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    Médiologie de la réforme des retraites

    retraite

    Lien publiée le 29 décembre 2019

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.marianne.net/debattons/les-mediologues/mediologie-de-la-reforme-des-retraites

    Philippe Guibert est rédacteur en chef de la revue Médium. Consultant, enseignant à l’HEIP. Ouvrage à paraître : « La tyrannie de la visibilité », janvier 2020, VA éditions.

    Quatre réflexions sur la réforme des retraites et le « mouvement social », pour souligner combien les règles du jeu social ont changé, pour le meilleur ou pour le pire, par les technologies en particulier.

    1) Pas d’images intenses, pas de passion

    A ce mouvement social, il manque le carburant décisif, celui qui enflamme les passions et scotche aux écrans : des images intenses. C’est-à-dire des images en rupture avec le cours ordinaire de l’actualité, quand il y a du vécu enregistré, sidérant ou enthousiasmant : une image de violence, ou de peuple exultant. Ici seulement des manifestants paisibles, des leaders syndicaux jouant leurs rôles, un Premier ministre imperturbable et des Franciliens pressurés aux portes d’un RER : la série manque de sel, que du déjà-vu ! Les black blocs seraient-ils en grève, eux aussi ? Les SO syndicaux et la préfecture de police semblent avoir trouvé la parade.

    Prendre l’image virale par l’intensité, c’est pourtant aujourd’hui le seul moyen non de prendre le pouvoir mais de le déstabiliser. Et peu importe le nombre de manifestants, c’est un comptage du vieux monde. Si Macron, dans une intervention télévisée un peu crépusculaire, l’an dernier, a dû se décider à « lâcher » une quinzaine de milliards d’euros, c’était suite à des images choquantes. Un Arc de Triomphe vandalisé, un ministère à la porte défoncée, une banque en feu, des vitrines cassées en nombre : le contraste est frappant avec le mouvement des Gilets Jaunes.

    Ici, le scénario de la série, puisque tout événement est une série TV, semble écrit : un accord arraché après les fêtes couplé à un essoufflement. Quant aux personnages-héros, ils sont trop connus : le Berger Réformiste contre un Philippe Droit dans ses bottes – autant dire un duel haletant de modérés, social-démocrate contre libéral social (néanmoins un peu piégés par le coût élevé de leur universel projet…). Le personnage principal, lui, s’est mis habilement en retrait, au point de renoncer à sa retraite. Lui seul pouvait électriser le scénario par une réplique dont il a le secret (“qu’ils viennent la chercher, leur retraite !” aurait été de bon goût). Mais tel n’est pas le but de la manœuvre, à l’évidence, cette fois-ci. Même le personnage secondaire, Delevoye, touché par l'inévitable scandale (dans toute Série politique, il y a au moins un scandale), est sorti au détour d’un épisode sans tambour ni trompette.

    Quel gâchis des scénaristes ! Le social-démocrate ou le libéral juste-milieu se réjouira de ce retour des corps intermédiaires. Mais pour la passion collective, il faudra pour l’instant repasser.

    2) Le piège des chiffres ou la défiance

    A défaut d’images intenses, source d’émotions, il nous faut des chiffres, moteur des raisonnements légitimes. Ceux des gens sérieux, qui occupent les antichambres des pouvoirs comme celles des plateaux TV : les experts, économistes au premier rang. Notre imaginaire a besoin d’images et notre raison de chiffres - c’est pourquoi nous avons tant de mal à “trouver les mots”. Pour savoir ce qu’il en est d’un système par points si peu calculable, il nous fallait du chiffre personnalisable. La clé de toute bonne réforme complexe, de nos jours, c’est un simulateur numérique : vous entrez votre salaire, votre âge, votre durée de cotisation, et hop ! voilà votre pension dans 20 ans calculée.

    Las, le simulateur est impossible : trop de paramètres, qui dépendent de trop d’hypothèses. A défaut de simulateur, l’exécutif a mis en ligne des “cas-types”, simulateur du pauvre, pour que vous vous y retrouviez. Il avait oublié que tout est fact-checké très vite désormais. De Marianne au Monde, des journalistes ont levé le lièvre : les cas-types reposent sur une hypothèse de progression des salaires très optimiste. Nous voilà encore plus défiants.

    D’autant que d’autres mauvais esprits ont remarqué que le fameux rapport du COR, par lequel l’exécutif a justifié sa mesure “paramétrique”, l’âge pivot à 64 ans, pour cause de déficits à venir, reposait sur des hypothèses discutables (Hervé Le Bras en a fait une analyse serrée dans le Monde). Ciel, même le chiffre pourrait donc mentir ! Ou bien trop de chiffres tuent le chiffre ? On pourrait finir par ne plus rien y comprendre, ou douter de tout. “Si vous avez compris ce que j’ai dit, c’est que je me suis mal exprimé” avait déclaré il y a une quinzaine d’années, le patron de la FED, la banque centrale américaine. Ce type de communication est à l’exact opposé de celui des affreux populistes du monde entier qui parlent clair et cash – on comprend que ces derniers trouvent des électeurs.

    3) Les techniques, sociales-traitresses

    L’arrivée dans nos centres-villes de la trottinette électrique pour trentenaires post-ados était un signe avant-coureur. Avec le velib, les visioconférences et le télétravail, via ordinateurs portables et smartphones, les techniques volent au secours de l’ordre dominant de l’économie post-industrielle, pour mieux contourner les empêcheurs de mobilité, ces rustres de conducteurs de transports publics. Ajoutons que l’injonction contemporaine à faire de l’exercice, à ne pas fumer ni trop boire, - techniques du corps - trouve ici sa justification ultime : 8km à pied, ça n’use que les empotés, les lourdauds et les pieds nickelés. La bagnole est nettement moins compétitive que la marche, avec ses embouteillages monstres, amplifiés par les voies réservées aux deux roues par cette très chère mairie de Paris. D’ailleurs, Paris en grève, si on en retire les voitures, n’est-ce pas une préfiguration de la ville du futur, éco-responsable ?

    Ce qui sied à une population parisienne, où “cadres et professions intellectuelles” sont surreprésentés. Moins aux banlieusards, en particulier aux “employés du commerce et des services” qui eux tirent la langue dans des trajets interminables, parce qu’ils n’ont pas les moyens d’habiter à Paris : votre caissière du supermarché du coin met trois heures pour le rejoindre, et autant au retour. Idem pour les femmes de ménage, les nounous… Souvent femmes, souvent d’origine immigrée, notre “petit personnel” galère, celui qui rend la vie possible aux bobos que nous sommes (dites le « back-office » si vous voulez paraître moderne). La technique, enseigne la médiologie, est seule motrice des révolutions durables, celles qui changent vraiment la vie des gens, sans retour en arrière. Ici par une ruse de la raison capitaliste, la technique a bien limité les conséquences de la paralysie. Mais pour les cadres seulement. Elle a mis en évidence la division sociale (sinon ethnique) du travail dans les métropoles, entre diplômés et peu diplômés. L’an dernier, c’était la France périphérique, celle des pavillons, des centres commerciaux et des ronds-points qui était devenue visible en gilet jaune. Le cadre compétitif de centre-ville, à trottinette ou à vélo, rouspète moins que l’an dernier ; le petit personnel banlieusard, lui, reste invisible. Pourtant ce dernier, qui a commencé tôt à travailler dans des métiers pénibles, sera bien plus touché par l’âge d’équilibre à 64 ans...

    4) De la lutte des classes au présentisme sécuritaire

    Notre sacré social mute : les Intouchables ne sont plus les mêmes. Il vaut mieux protéger des victimes aujourd’hui que des acquis sociaux. On va mettre fin à certains régimes spéciaux, fruits en effet coûteux de vieilles luttes sociales, pour en recréer d’autres en catimini. Mais pas au hasard : les policiers, très vite rassurés par leur ministre, pourront continuer de partir tôt à la retraite, idem pour les militaires rassérénés par le chef des armées en déplacement en Côte d’Ivoire. Nul doute que les hospitaliers feront aussi l’objet d’une attention toute particulière. Ces catégories, et il y en aura sans doute d’autres, échappent aux règles communes au nom de leur spécificité, ce qui affaiblit la logique d’ensemble d’une réforme “universelle”. Mais pas de protestations ou si peu : personne n’osera critiquer ces “privilèges” des forces de sécurité et du soin, à l’écart de la vindicte ou de l’envie sociales, par leur fonction de protecteur des victimes que nous sommes ou pourrions être. On ne badine pas avec la sécurité.

    Mais si on veut être en sécurité, c’est à condition de pouvoir partir – la mobilité, juste après la sécurité ! Le temps se rétracte sur le présent immédiat : vite, les vacances, il faut récupérer, nous verrons bien pour l’avenir indéchiffrable des retraites. Plutôt la dinde en famille, via le TGV, que le sacrifice. D’accord pour la grève par procuration, pas pour des vacances par procuration. C’est humain.

    Nul mouvement syndical n’a gagné depuis 2006, avec le retrait du CPE (est-ce pour cela que les Français aiment tant feu Jacques Chirac, ce président qui savait « battre en retraite »). On craint seulement que plus tard, à l’heure des comptes, ce soit le ressentiment et la défiance qui l’emportent, quand l’épais brouillard des chiffres se dissipera et que la pression du présent sera retombée.