[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

A la recherche du saut qualitatif

retraite

Lien publiée le 7 février 2023

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

A la recherche du saut qualitatif (lundi.am)

Alors que le mouvement contre la réforme des retraites semble s’installer en France, il suscite des réactions mitigées. Si quantitativement, il fait nombre, qualitativement, il fait mou. Nous avons reçu ce texte qui tente de synthétiser la situation et de proposer humblement quelques pistes pour le « mouvement révolutionnaire ».

Après des longs mois de brouillard, revient un mouvement social. La combinaison des confinements (destructeur de liens), de la guerre (fournisseur d’angoisse apocalyptique) et des élections (aspirateur d’espoir) laissait penser que l’apathie avait vaincu les cœurs. Une nouvelle hibernation politique semblait poindre son nez, longue d’une décennie : un gel des antagonismes où chacun joue son petit rôle, les contestataires contestent, les gestionnaires gèrent et le reste s’en moque. Non pas que le monde n’est pas lourd de crises et de situations explosives mais la sidération du capitalisme de catastrophes semblait avoir eu raison de nous. Et soudain (est-ce une surprise ?) plusieurs millions de personnes défilent dans la rue à l’appel des organisations syndicales. Mais voilà, on défile et on rentre chez nous.

Le mouvement est massif mais tellement ritualisé qu’il apparait comme un mauvais remake. On en revient le soir en se demandant si l’on ne perd pas son temps : si on ne fait pas semblant, si on ne joue pas à la révolte. Il faut pourtant en être, on le sent ça insiste en nous. Pourtant, notre scepticisme indécrottable nous fait remarquer, qu’en l’état, qu’il y ait victoire ou défaite, le résultat ne serait qu’un retour à la normal. Notre humeur chamailleuse ne voit qu’une alliance objective entre la CGT et le gouvernement, chacun dans son rôle pour contenir tous débordement, pour conjurer le mouvement révolutionnaire. Notre optimisme insiste : le nombre de personnes mobilisées est impressionnant, certes dans les grandes villes, mais surtout dans les coins de France où ça faisait longtemps qu’on avait pas vu autant de monde dans la rue. Alors oui masse il y a, mais masse mole et bien disciplinée. Et la comparaison avec un mouvement comme les Gilets Jaunes est douloureuse. Et si cortège de tête il y a, c’est plus une collection de tête, agrégation individuel, tas devant le tas syndical, petit rituel dans le grand rituel. Nous sommes trop impatients, trop spontanéistes, on exige des nouveautés, de l’inouïe, sans y vouloir l’effort. Trop romantique pas assez stratège. La zbeulification ça se mérite, ça se prépare. Notre sens historique voit trop la grosse main du retour du syndicalisme, la grande coalition réformiste parlementaire, la renaissance de la gauche. Et puis les retraites, qui en a quelque chose à faire des retraites ? Notre second sens marxiste veut rétorquer qu’au contraire, il faut se battre contre cette mise au travail, c’est le cœur du réacteur de la disciplinarisation du monde et sa marchandisation. Et que tout cela dépasse bien effectivement la question des retraites. Voilà tout ce qui se précipite en nous, scepticisme désillusionné et narquois du genre « j’en ai vu d’autre » (la distinction du militant), et optimisme de la pratique qui appelle en toute situation un renforcement de la révolution (la foi du militant).

Une tentative de clarification de la situation s’impose alors que le conflit va sans doute durer en faisant quelques propositions.

LE MOUVEMENT EST PRIS DANS LES RETS DE L’HISTOIRE ET C’EST COMME TEL QU’IL FAUT LE PRENDRE

En s’inspirant sur la distinction de Furio Jesi, on peut grosso modo distinguer deux types d’événements politiques : la révolution et la révolte [1]. Cette distinction ne repose ni sur la nature objective de ces deux événements (révolution et révolte sont toutes deux insurrectionnelles) ni sur la visée des sujets (les deux sont des actes plus ou moins volontaires qui peuvent viser indifféremment la prise de pouvoir ou sa destitution). Ce qui distingue la révolte de la révolution c’est l’expérience du temps qu’on en fait. Dans la révolte, il y a une suspension du temps historique tandis qu’au contraire la révolution est insérée dans le temps historique. Les événements de type révolutionnaire sont des événements dans lesquels les actions sont ordonnées selon une visée stratégique de long terme. Dit autrement, il y a une mise en adéquation des moyens et des fins qui supposent une vision du temps continuiste : ce que je fais aujourd’hui m’aide à préparer, construire la révolution de demain. La révolte est un précipité et une suspension du temps historique : le combat durant la révolte est un combat à mort où demain ne compte pas. La révolte est un phénomène de voyance : elle fait apparaître la vérité crue de la lutte à mort qui est normalement recouverte par le spectacle, elle évoque à un après-demain d’un monde sans classe. La révolte est généralement une parenthèse qui se referme en laissant intacte le temps normal, celui de la domination, même si elle peut s’ouvrir sur une révolution [2]. Ces deux polarités d’événements peuvent permettre alors de distinguer en les accentuant le mouvement des Gilets Jaunes et le mouvement actuel. Le mouvement des Gilets Jaunes visait la suspension du temps historique. Celui-ci ne nous sortira pas du temps historique. Il faut dès lors le prendre tel quel, le prendre comme un moment pour faire croître les forces et les conditions de la révolution. Rien ne sert de se désespérer d’un mouvement qui n’est pas révolte. Saisir une situation qui est prise dans le temps historique nécessite alors de comprendre le rapport à son passé et les possibilités réelles qu’il peut faire émerger.

IL EST PATENT QU’UNE SÉQUENCE POLITIQUE S’EST CLOSE EN 2020

Rétrospectivement, les quatre années qui ont suivi 2016 ont été une séquence de lutte (mondiale) avec une montée de l’antagonisme de part et d’autres : la guerre civile n’était plus larvée mais apparaissaient de plus en plus au grand jour. Entre chaque moments de luttes (2016, 2017 …) et espaces distincts de lutte (féminismes, écologies, etc..) il y avait un processus dialectique cumulatif et de transformations réciproques. La séquence se clôt en France sur la grève contre la réforme des retraites. Si celle-ci s’ouvre sur le même type de réforme, les choses semblent bien différentes. Par rapport à 2019, le mouvement de grève n’est pas impulsé par un secteur en particulier (en 2019 le transport, la RATP et la SNCF). L’impulsion d’un secteur donne une tonalité qui force les directions syndicales à se positionner, le sort des journées d’action se décide dans les AG de lutte et non pas simplement entre chefs à plume de l’intersyndical. Pour l’instant, c’est l’intersyndical et son unité qui dirige le mouvement. Il est évident que sans au moins un secteur crucial fortement mobilisé et en reconductible, il n’y aura aucun débordement provenant de l’intérieur des syndicats. Ce qui est le plus frappant par rapport à 2019 c’est que s’organiser semblait beaucoup plus facile. Il y avait pullulement de bandes qui avait l’habitude de s’organiser ensemble. Aujourd’hui les bandes semblent se faire beaucoup plus rares. La comparaison la plus adéquate pour comprendre le mouvement actuel semble être 2016, où tout est parti d’un espace d’organisation (le MILI), d’un espace de rencontre (nuit debout) et d’une impulsion par les lycéens pour ce qui est devenu le cortège de tête. Il faut reprendre le fil, recommencer en évacuant les hypothèses passées qui ont été inopérantes.

MINIMALEMENT ROUVRIR UNE SÉQUENCE DE LUTTE EN ACCUMULANT DES FORCES

Reprendre le fil, c’est prendre acte de la fin d’une séquence, prendre acte de la fin des habitudes et partir de l’idée qu’il y a une nouvelle séquence qui s’instaure. Tout n’est pas perdu mais il y a beaucoup à reconstruire : s’organiser ne va plus de soi. Ce que nous devons viser au minimum pour notre camp, c’est de multiplier les rencontres, opérer la transmission de la séquence de lutte de 2016 aux nouvelles générations, et recréer des habitudes d’organisation. Quelque soit le résultat concernant la réforme, il nous faut le plus possible renforcer nos forces. Comme le prouve 2016, il y a des défaites qui rendent puissant ! Et comme le prouve 2010, il y a des mouvements massifs dans la rue, qui ne donnent rien et douchent toutes possibilités futures avant un long moment. Autrement dit, ce qui, selon nous, doit être déterminant pour l’engagement du camp révolutionnaire dans le schéma de lutte présent, ce n’est pas la poursuite des symboles de la révolte ou la probabilité de victoire du mouvement social mais s’engager pour se laisser une chance pour la suite.

OUVRIR DES ESPACES POUR RÉAPPRENDRE À S’ORGANISER

Recréer ces habitudes d’auto-organisation c’est ouvrir des espaces pour s’organiser. Rien de nouveau sous le soleil, ce sont des AG d’entreprise, de quartier, ce sont des occupations qui tiennent, des discussions dans le froid d’un blocage etc.. Il faut que les gens complotent et pour cela qu’ils se rencontrent. S’il y avait un truc qui ferait changer de ce mouvement c’est que de partout s’ouvrent des maisons du peuple.

NE PAS FÉTICHISER LA MANIF

Les médias ne mesurent le mouvement qu’au nombre de manifestant et au nombre de vitrines brisées. Voyant la manif calme, on se fait féliciter par les médias, voire on s’interroge dans les salles de rédaction « les blacks blocs sont-ils passés de mode en manifestation ? » demande innocemment Marianne. S’il est évident qu’il faut que nous augmentions le niveau d’offensive et que nous débordions le cadre de la manif ritualisée, ce qui s’y passe ne doit pas être ce qui nous permet de juger ce mouvement. La manif n’est qu’une présentation ritualisée des rapports de force qui se constitue en profondeur, ce n’est que la conséquence des petits complots en arrière-boutique. Ce qui se joue d’important aujourd’hui se passe non pas dans les manifestations, mais hier sur les ronds-points, là dans les AG de grève, etc.. Ce qu’il faut, c’est multiplier les points de rencontre, les points de transmission et à partir de ces espaces inventer de nouvelles choses. Il faut donc une diversité des modes d’action qui outrepasse la simple manifestation syndicale.

VISER D’AUTRES ENNEMIS

Si l’on souhaite dépasser la simple question des retraites et ramener toute l’addition de ce triste monde, Macron et sa réforme ne peuvent être les seuls cibles. Une forme d’inventivité serait aussi d’affirmer d’autres cibles qui sont en lien avec l’augmentation du temps de travail. A Marseille durant la manif, on a muré, par exemple, le MEDEF. Combattre tout ce qui nous force à nous faire exploiter, c’est aussi viser ce qui coûte de plus en plus chère et nous force à travailler plus.

DIVISER LA DIVISION

Si la forme de la manifestation est sclérosée, c’est aussi que la division actuelle de la manif entre cortège de tête et manif syndical n’est plus intéressante. Il s’agit de totoifier et de giletjauner les syndicats. Nous ne partons pas de zéro, certaines choses ont infusé depuis la dernière réforme comme lorsque le speaker de SUD chante « tout le monde déteste la police » après une charge policière. Mais encore une fois, c’est surtout dans les espaces hors de la manif qu’il faut que s’opèrent les rencontres. La séparation par exemple entre AG interpro et AG autonomes ne sont pas satisfaisantes. Plus que du soutien aux blocages, il faudrait des actions communes hors des manifs entre kways noirs et chasubles rouges. Sans se faire d’illusion sur ce que sont les institutions syndicales, il s’agit de penser et agir avec tous ceux qui ne se satisfont pas du simple défilé rituel.

VERS LE SAUT QUALITATIF ET L’AU-DELÀ

Opposer le quantitatif (la masse) au qualitatif (la mollesse ou offensivité des personnes en lutte) est une erreur d’interprétation. Dans la bonne vieille dialectique hégélienne, ce ne sont que par des changements quantitatifs localisés qui provoquent un changement qualitatif global. Faire croître les forces révolutionnaires ne passe que un accroissement localisé de ces forces. Partout où nous sommes, il faut continuer à multiplier les rencontres, s’organiser et hausser le niveau d’offensive.

[1] Voici ce qu’il en dit dans un premier temps : « Nous utilisons le terme de révolte pour désigner un mouvement insurrectionnel différent de la révolution. La différence entre révolte et révolution, ne tient pas aux objectifs de l’une ou de l’autre ; l’une et l’autre peuvent avoir le même objectif : s’emparer du pouvoir [ou le destituer]. Ce qui distingue fondamentalement la révolte de la révolution est une expérience différente du temps. Si l’on s’appuie sur le sens courant de ces deux termes, la révolte est une explosion insurrectionnelle improvisée qui peut s’insérer dans un projet stratégique mais qui en elle-même n’implique pas une stratégie de mouvements insurrectionnels coordonnées et orientés sur une échéance relativement longue vers des objectifs définis. On pourrait dire que la révolte suspend le temps historique et instaure subitement un temps dans lequel tout ce qui s’accomplit vaut en tant que tel, indépendamment des conséquences et des rapports avec l’ensemble des phénomènes à caractère transitoire ou pérenne qui définit l’histoire. La révolution serait, en revanche, entièrement et délibérément calée dans le temps historique. » (p. 91) Cette première définition sera complété par l’étude du cas de la révolte spartakiste. JESI, Furio, Spartakus, la tempête

[2] Il est évident que cette distinction doit être pensée dialectiquement, la bonne question du révolutionnaire est celle du juste temps, c’est-à-dire, de l’articulation de la révolte et de la révolution.