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"L’euro est un instrument de la lutte du capital contre les peuples" par Frédéric Farah

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Lien publiée le 15 janvier 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

"L’euro est un instrument de la lutte du capital contre les peuples" par Frédéric Farah (qg.media)

Le 1er janvier 2002, il y a tout jute 20 ans, l’euro entrait en circulation. Aujourd’hui, après un bilan globalement catastrophique pour les travailleurs français et ceux des pays du sud, personne n’évoque cette question dans les débats de la présidentielle. Peur d’éloigner l’électeur, sentiment d’impuissance, cécité totale? L’économiste Frédéric Farah dresse le bilan de vingt ans de mensonges, d’aveuglement et d’occasions ratées. Une interview puissante à retrouver sur QG

Depuis 20 ans, l’euro circule dans nos poches. Mais fait-il notre bonheur ? Pour l’économiste Frédéric Farah, la monnaie unique fait office d’instrument au service du capital contre le travail, du fait qu’il impose aux États membres de faire pression sur les salaires et de casser les protections sociales, ainsi qu’on en mesure les effets avec la crise sanitaire en cours. Dans un grand entretien accordé à QG, il souligne combien l’euro est un échec global, y compris sous l’angle de la pensée économique dominante. Il insiste aussi sur le fait que cette monnaie ne tient désormais que par la peur, et est effaré du renoncement de la gauche à s’attaquer à ce sujet, signe à ses yeux de l’abandon de son « âme » par un camp qui était censé défendre la classe laborieuse. Interview par Jonathan Baudoin

Frédéric Farah est économiste, maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est notamment l’auteur de: Introduction inquiète à la Macron-économie (coécrit avec Thomas Porcher, Les Petits matins, 2016), Fake state : l’impuissance organisée de l’État en France (édition H&O, 2020)

QG : Le 1er janvier 2002 marqua la mise en circulation de l’euro dans les pays de l’Union européenne ayant adopté la monnaie unique. Quel regard portez-vous sur cette monnaie, 20 ans plus tard ?

Frédéric Farah : C’est un regard à la fois sévère, critique, inquiet, pour de nombreuses raisons. On peut dire que 20 ans après, le bilan ne paraît pas bon, quel que soit le regard que l’on porte. Si on porte un regard orthodoxe, par rapport aux attentes initiales, qui ont été énoncées au départ, le bilan est franchement mauvais. On nous avait dit, via le rapport Emerson en 1990, qui en vantait les vertus, que ça devrait augmenter les échanges, que ça devrait permettre une convergence entre les économies, que ça devrait nous permettre une certaine stabilité, que ça devrait permettre de concurrencer le dollar, et ainsi de suite. Aujourd’hui, même les orthodoxes les plus fervents de l’affaire reconnaissent que l’euro n’a pas fait exploser les échanges entre pays européens ; que ça a été davantage une machine à faire diverger les économies qu’à les faire converger. D’autre part, la monnaie unique tient aujourd’hui moins par une stabilité économique que par la Banque Centrale Européenne qui achète du temps, en raison de la politique monétaire qu’elle mène depuis plus d’une dizaine d’années. Donc même si on est du côté orthodoxe, on ne peut pas dire que l’euro soit une franche réussite. Et si on ajoute à cela l’élément politique, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance européen qui était censé en être renforcé, le rapprochement entre les peuples, loin de pouvoir dire ça, cela a au contraire éloigné les peuples les uns des autres. Il suffit de penser à la crise grecque en 2015, de voir comment les Grecs et les États du Sud ont été largement déconsidérés par une certaine élite, par une certaine presse.

Si on regarde autrement les choses, et c’est là mon inquiétude principale, on peut dire que l’euro a été paradoxalement un succès. Je m’explique. On a fabriqué une union monétaire avec une clause de « no bailout » comme on dit, à savoir de « non renflouement » quand un État rencontrait une difficulté dans ses finances publiques et qu’il faisait face à une tempête qui affectait sa dette. Cela disait concrètement qu’on allait faire des marchés financiers les arbitres du bon fonctionnement de l’euro. N’oubliez pas qu’en 1990, la libre circulation des capitaux était acquise en Europe. Cela faisait des marchés financiers les juges de paix des politiques économiques.

On l’a vu avec la Grèce. De l’automne 2009 à 2010, on a laissé la Grèce en proie aux spéculateurs, obligeant les Grecs à emprunter à des taux d’intérêt démentiels. Qu’est-ce qui s’est passé ? On a créé un modèle où ce sont les marchés financiers et leurs opinions, à travers les agences de notation, les écarts de taux ou spreads comme on dit, qui ont un rôle essentiel. Pour moi, c’est une source d’inquiétude réelle parce que ceux-ci ont acquis une puissance considérable. Alors aujourd’hui certains vous diront : « On peut emprunter à pas cher ». Il n’empêche ! De qui dépend-on pour financer nos besoins ? Des marchés financiers. En fait, on a fabriqué une monnaie où, comme il n’y avait plus d’ajustement possible par les changes en cas de choc, ce qui sert pour absorber les chocs devient les salaires et les droits des travailleurs. On est passé de la dévaluation externe à la dévaluation interne. Et c’est affreux parce que ça a fonctionné. On a vu ça avec les pays du Sud, notamment avec la Grèce. L’euro est devenu, au fil de sa conception, une arme du capital contre le travail. Lorsque vous couplez l’euro à la mobilité des capitaux, vous avez un rapport de classe qui devient complètement favorable au capital et défavorable au travail, à la protection sociale.

Athènes, un manifestant anti-euro brûle le drapeau européen devant les bureaux de la Commission européenne pour protester contre les politiques financières à l’origine de la crise grecque, 2015

D’ailleurs, l’euro lui-même est un agent accélérateur des réformes de la protection sociale. Quand on regarde la France, les dépenses publiques sont composées essentiellement de la maladie et la retraite. Or au même moment où on met en chantier l’euro, à partir de 1992, la plupart des pays européens engagent des réformes de la protection sociale allant toutes dans la même direction, même si l’Europe ne les y « oblige » pas formellement. En 1993, on a la réforme Balladur, et ainsi de suite. En Italie, on a une série de réformes du marché du travail. On a les réformes Hartz en Allemagne, et toutes les autres réformes de flexibilité en France. L’euro a profondément érodé le pouvoir de négociation des travailleurs.

QG : Au moment de la mise en circulation de l’euro, il était question de rivaliser avec le dollar américain, voire de le supplanter comme devise internationale de référence dans les échanges commerciaux. Peut-on dire que l’objectif est atteint ?

Non. L’euro reste une monnaie régionale. Ce n’est nullement une monnaie qui a une dimension mondiale similaire à celle du dollar. D’autre part, même si l’euro se trouve derrière le dollar américain au niveau des réserves de change, sachant que le dollar correspond à 64% des réserves de change mondiales, je rappelle que quand on additionne les anciennes monnaies européennes, elles pesaient plus que l’euro tout seul.

L’euro s’est fait, quand on repense au vieux paysage monétaire, surtout aux détriments du yen. Antérieurement, il y avait une situation où le dollar dominait et les deux autres monnaies qui pesaient, en-dehors de la livre sterling, c’étaient le yen et le mark allemand. Mais non seulement l’euro n’a pas réussi face au dollar, mais il en est même devenu son pare-feu. Dans la fameuse crise de 2011-2012, dite des « dettes souveraines », on a assisté à quelque chose de très paradoxal. Normalement, la crise des dettes souveraines n’aurait jamais dû arriver en Europe car c’était la zone au monde où les déficits et les dettes étaient les mieux tenus. Là où il aurait dû y avoir un vent de spéculation sur la dette, ça aurait du être soit au Japon, avec une dette publique de 250% du PIB, soit aux États-Unis. Or, c’est en Europe que s’est arrivé. Les marchés se sont attaqués à une dette libellée en euros, celle des pays du Sud, qui a obligé ces derniers à suivre les mémorandums avec les conséquences que nous connaissons.

Ce qui fait la solidité du dollar, ce n’est pas l’économie américaine car celle-ci est ébranlée de plusieurs façons. Mais les normes comptables internationales sont élaborées aux États-Unis. Les marchés les plus liquides et les plus profonds sont aux États-Unis. Les innovations financières viennent des États-Unis. C’est ça qui fait la force du dollar. Dans l’histoire monétaire, il y a parfois un décrochage entre la persistance d’un outil monétaire et la puissance économique. La livre sterling a été pendant longtemps associée à Bretton Woods, au GES [Gold Exchange Standard, étalon de change-or, NDLR] de l’entre-deux-guerres, elle a continué à être essentielle alors que l’économie britannique avait entamé depuis longtemps son déclin. L’économie américaine, aujourd’hui, n’est plus du tout celle des lendemains de la Seconde guerre mondiale. Elle connaît un relatif déclin, mais le dollar est encore gagnant. L’euro ne peut pas jouer ce rôle, parce que ce n’est pas additionnant 19 pays que vous fabriquez une puissance monétaire.

Nicole Fontaine, à droite, présidente du Parlement européen en de 1999 à 2002, achetant une bouteille de champagne avec des billets en euros

QG : Dans le Figaro du 29 décembre dernier, il est affirmé qu’il y a une adhésion « irréversible » à l’euro en France comme ailleurs dans les pays de la zone monétaire. Partagez-vous cette vision ?

Évidemment que non! C’est une certaine façon de se rassurer sur l’irréversibilité de l’euro. Sur quoi se fondent ces discours? Je verrais plus des raisons négatives que positives à cela. Lorsqu’il s’agit de défendre l’euro, l’orthodoxie nous dit : « Attention, les amis. Si vous voulez sortir de cette affaire, c’est l’apocalypse qui vous attend ». En gros, on va finir comme le Venezuela. C’est forcément l’effondrement économique qu’on nous prédit, mais tout cela n’est pas très sérieux. Un monde après l’euro, ça fait peur. Et puis, les jeunes générations, comme mes étudiants, sont des bébés euro. C’est-à-dire que les gens qui sont nés à la fin des années 1990, au début des années 2000, n’ont eu que l’euro. On a tellement fait peur que certains ont adhéré. L’euro donne un sentiment de stabilité. On fait avec.

Est-ce que derrière il y a malgré tout une adhésion positive ? Je n’y crois pas. À part le discours européen, efficace mais très contestable, s’accaparant les catégories du « bien ». C’est-à-dire, « l’Europe, c’est la paix », « l’Europe, c’est la solidarité », etc. Même si dans les faits, c’est loin d’être le cas. La paix en Europe, c’est pour des raisons géopolitiques qu’elle a eu lieu. Lors de la guerre froide, la paix était assurée essentiellement par les Etats-Unis et la dissuasion nucléaire française qui a joué un rôle clé. L’UE est surtout un projet de la guerre froide. Croire que la monnaie unique a rapproché les gens, ce n’est pas vrai. Ça n’a pas accru le sentiment d’appartenance européen. Il suffit de voir un billet d’euro, sans âme, ne respirant aucune culture commune, pour voir le problème. Ces billets posent trois questions qui n’ont jamais trouvé de réponse: quelle unité, quelles frontières, quelle légitimité ? Ces questions centrales dans la construction européenne attendent toujours leurs réponses. On aurait pu mettre des poètes, des artistes ou des architectes, sur ces billets. Cela aurait été une occasion de se connaître vraiment. Si on avait eu un billet avec le visage d’un architecte portugais ou italien par exemple, on se serait interrogé pour en savoir plus. On n’a même pas fait ça.

QG : Peut-on penser que l’euro est un choc asymétrique positif pour l’Allemagne, et le nord de l’Union européenne, et a contrario négatif pour la France et le Sud de l’UE ?

Indiscutablement ! On peut dire que l’euro, c’est un mark déguisé sans les défauts du mark. L’Allemagne a eu l’intelligence de défendre ses intérêts personnels, nationaux. Aucun reproche n’est à lui faire. L’Allemagne vit avec avec une monnaie sous-évaluée. Les pays du Sud, et nous, vivons avec une monnaie surévaluée. L’euro fort a considérablement coûté en termes de désindustrialisation à la France. Tout comme la Grèce, quand elle se retrouve en 2008 avec un euro à 1,60 dollar, c’est insoutenable pour son économie. Sans compter qu’à l’époque, elle devait subir le boycott des produits russes par l’Union européenne alors que pour la Grèce, son principal client agricole était la Russie. C’était la double peine.

Comme on ne peut plus dévaluer la monnaie, on est sur une stratégie infinie de low-cost, qui consiste à écraser le coût du travail. Comme pour essayer de récupérer de la compétitivité perdue. C’est terrible parce que ça induit des biais de politiques économiques qui ne sont pas les bons. Une espèce de politique du tout compétitif poussant à du non-coopératif. C’est évident que cette politique a été profitable à l’Allemagne et aux Pays-Bas par exemple. Ce n’est pas par hasard que le premier gouverneur de la Banque centrale, Willem Duisenberg, était un Néerlandais. On l’a mis là parce que le florin néerlandais avait depuis longtemps abdiqué en faveur du mark allemand. On ne pouvait pas mettre un candidat allemand tout de suite car ça ferait trop, déjà que le siège de la BCE est à Francfort. Jean-Claude Trichet, converti au franc fort, c’était la poursuite de la même chose. Mario Draghi, c’était un orthodoxe qui, quand il s’est agité avec le « whatever it takes » en 2012, cherchait juste à acheter du temps pour sauver la monnaie unique. Il ne faut pas voir en Mario Draghi une espèce de rebelle non-orthodoxe, ce n’est pas sérieux! Il a eu l’intelligence de faire de l’assouplissement de politique monétaire pour retarder la crise.

Aujourd’hui on dit que la Banque centrale est moins monétariste et qu’elle intervient sur le marché secondaire de la dette. Mais pour y arriver il aura fallu une crise sans précédent, des dévaluations internes à répétition, une spéculation insensée ! Par moments, on se dit qu’entre les gains réalisés et les coûts sociaux générés il y a une disproportion effrayante. C’est comme si on allait voir les citoyens grecs en leur disant : « Bon on vous appauvrit, on a mis à l’encan votre pays, on a asphyxié vos choix démocratiques mais rassurez-vous la Banque centrale est moins allemande, on rachète de la dette désormais donc tout va bien ». L’Union européenne illustre hélas aujourd’hui le pire axiome politique : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ».

Wim Duisenberg, président de la Banque centrale européenne et ex-président de la Banque des Pays-Bas, révèle au public les billets d’euros, le 30 août 2001

QG : Est-ce que le débat entre économistes sur la sortie de l’euro s’est développé ces dernières années, en lien avec la crise financière de 2008-2009 et la crise sanitaire en cours ?

Non. Je crois pourtant, tristement, que ce débat aurait pu avoir lieu. Il y a eu par exemple en France les travaux remarquables de Jacques Sapir. Mais les critiques les plus acerbes, les plus construites, les plus abouties de l’euro, sont venues des américains, du monde anglo-saxon, portant un regard cent fois plus lucide sur l’euro nous, européens. Je pense au livre de Ashoka Mody, « Euro tragedy: a drama in nine acts« , qui est un pavé énorme, mais qui mérite la lecture de tous. Je pense qu’il a manqué un débat réel sur ce sujet-là. À un moment donné, dans l’agenda politique, il y avait la question de la sortie de l’euro. On l’a vu avec la crise grecque. Mais toutes les franges politiques ou presque se sont rangées. La droite, l’extrême-droite, la gauche, l’extrême-gauche, ont abandonné l’idée d’abandonner l’euro. Tout le monde va vous dire: « La BCE a quand même bien agi. Elle a fait le boulot. Elle est intervenue. Elle a racheté de la dette. Elle a apporté les liquidités nécessaires ». Comme si l’euro redevenait fréquentable.

Alors oui, des travaux critiques existent. Plein sont de bonne qualité. Mais un débat national sérieux, argumenté, est absent. L’euro a en réalité commencé en 1992. À partir du moment où on a dit « oui » à Maastricht, nos économies ont passé la décennie 1990 à être réorientées afin de pouvoir adhérer à l’euro. Cela fait en réalité 30 ans que l’euro et les politiques qui conduisent à l’euro ont imprégné notre paysage économique. C’est pour cela qu’un vrai débat aurait été nécessaire chez nous. Moi, qui suis l’actualité italienne, parce ce que c’est un pays sur lequel je travaille, il y a eu des débats, des échanges que j’ai trouvé cent fois plus féconds qu’en France. Mais l’euro, ce n’est pas que la monnaie. C’est tous les dispositifs budgétaires qui l’entourent. Je regrette que certains à gauche pensent que l’on peut faire ce qu’on veut de l’euro, comme si c’était un truc neutre ! Les bras m’en tombent.

Maintenant, on est même dans l’ordre du fétichisme monétaire. Comme il fallait sauver le soldat Ryan, il faut sauver le soldat euro. Et comme la banque centrale se montre souple et qu’elle rachète des titres, fournit des liquidités, tout le monde est content. Il y aurait pourtant tant à dire sur les inégalités qu’elle provoque. Je pense aux travaux passionnants de Clément Fontan sur la question des inégalités induites par la politique monétaire de la BCE. Les débats intéressants sont aujourd’hui menés dans des cercles étroits, trop pour mobiliser un plus grand nombre. Il suffit de voir aujourd’hui la campagne présidentielle, où la question européenne prend une place dérisoire, alors qu’il faudrait la prendre à bras le corps.

« L’euro est une arme du capital contre le travail et si une gauche, ne porte pas cette question, on peut s’interroger. Il faut que les Français comprennent que ce qui arrive à l’hôpital est en lien avec les questions européennes. S’ils ne le voient pas, il est urgent au niveau médiatique que la gauche le dise. »

QG : En cette année de présidentielle, la question de l’euro est absente des débats. Est-ce à dire que tous ont renoncé à se pencher là-dessus, notamment la France insoumise qui avait pourtant théorisé un plan B consistant en un référendum de sortie de l’euro et de l’UE en cas d’échec de négociation de changement des traités européens actuels ?

Tous les candidats, effectivement, ne mettent plus en avant la question de l’euro. Chez Mélenchon et la France insoumise, il y avait eu un effort réflexif, politique, sur ça. Que doit-on en conclure ? Est-ce que ça ne paie plus ? Est-ce qu’on pense que ça éloigne l’électeur ? Est-ce que c’est de la tactique politique ? Je dirais que les autres candidats déclarés n’en parlent pas non plus, parce qu’ils s’en accommodent. Comme l’euro est le bras armé du capital, les candidatures de droite ou d’extrême-droite s’accommodent de l’ordre économique qui existe, leur permettant de désigner d’autres cibles pour la population, en leur disant que le problème est ailleurs. Ils n’ont aucune raison de mettre ce sujet au cœur de leurs préoccupations. Ils sont les candidats du néolibéralisme. Pourquoi iraient-ils perturber son fonctionnement ?

Si ce n’est pas la gauche, telle que je l’entends, qui place la question sociale et celle de la répartition du capital en position centrale, je ne sais pas qui va le faire. Or l’euro est une arme du capital contre le travail. Il faut que les Français comprennent que ce qui arrive à l’hôpital est en lien avec les questions européennes. S’ils ne le voient pas, il est urgent au niveau médiatique que la gauche le dise. Je vais en faire la démonstration cinglante. 1992, on dit « oui » à Maastricht. 1993, la réforme Balladur, où on modifie le calcul des points de retraite. On crée des distorsions public/privé. On calcule les retraites de manière moins généreuse. 1995, la réforme Juppé, avec le fameux ONDAM, l’objectif national des dépenses maladie. Même si les belles grèves de 1995 font échouer une partie du projet Juppé, l’ONDAM demeure et on en perçoit toute la nocivité avec la crise du Covid par rapport aux capacités hospitalières. On continue avec la Tarification à l’activité de Jean Castex. On poursuit avec la réforme Touraine et l’ensemble des réformes de la protection sociale qui se sont faites dans ce cadre européen. Aujourd’hui, ce rationnement budgétaire qu’a connu l’hôpital public est intimement lié à nos choix européens. Les Français doivent le savoir. Et penser qu’entre l’hôpital et l’euro, il n’y a pas de lien, c’est passer à côté de l’essentiel.

Pour le dire avec des mots qui ont du sens pour moi, l’euro est un instrument de la lutte des classes ! Couplé à la libre circulation du capital, c’est une arme de destruction massive des droits des travailleurs.

QG : Si un scénario de sortie de l’euro venait à voir le jour en France, quelles seraient les principales mesures de gauche à suivre, tout en limitant les risques de crise que pourraient engendrer un tel évènement, selon vous ?

Tout d’abord, il faudrait réquisitionner la Banque de France, restreindre la mobilité des capitaux ou du moins la libre circulation des capitaux pendant un temps. Il faudrait une dévaluation du nouveau franc, conduisant à une réévaluation à côté, notamment du nouveau mark. Puis l’État devrait jouer un rôle central, bien sûr. C’est-à-dire reprendre en main des secteurs stratégiques comme l’énergie, les transports, les communications et poursuivre, non pas une espèce de collectivisation de l’économie, mais socialiser des pans entiers de l’économie et faire une politique fiscale nouvelle, articulée avec la question écologique.

Bien sûr que ça ne se passerait pas facilement. Mais l’économie, ce sont des rapports de force ! Ce n’est pas juste une réunion entre amis sympathiques qui discutent de tout et de rien. Forcément, ça serait dur. La gauche doit rester, plus que jamais, le camp de la défense des travailleurs. Sinon, je ne comprends plus rien. Comment peut-elle à ce point s’accommoder de l’euro? Soit c’est de la cécité, soit de la peur, soit de la méconnaissance. Croire que l’euro peut devenir un instrument au service de l’État social, je ne sais pas même comment on peut penser un truc pareil. C’est simplement dingue d’imaginer une chose pareille.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Frédéric Farah est économiste, maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur des ouvrages TAFTA : l’accord du plus fort (coécrit avec Thomas Porcher, Max Millo éditions, 2014), Introduction inquiète à la Macron-économie (coécrit avec Thomas Porcher, éditions Les Petits matins, 2016), Fake state : l’impuissance organisée de l’État en France (édition H&O, 2020)