, font ou disent le contraire de ce qu’ils disaient la veille, en fonction de ce qu’ils considèrent être leur intérêt électoral.
    François Ruffin a bien sûr le droit d’être un social libéral et en cela de s’opposer avec virulence à Jean-Luc Mélenchon, mais cela impliquerait honnêteté et cohérence, et donc de ne pas faire campagne avec l’image de celui-ci ou contre celui-ci en fonction de la conjoncture. 

    Une errance stratégique

    On le voit la stratégie de Ruffin mélange deux tendances à gauche : 

    • Etre discret ou faire taire l’antiracisme et la lutte pour les droits LGBT pour épouser ce qu’on s’imagine être “un bon sens populaire” chez les ouvriers blancs (alors que ceux-ci sont en réalité divers). 
    • Rassurer la bourgeoisie, faire des compromis avec la classe politique dominante, défendre un programme social-libéral c’est-à-dire quelques petites avancées sociales contre d’autres mesures libérales en faveur du petit et moyen patronat. Il est significatif également que François Ruffin qui s’est fait connaître pour ses positions protectionnistes, n’en parle quasiment plus.
      Rassurer la bourgeoisie cela passe aussi par taper avec la meute sur Jean-Luc Mélenchon qui effraie l’électorat centriste. 

    Certains pensent que l’efficacité doit primer, qu’il faut mentir en campagne pour accéder au pouvoir puis appliquer un programme de rupture. Ce serait en réalité la stratégie de François Ruffin. Cette thèse ne tient pas compte des rapports de force et des dynamiques politiques de fond, ni de ce qui transparaît de la pensée politique de François Ruffin. 
    Mais admettons cette hypothèse farfelue : Ruffin serait un Hollande inversé, cherchant à arriver au pouvoir en rassurant la bourgeoisie et sans froisser les racistes, afin de “trahir” pour appliquer in fine une politique résolument de gauche. Est-ce que cette stratégie est efficace ?

    Nous avons une réponse grâce au rousselisme, dans lequel Ruffin inscrit ses pas. Roussel, secrétaire général du Parti Communiste et candidat à l’élection présidentielle 2022, a bénéficié d’une énorme aura médiatique, construite sur la détestation de Jean-Luc Mélenchon. Roussel s’est attiré les sympathies de la droite, celle-ci le voyant comme le retour d’une gauche anti-immigrés, anti-bobos, anti-assistés, pro-police etc. 
    Les militants communistes ont naïvement pensé que cette popularité à droite, cet enthousiasme médiatique, traduisait une popularité réelle dans la population. 
    Mais le constat a été sans appel : si Roussel a réussi à s’attirer les affinités de la classe dominante, car celui-ci a été instrumentalisé contre la France Insoumise, il ne s’en est pas attiré les votes. Ni les bourgeois, ni les classes populaires blanches ne l’ont plébiscité. 
    Les échecs cuisants se sont succédés (sans que cela ne remette en question son culot à donner des leçons stratégiques) : 

    • Roussel a fait 2,3% aux élections présidentielles de 2022, un des pires scores jamais faits par un candidat communiste à cette élection. 
    • Son poulain Léon Deffontaines (passant son temps à attaquer la France Insoumise sous les mêmes angles que François Ruffin) a fait 2,5% aux européennes : le Parti Communiste n’enverra donc aucun élu au Parlement Européen. 
    • Léon Deffontaines et Fabien Roussel ont tous deux été éliminés dès le premier tour des élections législatives 2024.

    Bref le résultat n’est pas glorieux, et en épousant exactement la même rhétorique et stratégie, on peut prédire le même destin à Ruffin qui s’imagine pouvoir renverser des tendances politiques de fond juste grâce à sa gouaille, ce qui est aussi égocentrique que farfelu. En l’état, le destin de Ruffin, qui se prépare à la présidentielle, aurait pu être le même que Hamon, Roussel etc : prendre les voix de la gauche libérale (Cazeneuve, Glucksmann), une partie de celle de LFI, pour faire entre 5 et 8% et empêcher l’accession d’un candidat de gauche au second tour. Mais pour cela il aurait dû conquérir le soutien du Parti Socialiste, ce qui n’a plus rien de certain. Celui-ci, revigoré, n’a plus besoin de lui et peut faire émerger ses propres figures. Politiquement, François Ruffin sort donc affaibli de la séquence, obligé d’envisager de créer un groupe parlementaire avec les très minoritaires communistes et dissidents insoumis

    Par ailleurs, la victoire de l’antifasciste Raphaël Arnault dans une circonscription qu’il a reprise au Rassemblement National, montre qu’on peut gagner, y compris dans des zones acquises à l’extrême droite, sans renoncer à tout discours antiraciste. 

    Un problème politique de fond : la division artificielle des classes populaires 

    Peu après sa réélection, François Ruffin a tenté de justifier politiquement et théoriquement sa rupture avec la France Insoumise. Mais celui-ci l’a fait sous un angle qui pose des questions de fond.

    Il a notamment déclaré : “Perdre les ouvriers, ce n’est pas seulement perdre les électeurs, pour la gauche, c’est perdre son âme”. 
    Cette phrase s’inscrit dans une rhétorique générale de la droite qui est que la France Insoumise aurait délaissé “les ouvriers” au profit “des banlieues” ou “des musulmans”. Il faut malheureusement le dire : il s’agit là d’un imaginaire raciste qui ne considère comme ouvriers que les ouvriers blancs… Car dans les “banlieues”, dans le 93, il y a bien des ouvriers, des employés, fussent-ils arabes ou noirs, fussent-ils musulmans. 

    On le comprend en filigrane : François Ruffin est inquiet que la gauche perde non pas “les ouvriers” mais une partie des ouvriers blancs à cause du discours antiraciste. 

    La deuxième question qui est posée par cette phrase est aussi issue d’un sous entendu. Mais que fait donc la gauche pour “perdre les ouvriers” ? Celle-ci propose l’augmentation du smic, le blocage des prix, le RIC, le rétablissement de l’impôt sur la fortune, la baisse de l’âge de départ à la retraite… Autant de mesures qui bénéficieraient très concrètement à la classe ouvrière. On le comprend en filigrane : François Ruffin est inquiet que la gauche perde non pas “les ouvriers” mais une partie des ouvriers blancs à cause du discours antiraciste. 

    Ce faisant, il fait une double erreur. Tout d’abord il y a toujours eu des ouvriers de droite. Il y en a plus qu’avant et ceux-là passent à l’extrême droite. Mais il y a aussi toujours beaucoup d’ouvriers de gauche – Mélenchon a convaincu 27% des ouvriers qui votent en 2022 – et beaucoup d’ouvriers qui refusent de se positionner politiquement (et s’abstiennent). Or le rôle d’une gauche de rupture n’est pas d’épouser les idéologies à l’œuvre dans les classes populaires (par nature diverses) mais de recréer de la conscience de classe. Pour être clair : on ne flatte pas les affects réactionnaires par peur d’être minoritaire. Si la gauche gagne parce qu’elle se droitise, alors elle n’est plus la gauche. 

    C’est également ce qu’explique Nicolas Framont, rédacteur en chef de Frustration Magazine, réagissant à la dernière interview de François Ruffin au Monde – ce dernier appelant à discuter ses thèses, ce à quoi nous nous attelons donc : dans son livre Je vous écris du Front de la Somme “Ruffin observe par exemple des discours omniprésents comme celui sur l’assistanat. Mais plutôt que de le contrer, il propose d’aller dans son sens en modifiant notre protection sociale pour rassurer ces préjugés. C’est une grosse erreur stratégique. (…) Ruffin accuse la FI de ne pas s’être remise en cause mais lui même fait du sur place : son approche de la « France des bourgs » est caricaturale et prétexte à justifier des renoncements sur le programme social et économique, tout en refusant de combattre le racisme. Heureusement Ruffin n’a pas le monopole de la France des campagnes. Moi j’écris depuis le front de la Charente où l’on a échappé au RN à quelques dizaines de voix près et mon approche diffère sensiblement de la sienne : je ne pense pas qu’être la gauche complexée nous aidera. Je m’explique : s’il faut évidemment adapter son style, façon de parler et être bien intégré dans les milieux que l’on peut rallier à sa cause, tout le monde aime, en particulier dans les petites villes et les campagnes, les gens intègres et entiers. Je peux être respecté et entendu dans des milieux ruraux tout en conservant mes convictions : c’est souvent bien apprécié. Au contraire, les gens qui tiennent un double discours, brossent dans le sens du poil, tiennent des propos différents selon le quartier où ils sont etc. eux sont considérés comme des politicards pas fiables du tout et indignes de confiance. Être de gauche décomplexée ce n’est pas rester dans son safe space social (entre soi) et parler sa propre langue. C’est aller vers les autres mais en assumant pleinement ses convictions. C’est possible de parler de sexisme à des syndicalistes de plus de 50 ans, ça marche (je le fais depuis 5 ans), c’est possible de parler de racisme au milieu de petits commerçants. Il suffit d’être clair, tranquille et de ne pas avoir la gauche honteuse comme Ruffin l’a, hélas.”

    On reproche beaucoup à Jean-Luc Mélenchon sa mégalomanie. Les considérations psychologiques et égotiques de tel ou tel politicien ne nous intéressent pas beaucoup à Frustration : là n’est jamais l’essentiel. À tort ou à raison, Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise incarnent une gauche de rupture, de luttes de classes, antiraciste, et c’est à ce titre qu’ils sont attaqués. Il est toutefois parlant que cet axe – celui de l’égotisme – ne soit pas développé contre François Ruffin, pourtant pas le dernier pour se mettre en scène chaque fois qu’il le peut. Le film qui l’a rendu célèbre, Merci Patron, est d’ailleurs entièrement tourné autour de lui-même, héros des classes populaires. Ici l’égo-trip devient un problème politique pour notre camp social quand Ruffin prend le moment d’une possible victoire de l’extrême droite pour régler ses comptes personnels et la voit comme une opportunité pour sa carrière politique, pour se positionner pour 2027 en tentant de nuire à ceux qu’ils considèrent comme des concurrents en pleine campagne réactionnaire. Le problème est d’autant plus profond quand celui-ci s’aligne politiquement sur la critique de droite de l’anti-racisme, divise artificiellement les classes populaires, et met en scène son alliance et son affinité avec toutes les forces politiques à l’origine du macronisme. 


    ROB GRAMS