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    Penser l’exil, ou la nécessaire histoire de l’anarchisme

    Lien publiée le 12 janvier 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Penser l’exil, ou la nécessaire histoire de l’anarchisme - CONTRETEMPS

    À propos de Constance Bantman, Un premier exil libertaire. Les anarchistes français à Londres, 1880-1914, Montreuil, Libertalia, 2024, 354 p.

    Constance Bantman, historienne de l’anarchisme transnational, nous livre une version française de son travail de thèse, soutenu en 2007 et publié en anglais en 2013 (Liverpool University Press). Les éditions Libertalia ont été bien avisées d’ajouter à leur collection d’études historiques ce travail riche et dense sur les anarchistes exilé·es à Londres entre 1880 et 1914. Plus que la biographie collective d’un groupe militant, l’ouvrage propose une analyse de l’exil en tant qu’expérience sociale et politique, qui transforme les individus et la société qui les accueille. Pour cette raison, le livre de Bantman ne nous informe pas seulement sur la communauté anarchiste francophone de Londres, mais nous parle plus largement de l’histoire de l’anarchisme de la période, de ses évolutions, ses tensions et ses bifurcations. Elle nous offre aussi une lecture de l’histoire politique de la Grande-Bretagne : on y trouve le récit du « Socialist Revival » et des difficultés dans la formation d’un courant socialiste et syndicaliste anglais, ou l’analyse des aménagements de la tradition libérale face aux enjeux policiers et diplomatiques de la surveillance des opposant·es. À travers ce qui apparaît d’abord comme une « petite histoire » (celle d’un groupe d’environ 450 anarchistes français vivant en Grande-Bretagne, dont une soixantaine de militant·es actif·ves), Constance Bantman nous montre une nouvelle fois l’importance – toujours sous-estimée – de faire l’histoire de l’anarchisme pour mieux comprendre l’histoire contemporaine.

    L’idée centrale de Bantman est d’analyser l’exil, et les sociabilités qu’il rend possible, comme un tournant dans l’histoire de l’anarchisme. Après avoir retracé à grands traits les conditions – notamment répressives – qui vont pousser une partie des anarchistes à quitter la France (chapitre 1) et le contexte militant de leur implantation à Londres (chapitre 2), l’autrice détaille la manière dont l’exil va mettre à l’épreuve leurs principes internationalistes (chapitres 3 et 4). Elle montre que Piotr Kropotkine joue un rôle majeur dans les « échanges anarchistes franco-britanniques » (p. 64), notamment grâce aux liens étroits entre deux journaux, Freedom (publié en langue anglaise par Kropotkine et la britannique Charlotte Wilson) et Le Révolté (publié à Paris par Jean Grave). On trouve dans ce livre, comme dans celui qu’elle a publié en 2021 sur Jean Grave1, l’intérêt de Bantman pour la presse, pensée comme vecteur de formation d’une communauté anarchiste transnationale et outil de diffusion des idées et des pratiques.

    Néanmoins, l’autrice montre que les exilé·es peinent à s’insérer dans les réseaux anarchistes britanniques, et le militantisme transnational de l’imprimé n’empêche pas l’isolement local. Bantman donne plusieurs raisons. Il y a d’abord des divergences politiques fortes entre les militant·es britanniques et les exilé·es : on retrouve ici les tensions qui traversent le mouvement anarchiste de la période, et les oppositions entre le courant individualiste, incarné entre autres par Henry Seymour et son journal The Anarchist, et la branche communiste libertaire, dans laquelle se reconnaissent la plupart des exilé·es français·es. Ce sont également des brouilles personnelles qui empêchent les rapprochements, aggravées par la lassitude de l’exil, et la peur des mouchards. On trouve dans l’ouvrage de belles pages consacrées à l’ennui et à la suspicion, mais on manque parfois d’une sociologie plus compréhensive de ce que cela signifie concrètement, pour les individus qui le vivent, le fait d’être un·e anarchiste en exil : comment occuper ses journées ? que lire si l’on ne parle pas (ou mal) anglais ? manifeste-t-on ? quels liens peuvent être maintenus avec les proches en France ? comment est vécu le « mal du pays » par ces militant·es internationalistes ? Par ailleurs, on sait peu de choses sur ce qui a poussé ces anarchistes à choisir la Grande-Bretagne comme territoire d’exil : pourquoi ne pas partir en Suisse, aux États-Unis ou en Argentine, autres espaces de l’anarchisme transnational ?

    Rencontre du 23 mai 2024 à la librairie Libertalia de Montreuil. Captation et réalisation : David Even.

    Alors même que l’expérience de l’exil est donc avant tout pour les anarchistes français·es l’expérience de l’inertie et de la solitude, leur présence va pourtant participer à déclencher dans la société britannique une véritable « panique morale » (p. 204). Dans une période marquée par la succession des attentats anarchistes en Europe se construit la figure du dynamitard, dont les exilé·es français·es deviennent l’incarnation. L’explosif apparaît comme le symbole des risques sociaux liés aux progrès techniques et « l’anarchisme est perçu comme un des symptômes d’une modernité menaçante » (p. 209). La police britannique est obsédée par la crainte de l’attentat, et cette obsession va avoir des conséquences durables sur la politique migratoire en Grande Bretagne (chapitres 5 et 6). Bantman montre bien que, contrairement à l’image d’une police britannique libérale réticente au contrôle politique, les anarchistes vont faire l’objet d’une surveillance rapprochée. Plus encore, la peur de leur présence, doublée d’un antisémitisme croissant hostile à l’immigration juive d’Europe de l’Est, vont contribuer à remettre en cause la tradition britannique d’asile. L’adoption de l’Aliens Act en 1905 en est une première restriction, et la Grande-Bretagne va devenir le premier pays européen à mettre en place un système de contrôle de l’immigration aux frontières.

    Pour finir, l’autrice revient sur la manière dont la doctrine anarchiste s’élabore et se transforme dans et par l’exil, notamment avec le glissement d’une partie des anarchistes vers le syndicalisme révolutionnaire (chapitre 7). Le contact avec les trade unions britanniques, qui apparaissent à la fois comme modèles et repoussoirs, influence certain·es militant·es : c’est notamment le cas d’Emile Pouget qui, à son retour d’exil, va défendre la voie syndicale et la stratégie révolutionnaire au sein de la nouvelle CGT. En écho, le syndicalisme anglais va lui aussi évoluer vers l’action directe, et les appels à imiter le modèle français se multiplient au début du 20e siècle. De là vont naître plusieurs tentatives de construction d’une Internationale syndicaliste révolutionnaire, qui échoueront en raison des différends sur la centralisation organisationnelle, et des conflits idéologiques sur le militarisme qui deviennent indépassables à la veille de la guerre.

    Ce dernier chapitre sur les conséquences idéologiques et stratégiques de l’exil est particulièrement convaincant, et on aimerait en savoir davantage sur ces circulations transnationales d’idées et de pratiques. Ainsi, l’importance du courant individualiste britannique ne va-t-elle pas aussi imprégner une partie de la communauté exilée : qu’en est-il des questions sexuelles par exemple ? Les exilé·es vont-ils essayer de mettre en place, notamment dans la période de la Belle Epoque, des milieux libres ? Ne trouve-t-on pas les traces de communautés anarchistes en Grande-Bretagne, qui pourraient rassembler des militant·es de différentes nationalités ? De la même manière, on peut se demander si l’exil britannique ne contribue pas à des rapprochements entre le mouvement féministe et les anarchistes : Constance Bantman évoque ainsi des liens entre Errico Malatesta et la famille Pankhurst2, dont on aimerait connaître les effets sur le positionnement des anarchistes français·es à l’égard du suffragisme.

    Pour conclure, cet ouvrage riche et foisonnant nous rappelle utilement que l’histoire des anarchistes est encore à écrire, et qu’elle est fondamentale pour comprendre la manière dont les sociétés contemporaines se sont construites.

    *

    Image bandeau : ‘Autonomie Club’, The Graphic, 1894. Source : The British Library, via The RIBA Journal.

    Notes

    1. (1) Voir Constance Bantman, Jean Grave and the Networks of French Anarchism, 1854-1939, Londres, Palgrave Macmillan, 2021. Signalons la parution prochaine de Femmes de révolution. Portraits d’activites qui ont changé le monde. ↩︎
    2. (2) Signalons au passage que les éditions Libertalia avaient fait paraître en 2019 le livre de Marie-Hélène Dumas intitulé Sylvia Pankhurst. Féministe, anticolonialiste, révolutionnaire. ↩︎