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La signification de l’anti-impérialisme aujourd’hui. Entretien avec Tariq Ali

Lien publiée le 12 janvier 2025

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.contretemps.eu/signification-anti-imperialisme-entretien-tariq-ali/

Tariq Ali, figure emblématique de  la gauche radicale et de la génération de 1968 en Grande-Bretagne, écrivain et membre de la rédaction de la New Left Review, vient de publier un nouveau volume de son autobiographie sous le titre You can’t please all. Memoirs 1980-2024 (« On ne peut pas plaire à tout le monde. Mémoires 1980-2024 », Verso 2024), qui fait suite au désormais classique Street Fighting Years. An autobiography of the 1960s (« Les années de combat de rue. Une autobiographie des années 1960 », Verso, 1e édition, 1987). 

À l’image de l’activité prolifique et multiforme de son auteur, le livre couvre un éventail impressionnant de thèmes : l’Amérique latine et le Pakistan, l’URSS sous la Perestroïka et la Grande-Bretagne de l’ère Thatcher à nos jours, l’histoire familiale de l’auteur et ses interventions culturelles à la télévision et sur la scène théâtrale dans les années 1980 et 1990, le cricket à l’ère post-coloniale ou une lecture politique de Don Quichotte, et bien d’autres encore.

La fresque de Tariq Ali restitue avec une lucidité dépourvue de toute nostalgie, ou de cette mélancolie si prisée de nos jours dans les milieux académiques, les profonds changements que le monde a connus depuis le recul de la mondialisation de 1968. Réfléchissant à sa propre trajectoire, l’auteur explore la manière dont les révolutionnaires, les mouvements de masse et les intellectuels ont réagi à cette nouvelle situation.

Dans cet entretien, Ali se concentre sur ce qui apparaît comme le fil rouge de son engagement politique, l’anti-impérialisme et sa signification dans le monde de l’après-guerre froide et du capitalisme néolibéral mondialisé sous hégémonie étatsunienne.

Stathis Kouvélakis

***

L’anti-impérialisme et la gauche, des années 1960 à nos jours

Contretemps – Ton dernier volume de mémoires le confirme, l’anti-impérialisme a dominé toute ta vie, depuis ta première action politique, une manifestation sauvage dans les rues de Lahore à la suite de l’assassinat de Patrice Lumumba [17 janvier 1961], jusqu’aux années 2000, lorsque, après une longue période consacrée principalement au travail culturel, tu reviens à la politique active avec les mobilisations anti-guerre et anti-impérialistes, en Grande-Bretagne et sur la scène mondiale. Tu as toujours été un fervent internationaliste, mais ton internationalisme a une coloration spécifiquement anti-impérialiste, n’est-ce pas ?

Tariq Ali – Oui, c’est vrai. Vivant au Pakistan, j’étais avide depuis mon plus jeune âge de lire tous les magazines qui arrivaient à la maison. Il s’agissait principalement de magazines étatsuniens comme Masses and Mainstream et la Monthly Review, ou britanniques, comme le New Statesman et le Labour Monthly, donc essentiellement des publications communistes et, bien plus tard, la première New Left Review. Je les ai lus parce que je m’intéressais à la situation postcoloniale. Au Pakistan, nous traversions une phase postcoloniale qui ne semblait pas différente de ce qu’elle était aux derniers jours de l’impérialisme britannique. Tout était sous la coupe des Britanniques, qui ont ensuite cédé le pays aux Américains.

Lorsque j’ai appris la mort de Lumumba dans le journal, j’étais vraiment furieux. Nous avons organisé à quelques-uns une réunion dans mon lycée et j’ai dit que nous ne pouvions pas ne pas manifester dans la rue. Mais, conformément à une loi coloniale britannique encore en vigueur, toute manifestation de plus cinq de personnes était passible d’une lourde peine d’emprisonnement. Néanmoins, nous avons décidé d’y aller, et environ 200 personnes nous ont rejoints. Nous leur avons expliqué qui était Lumumba et que nous nous dirigerions vers le consulat des États-Unis parce que ce sont eux qui sont derrière son assassinat. Quelqu’un a alors demandé : « Y a-t-il des preuves ? ». Je me souviens très bien que tout le monde a éclaté de rire. Personne ne doutait que c’était les Américains. Nous sommes revenus de l’ambassade et nous nous sommes sentis tellement forts et courageux que nous avons commencé à scander des slogans contre la dictature militaire au Pakistan. Nous l’avons fait et le pays était perplexe. Les gens se demandaient « qui sont ces jeunes fous ? ».

Cette manifestation est restée gravée dans les mémoires, car elle a surpris tout le monde. Il n’y avait pas eu une seule manifestation sur Lumumba en Occident ou en Inde, dans des pays où elle aurait été autorisée, avec de grands partis communistes. Je rencontre encore des gens qui me disent : « Je me souviens de la manifestation pour Lumumba à Lahore ». Je leur réponds : « En faisiez-vous partie ? » Ils disent, « oui, oui, bien sûr »… Il semble donc que la taille de la manifestation soit maintenant montée à 50 000 personnes ! (rires)

À l’époque, la révolution chinoise était en marche. Tout le mouvement progressiste de gauche, syndicats et mouvements paysans en tête, parlait constamment de la Chine. Lorsque j’étais très jeune, mes parents m’ont emmené au rassemblement du 1er mai et on n’y parlait que de la Chine ; le slogan sur toutes les lèvres était « nous prendrons la voie chinoise camarades, nous prendrons la voie chinoise ». L’idée de lutte et de révolution m’est donc apparue très tôt, et cela ne se serait pas produit si j’avais grandi dans une autre partie de ma famille. Ce sont mes parents communistes et les personnes issues de ce milieu qui venaient régulièrement chez nous, des poètes, des radicaux, qui m’ont poussé dans cette direction.

Je me souviens que lorsque les Français ont été vaincus à Dien Bien Phu, des personnes apolitiques autour de nous célébraient la victoire. Un cousin de ma mère, qui était producteur de films, l’a appelée pour fêter l’événement et lui a dit : « Mon fils est né aujourd’hui, je l’ai appelé Ho Chi Minh ». Ma mère a dit : « Si même des gens comme lui célèbrent la chute de Dien Bien Phu, nous ne sommes peut-être pas si malchanceux dans ce pays ». Il y avait un sentiment national fort, semi-nationaliste, mais résolument anti-européen et opposé à l’impérialisme américain au sein de la population en général.

Contretemps – Ce qui est remarquable dans ton cas, ce n’est pas le fait que, venant du monde colonisé, tu deviennes un anti-impérialiste dans les années 1960 ou 1970, mais que tu le sois resté. Depuis que tu t’es réengagé politiquement dans le monde d’après la chute de l’Union soviétique, tu as participé aux mobilisations contre les nouvelles guerres impérialistes, en agissant et en t’associant à diverses expériences, en particulier en Amérique latine, de pays et de mouvements qui ont résistent à l’impérialisme américain. Cela contraste fortement avec la majeure partie de la gauche, y compris avec ceux qui sont restés opposés au néolibéralisme et qui ont abandonné le terrain de l’anti- impérialisme.

Tariq Ali – Il y a là une contradiction intéressante que nous ne devrions pas ignorer. J’ai rejoint [en 1968] la Quatrième Internationale (QI)[1] parce qu’elle était anti-impérialiste et internationaliste, et que c’était là à mes yeux ses caractéristiques les plus attrayantes. J’ai été très choqué lorsqu’ils ont commencé à s’en éloigner.

Je me souviens de ma rencontre avec Daniel Bensaïd à Paris dans les années 2000. Nous avons eu une longue discussion dans un café et il m’a dit : « Le 40e anniversaire de 1968 approche, que devrions-nous faire ? Tu as toujours eu de bonnes idées pour organiser de grandes célébrations ». Je lui ai répondu : « Daniel, l’internationalisme, tel que nous le concevions autrefois, est en train de quitter vos propres rangs. En 1968, vous avez rebaptisé des rues du Quartier latin ‘rue du Vietnam héroïque’ ». Il m’a répondu que ce n’était pas la même chose. J’ai répondu : « Oui, mais les gens sont dans le déni ; ils disent que ce n’est pas différent. C’est complètement différent ». Il m’a dit : « D’accord, qu’est-ce que tu suggères ? ». J’ai répondu : « une grande célébration des changements en Amérique du Sud. Invitons les zapatistes, il n’est pas impossible que Chavez vienne. Nous aurons Evo de Bolivie. Nous montrerons à la gauche française qu’il y a des gens qui tiennent bon. Ce ne sont pas des révolutionnaires comme nous l’étions, mais ce sont des sociaux-démocrates de gauche. Ils ont été propulsés au pouvoir par des mouvements de masse ». Daniel a dit : « c’est une idée très intéressante, mais je ne pense pas que quiconque parmi les anticapitalistes la soutiendra. Ce n’est pas parce qu’ils sont hostiles en tant que tels, mais cela ne les intéresse pas ». J’ai dit : « C’est très choquant ». Il m’a répondu : « J’imagine que pour quelqu’un comme toi, c’est encore plus choquant ». Il avait compris ce qui se passait, alors que d’autres anciens camarades étaient dans le déni.

Au moment de la guerre en Irak, j’ai eu une grande discussion avec Catherine Samary [de la LCR]. Bien sûr, elle était contre la guerre. Mais je lui ai demandé : « comment expliquez-vous que dans tous les grands pays d’Europe, vous ayez des manifestations anti-guerre gigantesques [le 15 février 2003] : un million et demi à Londres, un million à Rome et à Madrid, même les Allemands ont réussi à en faire 100.000. Vous, en France, vous n’avez pas fait grand-chose ».

Contretemps – Il y a pourtant eu des manifestations en France, et à Paris, les chiffres étaient ceux de l’Allemagne que tu cites.

Tariq Ali – Ces manifestations étaient comparativement peu suivies, c’est ce que je voulais dire. L’argument de Catherine était que Chirac s’est opposé à la guerre et que, de ce fait, les gens se sentaient représentés. J’ai dit : « Mais attends, De Gaulle s’était opposé à la guerre du Viêt Nam. Cela ne vous a pas arrêté. C’est un problème structurel profond et fondamental qui affecte l’intelligentsia et la gauche françaises ».

Un peu plus tard, lorsque l’édition française de mon livre sur la guerre en Irak [Bush à Babylone. La recolonisation de l’Irak] a paru à La Fabrique, j’ai fait avec Éric Hazan une tournée des librairies de Paris et de quelques autres endroits pour parler de l’ouvrage. Lors de l’une de ses présentations, j’ai dit : « J’ai l’impression qu’en France, une partie de l’intelligentsia française, notamment autour du Parti socialiste et des libéraux, aurait vraiment voulu participer à cette guerre ». Éric m’a interrompu et dit au public : « Il a tout à fait raison sur ce point ».

L’évolution en France a été très décevante. En fait, c’était pire pour moi parce que nous croyions énormément dans ce groupe [la LC/LCR], dans ce mouvement et son élan, dans les années 1960 et 1970. Il ne manque pas d’ironie de constater que l’aile du mouvement trotskiste dite du « capitaliste d’État » [le SWP britannique et son réseau international IST] se soit avérée bien plus acérée et bien meilleure, à la fois sur la Yougoslavie, sur l’Irak et maintenant sur l’Ukraine. Ils se sont opposés très fermement à l’OTAN et aux États-Unis.

L’une des raisons pour lesquelles nous avions l’habitude de critiquer le courant IST était son manque d’internationalisme. Mais si vous regardez maintenant, ce sont les courants « mandelistes » [la QI] qui se sont montrés défaillants et qui ont en quelque sorte disparu de la scène. Alors que sans la poignée de trotskystes du SWP comme Lindsey German et John Rees, nous n’aurions pas pu construire la campagne anti-guerre. La Grande-Bretagne est le seul pays au monde où une coalition comme Stop The War a survécu, même dans les moments difficiles. Nous ne l’avons pas laissée sombrer.

Contretemps – Il y a manifestement un lien entre cette persistance et l’ampleur du mouvement de soutien à la Palestine en Grande-Bretagne.

Tariq Ali – Sans aucun doute. En ce qui concerne la Palestine, nous avons organisé au moins une manifestation par an, de sorte que le mouvement progressiste britannique était prêt lorsque [le 7 octobre] est survenu. Ce sont les gens qui organisent les manifestations pour la Palestine, puis la Campagne de solidarité avec la Palestine qui sont venus en premier. C’était fantastique, la manifestation a rapidement pris de l’ampleur. Je les ai prévenus que tôt ou tard, cela s’arrêterait, que nous devrions penser à d’autres formes d’action. Et puis d’autres actions sont apparues spontanément, menées par une nouvelle génération, fraîchement débarquée en politique, que nous n’attendions pas et que personne n’attendait. Ces jeunes ne sont pas attirés par les petits groupes, ça c’est l’ancien mode de fonctionnement.

C’est ici que se pose le problème : alors qu’en France, au niveau politique, vous avez Mélenchon, ici, il n’y a rien d’autre que Jeremy Corbyn. Ses faiblesses en tant que leader de gauche apparaissent au grand jour. Il reste accroché au travaillisme alors même lorsqu’il en est expulsé.

Contretemps – Peux-tu commenter ce propos d’un autre ancien dirigeant trotskiste, Michel Raptis, également connu sous le nom de Pablo. Vers la fin de sa vie, il a déclaré au révolutionnaire et penseur mexicain Adolfo Gilly : « Le sens le plus profond du 20e siècle a été cet immense mouvement de libération des colonies, des peuples opprimés et des femmes, et non la révolution du prolétariat, qui était notre mythe et notre Dieu ».

­ Tariq Ali – En partie. C’est ce qu’Ernest Mandel appelait parfois, à propos de ce qu’il appelait les « centristes », « le culte des faits accomplis ».

Contretemps – Mais, comme tu le dis dans ton livre, c’est à la New Left Review (NLR) qu’il adressait ce reproche[2].

­ Tariq Ali – Oui, et il avait raison. Mais au Portugal, nous sommes passés, à mon avis, très près d’un dénouement révolutionnaire, bien plus qu’en France en mai-juin 1968, parce que le PC français était un énorme obstacle, alors qu’au Portugal, le PC, qu’on le veuille ou non, était du côté de l’extrême-gauche. Mais ils ont été totalement dépassés.

Je me souviens de grandes manifestations d’ouvriers, de soldats, de paysans au Portugal où l’on scandait « Révolution, révolution, socialisme ». Mario Soares, le leader social-démocrate, est alors arrivé et a déclaré : « Oui, nous aurons le socialisme. Mais voulons-nous le socialisme de l’Europe de l’Est ? Non. Voulons-nous le socialisme des Russes ? Non. Alors pourquoi notre cher camarade Alvaro Cunhal [secrétaire général du PC portugais] parle-t-il constamment de la dictature du prolétariat ? Nous nous sommes débarrassés d’une dictature et ils veulent en instaurer une autre sur ce modèle ». Cunhal n’a jamais pu répondre à cette question. Idéologiquement, nous avons été défaits au Portugal.

Ernest [Mandel] a été ébranlé parce qu’il était très enthousiaste, bien qu’ils aient sous-estimé le Portugal dans la QI parce qu’Ernest [Mandel] était convaincu que la révolution éclaterait d’abord en Espagne. Un certain nombre d’entre nous, qui connaissaient mieux l’Espagne, lui ont dit : « Il va y avoir un grand compromis en Espagne ». Il a répondu : « Vous vous trompez. Il y a les traditions du POUM, de l’anarchisme, etc. ». Les camarades basques [de l’ETA-VI qui a rejoint la QI], qui étaient très lucides, ont dit que la transition postfranquiste serait une bonne chose parce que nous accéderions à la légalité, mais que rien ne changerait. Le Portugal a pris la QI complètement au dépourvu.

Contretemps – Pour toi, le 20e siècle est donc resté celui des opportunités révolutionnaires manquées, même en Europe ou dans les pays capitalistes avancés.

Tariq Ali – Oui, je pense que cela a été le cas jusqu’en 1975, la défaite de la révolution portugaise ayant été le facteur décisif.

Contretemps – Plus que le coup d’État au Chili ?

Tariq Ali – Le coup d’État au Chili a bien sûr eu un impact important. Mais il y avait une grande sympathie pour le Chili, même dans les cercles bourgeois, on n’avait pas le sentiment que la révolution avait été vaincue. Je me souviens qu’Hortensia Allende a été accueillie par le Premier ministre britannique de l’époque et chef des travaillistes, Jim Callaghan, qui l’a embrassée en public. Elle s’est adressée à la conférence du Parti travailliste en déclarant : « Le camarade Allende a été assassiné », et toute la conférence s’est levée en silence. [Fidel] Castro était convaincu que nous étions défaits pour les générations à venir, mais ce n’était pas le sentiment que nous avions en Europe. En Europe, le test crucial était le Portugal, et les Américains le savaient. L’argent de l’OTAN a été versé à Soares et à son parti.

L’impérialisme aujourd’hui : un empire états-unien mondial ?

Contretemps – Venons-en maintenant au monde d’après 1990. Ta position est qu’il n’y a qu’un seul empire mondial, l’empire états-unien. Comment caractériser dès lors la Chine et la Russie ? S’agit-il de puissances impérialistes ? Doivent-elles être placées sur le même plan que les États-Unis ? C’est la position, tu le sais, de toute une partie de la gauche radicale aujourd’hui, qui fait un parallèle entre la situation actuelle et la configuration inter-impérialiste d’avant la première guerre mondiale. Les mêmes ajoutent qu’en affirmant qu’un seul impérialisme est de loin dominant, et donc plus dangereux pour tout gouvernement ou mouvement progressiste, on commet le péché de « campisme ».

Tariq Ali – J’ai été très clair sur cette question dans mon livre Le choc des intégrismes. Qui a été le grand vainqueur de l’effondrement de l’Union soviétique et du tournant des Chinois vers la voie capitaliste ? Les États-Unis. Le capitalisme états-unien est resté le plus fort, non seulement sur le plan militaire, mais aussi sur le plan économique et technologique. Ce n’est pas un hasard si l’internet est apparu sur la côte ouest des États-Unis et non sur la côte ouest de la Chine. La domination idéologique des États-Unis était pratiquement incontestable. Nous devions la remettre en question, bien sûr, mais nous n’aurions pas pu le faire si nous avions cessé de dire que l’Amérique était une puissance impériale.

Cela n’a pas de sens de dire que parce que l’Union soviétique a implosé et que la Chine est devenue capitaliste, il n’y a plus de puissance impériale. Je me suis toujours fermement opposé à ce point de vue, mais les gens étaient très réticents à le contrer. Lors de conférences universitaires, lorsque je parlais d’« impérialisme américain », il y avait un léger frémissement dans le public, qui indiquait que ces gens pensaient avoir perdu ce monde. Je leur disais, « non, vous n’avez pas perdu ce monde, vous en avez perdu un autre ».

Lorsque j’étais en Union soviétique à la fin des années 1980 et au début des années 1990 et que je discutais avec des intellectuels de haut rang du parti [le PCUS], ce qui les rendait fous, c’était que Gorbatchev ne voyait pas qu’ils allaient être écrasés par ces salauds si nous n’avions rien à leur opposer. Evgueni Primakov, en particulier, craignait que Gorbatchev ne prépare une capitulation.

Mon opinion sur la Chine et la Russie est qu’elles sont essentiellement nationalistes. Elles défendront leur nationalisme et leur autodétermination nationale, ou leur souveraineté nationale si on veut l’appeler ainsi. Les Russes ont dit qu’il ne fallait pas que l’OTAN nous encercle, ou qu’elle essaie de nous fragmenter en petits bouts. Les Chinois tiennent des propos similaires : « laissez-nous tranquilles, ne nous provoquez pas avec Taïwan ». Les Américains auraient pu s’engager dans cette direction, c’était de leur ressort, mais ils ont fait exactement le contraire.

Perry [Anderson] et moi-même avons eu cette discussion en privé et mon opinion est que le débat entre Kautsky et Lénine sur l’ultra-impérialisme et les contradictions inter-impérialistes semble avoir été résolu en faveur de Kautsky. Pendant la majeure partie du 20e siècle, Lénine avait plus ou moins raison, mais maintenant, après la chute de l’Union soviétique, il semble que nous ayons affaire, sous une forme ou une autre, à un ultra-impérialisme devant lequel toutes les puissances européennes capitulent à des degrés divers. Il n’est pas question qu’elles ripostent. J’ai ressenti cela encore plus fortement lors de la dernière guerre [d’Israël] contre la Palestine.

Dans les années 1990, les Russes et les Chinois étaient prêts à suivre l’ultra-impérialisme étatsunien et les Européens, mais ils étaient trop grands, surtout la Chine, pour être avalés comme l’a été l’Europe. Un grand débat a eu lieu au sein des cercles économiques chinois pour savoir s’ils devaient simplement se conformer à la manière néolibérale de se diriger vers le capitalisme. Mais il y a eu une forte réaction au sein du PC chinois, qui a décidé que « nous ne pouvons pas faire ça, nous ne pouvons pas faire l’erreur de Gorbatchev ». Deng Xiaoping avait dit à Gorbatchev que la perestroïka était une bonne chose, mais qu’on pouvait la mener correctement que si on abandonner la glasnost [transparence]. D’un point de vue purement cynique, il n’avait pas tort.

Toute la stratégie des États-Unis et des penseurs et spécialistes militaires qui dirigent ce pays est que la seule façon de maintenir l’hégémonie américaine est de tout fragmenter en petits bouts, de sorte qu’aucun pays n’émerge qui puisse les défier jusqu’à la fin des temps. Et c’est ce qu’ils ont fait partout. C’est ce qu’ils ont fait en Yougoslavie, bien que de manière irréfléchie. Clinton a déclaré à un auditoire dans une petite ville américaine que la guerre en Yougoslavie était dans l’intérêt des États-Unis d’Amérique, quelqu’un avait dû le briefer en ce sens auparavant. Et ils ont fait la même chose au Moyen-Orient : le fragmenter, diviser les trois pays qui avaient de puissantes armées qui menaçaient Israël et l’hégémonie américaine dans la région.

Contretemps – Tu ne vois donc pas l’essor économique et l’expansion de la Chine à l’échelle mondiale se transformer en un nouvel impérialisme.

Tariq Ali – C’est possible, si les États-Unis les provoquent. Je ne nie pas cette possibilité. Les Américains ont deux grands plans pour déstabiliser la Chine, le Tibet et Taïwan, les deux T. Le Tibet est maintenant intégré au reste du pays grâce à un énorme afflux de Chinois de l’ethnie Han. Les Chinois ont mené cette opération de manière très intelligente en modernisant le Tibet et en créant de nombreux emplois pour les Tibétains. Le résultat est tout à fait étonnant, comme me l’ont décrit des personnes qui y sont allées. Il s’agit d’une opération classique, de style impérial, mais pas comme ce qu’ont fait les Britanniques lorsqu’ils se sont emparés d’un pays comme l’Inde. Ils construisent une infrastructure, et pas seulement des trains et d’autres moyens de communication pour les voies d’approvisionnement.

En ce qui concerne Taïwan, toute tentative de l’Occident d’encourager les provocations du gouvernement de Taipei a peu de chances de fonctionner, car les échanges commerciaux entre les deux pays sont intenses et toute aventure armée serait totalement contre-productive pour Taïwan et ses citoyens. Comment cela va-t-il se passer ? Il est difficile de le prédire. Mais si les Américains tentent de diviser la Chine en petits bouts, les Chinois ne se laisseront certainement pas faire.

Contretemps – Venons-en maintenant à l’autre événement majeur de ces dernières années, la guerre en Ukraine. Il n’est bien sûr pas question de soutenir Poutine ou de penser qu’il s’agisse d’une façon quelconque d’un régime favorable à la gauche. Je suppose que tu es d’accord avec l’analyse de Susan Watkins sur la guerre en Ukraine. S’inspirant de l’analyse de la Seconde Guerre mondiale par Ernest Mandel, elle la considère comme une combinaison de trois types de guerres : une guerre inter-impérialiste, une guerre d’autodéfense nationale contre une invasion étrangère et une guerre civile affectant particulièrement le Donbass.

L’élément le plus controversé ici est probablement la dimension inter-impérialiste, c’est-à-dire la responsabilité de l’impérialisme américain dans le déclenchement de cette guerre du fait de l’élargissement constamment l’OTAN vers l’est et de l’instrumentalisation de l’Ukraine pour mener une guerre par procuration visant à affaiblir la Russie.

Tariq Ali – Cela nous ramène à ce que ces camarades soviétiques me disaient à l’époque en s’arrachant les cheveux, à savoir que Gorbatchev a tout cédé sans même obtenir un traité écrit, alors que les précédentes semi-capitulations ou autres accords ont toujours été assortis d’un traité. Les Allemands étaient même prêts à le proposer, ce qui n’était pas le cas des Américains. Les Américains ont donné des assurances verbales, de « ne pas bouger d’un pouce » vers l’Est, comme l’explique Mary E. Sarotte dans son livre[3]. C’est une libérale de droite, mais son livre fournit une analyse solide de la façon dont les Américains ont opéré et de ce qu’ils ont fait depuis le début, lorsque Gorbatchev a demandé avec modération « qu’obtenons-nous en échange de la cession de l’Allemagne de l’Est ? ». Les Américains lui ont donné l’assurance que l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est. Et Gorbatchev y a cru. Cela aurait dû être inscrit dans un traité, qui aurait pu être ignoré, bien sûr, mais qui aurait tout de même existé et fourni une base juridique.

Une fois cela fait, ils ont commencé à élargir régulièrement l’OTAN jusqu’à ce qu’ils atterrissent en Ukraine et, en quelque sorte, sur l’Ukraine. William J. Burns, qui dirige aujourd’hui la CIA, a été ambassadeur en Russie entre 2005 et 2008. À son retour aux États-Unis, il a rédigé un document à l’intention de Condoleeza Rice [alors secrétaire d’État], dans lequel il disait très clairement que la seule chose que nous ne devions pas provoquer et que les Russes, quel que soit le dirigeant en place[4], considéraient comme une ligne rouge, c’était l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN. Aujourd’hui, il dit bien sûr que je les avais prévenus en privé et j’avais raison.

Personnellement, je ne pensais pas que Poutine envahirait le pays. Il a pris tout le monde au dépourvu. Bien sûr, nous l’avons attaqué et il devrait sortir de l’Ukraine. Mais la seule façon d’en sortir est de négocier. L’un de ses principaux conseillers a déclaré à un de mes amis : « Poutine a gardé le secret absolu. Mais lorsque j’ai posé des questions sur les pertes qui s’accumulaient, etc., il m’a répondu : ‘Ne me critiquez pas trop. Nous sommes la dernière génération à pouvoir affronter les Américains. Si je n’avais pas fait cela, la génération suivante ne l’aurait jamais fait. Ils vivent en quelque sorte déjà à moitié dans ce monde-là’ ».

Contretemps – Que réponds-tu à l’argument moral qui rencontre un certain écho, y compris à gauche, selon lequel si le peuple ukrainien veut adhérer à l’OTAN et faire partie de l’Occident, pourquoi devrions-nous lui refuser le droit de le faire ? Cela n’irait-il pas à l’encontre de l’idée qu’ils ont une capacité d’action autonome et ne reproduirait-il pas une sorte d’attitude coloniale à l’égard des Ukrainiens ? Certains suggèrent que c’est là le péché de la gauche radicale occidentale qui méprise les peuples d’Europe de l’Est et ne prend pas sérieusement en compte leur désir de se débarrasser de la domination de la Russie.

Tariq Ali – Ma réponse est que les dernières élections en Ukraine avant la « révolution de Maidan » ont donné lieu à l’élection d’un candidat ouvertement pro-russe, Viktor Ianoukovitch. Ce président a en fait été destitué par une « révolution de couleur » à l’américaine, c’est-à-dire un changement de régime qu’ils ont organisé. Qui peut croire que les Américains soutiendront un jour quelque chose qui ressemble à une véritable démocratie ?

Poutine a détruit ses propres chances, car même les personnes qui étaient pro-russes ne veulent plus rien avoir à faire avec lui. C’est un véritable gâchis. Je suis en général favorable à l’organisation de référendums, mais faisons en sorte qu’ils soient ouverts. Il faudrait en ce sens mettre fin à toute présence militaire dans ce pays et désarmer entièrement l’aile fasciste du régime de Zelenski. Sinon, comment créer les conditions d’un référendum ? Nous verrons alors si les Ukrainiens votent en faveur de l’OTAN, ce dont je doute puisque de nombreux rapports ainsi que les articles de [Volodymyr] Ishchenko indiquent un mécontentement croissant.

Contretemps – On parle beaucoup de la montée en puissance du Sud en tant qu’acteur indépendant sur la scène mondiale. Cela a été confirmé par le clivage Nord-Sud sur les questions de l’Ukraine et de la Palestine. Cet ensemble n’est bien sûr pas homogène – l’Inde de Modi, par exemple, a refusé d’appliquer des sanctions contre la Russie mais est très pro-israélienne. Penses-tu néanmoins que nous nous dirigeons vers un monde multipolaire ? Si oui, y a-t-il quelque chose de positif dans ce changement, malgré le fait que toutes ces puissances émergentes du Sud ne soient que des pays capitalistes ?

Tariq Ali – Je dirais qu’il s’agit d’une tentative d’évolution vers un monde multipolaire, qui n’aurait jamais vu le jour sans les Chinois. C’est un signe que les Chinois sont sérieux et qu’ils veulent à tout le moins repousser les plans américains. Mais je ne pense pas que ce soit le cas du Sud en tant que tel. Il est évident qu’ils peuvent résister à la Palestine. Les intentions des Américains et de l’Occident sont tellement flagrantes qu’ils peuvent résister sur ce point précis. Quant à l’idée qu’ils le feraient pour tout, j’en doute fort. La plupart des forces bourgeoises de ces pays peuvent être achetées. Ce n’est pas tant une question d’idéologie que de savoir qui paie le plus. Il en va de même pour le Pakistan. L’Inde est évidemment différente, mais même au Brésil, des pressions ont été exercées sur Lula pour qu’il revienne sur ses positions initiales, qui étaient très fermement opposées aux États-Unis et en faveur des Palestiniens.

Lula a l’habitude de dire qu’ils l’ont pris pour un imbécile. Il est fait piéger une fois par Obama, qui l’a flatté, et il est tombé dans le panneau. Il a dit que cela ne se reproduirait plus jamais. Ce n’est pas une affaire personnelle. C’est l’intérêt américain, le soutien américain à Bolsonaro, l’implication américaine dans le coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff. Il n’est donc pas revenu en arrière, mais il a biaisé avec eux. Il est également nerveux à l’idée que les militaires soient toujours infiltrés par Bolsonaro.

Je pense que chaque pays agit en fonction de ses propres intérêts. Il n’y a pas d’axe dominant d’opposition aux États-Unis. Nous en avons eu une meilleure version dans les années 1960 avec la conférence de Bandung et le mouvement des non-alignés.

Contretemps – Mais là le projet social était différent.

Tariq Ali – Je suis d’accord, maintenant il n’y a plus du tout de projet social, c’est pourquoi il est si facile de fragmenter ce Sud émergent si les Américains voulaient le faire.

La cause de la Palestine : un nouveau Vietnam ?

Contretemps – Le mouvement de soutien à la Palestine a été, à mon sens, le développement le plus porteur d’espoir en Occident au cours de la dernière période. Pouvons-nous établir un parallèle entre ce mouvement et celui contre la guerre du Vietnam dans les années 1960, dont tu as été l’un des protagonistes ? Penses-tu que le soutien quasi-unanime des gouvernements occidentaux au génocide à Gaza se retournera contre eux, provoquera une crise morale et politique et remettra en cause la légitimité de la domination impériale dans le centre mondial, comme l’avait fait le mouvement de soutien au Vietnam ?

Tariq Ali – Il y a plusieurs choses à dire à ce sujet. Tout d’abord, ce qui se passe aujourd’hui est différent de la lutte des Vietnamiens et du mouvement de solidarité avec le Vietnam, car, pour la plupart d’entre nous qui y avons participé, ce mouvement avait un contenu social très clair. Il ne s’agissait pas seulement d’un mouvement de libération nationale. Malgré tous ces défauts, il était dirigé par un parti communiste dont le leader principal était un cadre issu du Komintern, Ho Chi Minh. Cela a eu un impact important partout, en particulier là où il y avait des partis communistes de masse. Le mouvement de solidarité a créé des tensions au sein de ces partis ; les dirigeants communistes disaient à qui voulait l’entendre « nous soutenons les Vietnamiens, mais ne le dites pas trop fort ». C’était « paix au Vietnam » versus « victoire pour le Vietnam ». Cela nous a permis de diviser ces partis, particulier leurs organisations de jeunesse, dans toute l’Europe.

Ici, en Grande-Bretagne, l’extrême gauche réunie était plus importante que la jeunesse du Parti communiste. L’extrême gauche et sa périphérie ont très vite hégémonisé la jeunesse. C’est pourquoi nous avons organisé des occupations d’universités. La LSE a été occupée, il y a eu d’autres occupations d’universités, partout où l’extrême gauche était présente. Le SWP, et la jeune organisation IMG [section britannique de la QI], a joué un rôle important, même si nous n’étions pas très nombreux. Bien sûr, cela variait beaucoup d’un pays à l’autre, mais cela s’est produit à l’apogée du 20e siècle.

Ensuite, la manière dont la lutte vietnamienne elle-même a été menée, la manière dont les Vietnamiens ont appelé à l’internationalisme a été absolument cruciale. Je me souviens d’une fois où, au Nord-Vietnam, je me suis adressé, devant un auditoire nombreux, au Premier ministre Pham Van Dong et lui ai dit : « camarade, c’est l’heure des Brigades internationales ». Il m’a pris à part pour me dire : « Ecoute, je vais te dire quel est le problème. On n’est pas en Espagne, qui fait partie de l’Europe, [le Vietnam] est un pays lointain. Rien que de vous amener ici pour faire de la propagande politique nous coûterait beaucoup d’argent, et nous n’en avons guère. Ensuite, nous devons nous assurer que vous êtes protégés. Parce que ce n’est pas une guerre menée avec des fusils, les Américains nous bombardent tout le temps, ils vont tuer certains d’entre vous ».

Je lui ai répondu : « Et alors ? Votre peuple est en train de mourir ». Il m’a répondu par ces mots, « non, ce n’est pas une bonne idée. Une meilleure idée est de rentrer dans vos pays et de construire des mouvements de masse en solidarité avec nous. C’est bien plus utile qu’un petit spectacle ». Je lui répondu : « le consul général britannique à Hanoi, qui a combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, m’a raconté il y a trois jours, en prenant le thé, que lorsqu’il entendait les bombardiers [américains] arriver, il avait envie de prendre un fusil, de monter sur le toit et de leur tirer dessus ». Pham Van Dong a alors dit : « Pourquoi ne le fait-il pas ? Nous ne l’empêcherons pas ». Il voulait dire que ce que vous faites est gentil et agréable et que nous l’apprécions. Il m’a serré très fort dans ses bras et m’a dit que cela ne servirait à rien parce que les temps ont changé.

L’autre raison que Pham Van Dong m’a donnée pour expliquer l’absence de volontaires étrangers est qu’ils étaient dans une position très délicate, coincés entre les Soviétiques et les Chinois : « Si nous lançons un appel, nous savons que des milliers de personnes viendront d’Europe et d’ailleurs, mais nous serons convoqués par le président Mao et les dirigeants russes, qui nous diront : ‘Que voulez-vous ? Pourquoi laisser entrer ces fous ? Pensez-vous que nous ne vous donnons pas assez d’armes ? Ne nous engageons donc pas dans cette voie. C’est plus simple ». La QI a donc décidé que la construction du mouvement de solidarité avec le Vietnam était une priorité. C’est l’une des meilleures choses qu’ils n’aient jamais faites.

L’autre grande différence est que, contrairement aux Palestiniens, les Vietnamiens disposaient d’un État dans le Nord et d’un soutien matériel considérable de la part des Soviétiques et des Chinois. Ils ont remporté de plus en plus de victoires sur le terrain. J’ai assisté à une conférence donnée à Hanoï par les principaux commandants militaires vietnamiens. Un officier de haut rang y a expliqué comment ils comptaient vaincre les Américains. J’étais sceptique. J’ai dit : « vaincre les Américains ? Regardez ce qui se passe maintenant ». Le colonel a répondu : « Nous avons un plan, une combinaison d’attaques de guérilla et d’attaques massives soudaines pour les déborder ». En fait, il a décrit l’offensive du Têt [de janvier-février 1968]. Ils étaient donc très convaincus, et nous avons dit que nous pourrions gagner cette fois-ci. Ce serait un coup dur pour les Américains. Et c’est ce qu’ils ont fait. C’était l’ambiance qui régnait.

La Palestine est également différente en ce sens que pour la jeune génération, contrairement aux précédentes, la guerre à Gaza a été un choc énorme. Au début, les éléments les plus actifs ont réagi comme ils l’auraient fait pour Black Lives Matter : occuper les parcs, les espaces etc. Mais peu à peu, la situation a évolué et il s’est passé quelque chose qui ne s’était pas produit dans les mouvements du type Black Lives Matter : ils et elles sont commencé à lire et à se poser des questions.

Un élément très important aux États-Unis a été l’entrée de jeunes juif.ve.s dans le mouvement. Je n’en croyais pas mes yeux quand j’ai vu que les jeunes juif.ve.s antisionistes avaient occupé la gare de Grand Central et dit au reste du mouvement : « c’est notre affaire, laissez-nous agir seul.e.s ». Il en a été de même dans de nombreux autres endroits de Grande-Bretagne. Ils et elles avaient leurs propres banderoles, mais n’ont jamais mené d’actions indépendantes comme l’ont fait les jeunes Juif.ve.s américains.

Cela a ébranlé les Israéliens et l’AIPAC [American Israel Public Affairs Committee – puissant lobby pro-Israël], mais cela bien sûr n’a pas affecté les politiques. Mon sentiment est que ce mouvement a créé une nouvelle conscience. Si nous ne pouvons pas la qualifier de totalement anti-impérialiste, elle n’en est pas très éloignée. Les gens se rendent compte que c’est ce que les Israéliens font avec notre argent, avec nos bombes, et, dans certains cas, avec nos soldats, est inacceptable.

Je suis optimiste et je pense qu’il en sortira quelque chose. Il y a de l’admiration pour les Palestinien·nes qui se défendent et un dégoût total pour les soldats qu’ils voient proférer des obscénités de type nazi contre les Palestinien·nes, comme « nos enfants ont besoin de protection parce qu’ils ne sont pas comme les enfants arabes, ce ne sont pas des Arabes ». Ce genre de slogans « Tuez les Arabes » est repris par leurs partisans ici. Cela a créé un fort sentiment que toutes les institutions créées par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale sont inutiles à moins que les Américains ne les soutiennent, à commencer par les soi-disant Nations unies et tous les tribunaux internationaux qu’ils ont essayé de saboter.

L’effet sur les nouvelles générations est très positif. Ironiquement, l’État américain s’en rendra bientôt compte. N’importe quel autre pays peut maintenant dire : « Qui êtes-vous pour nous dire quoi que ce soit ? Nous pouvons aller commettre nos propres atrocités, comme l’ont fait les Israéliens. Pourquoi devrions-nous vous écouter ? ». En fait, c’est toute la structure des relations internationales qui a été ébranlée par cette guerre. Les Israéliens, soutenus par l’Occident, ont perpétré un génocide contre le peuple palestinien, dont les conséquences resteront longtemps dans les mémoires. C’est un souvenir qui ne disparaîtra pas et partout où les États-Unis agiront de la sorte, les gens réagiront en disant : « Allez-vous-en ! Arrêtez ! Nous ne vous croyons pas ». Et je pense que cela a également eu un effet, que les gens le veuillent ou non, sur la perception de l’Ukraine : « Vous dites que l’Ukraine est sacrée, vous la défendez. Nous ne pouvons pas faire ceci ou cela parce que cela pourrait les offenser. Et en Palestine, vous laissez faire ». »

Interventions impérialistes au Moyen-Orient

Contretemps – Une dernière question sur les derniers développements au Moyen-Orient. Quelle est ta position lorsque des dictateurs sont renversés en Irak, en Libye et maintenant en Syrie ?

­­ Tariq Ali – Il n’y a pas lieu de se réjouir lorsque ces actes sont perpétrés par des impérialismes occidentaux sous la direction des États-Unis. Lorsqu’ils sont renversés par leur propre peuple, je m’en réjouis. L’Occident élimine les dirigeants qu’il n’aime pas à un moment donné. En Irak, Saddam Hussein était un héros lorsqu’il agissait pour le compte des États-Unis et déclenchait une guerre avec l’Iran. Il n’est devenu un « Hitler » que lorsqu’il a envahi le Koweït en pensant qu’il avait le feu vert des États-Unis. Puis, après le 11 septembre, ils l’ont tué, lui et un million d’autres Irakiens et rendu orphelins cinq millions d’enfants. Quelle raison y aurait-il de se réjouir ? J’ai écrit contre lui et j’ai produit un documentaire qui se moquait de lui lorsqu’il était en vie.

En Libye, l’OTAN a tué plus de 30 000 Libyens pour imposer un changement de régime et lyncher Kadhafi. Hilary Clinton s’en est réjouie en déclarant « Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort ». Les politiciens français et britanniques lui ont soutiré de l’argent. La LSE [London School of Economics] l’a supplié de lui faire un don important et ses professeurs ont rédigé pour son compte le doctorat du jeune Kadhafi. Lord Anthony Giddens [le théoricien de la « troisième voie » de Tony Blair] a comparé la Libye à une « Norvège de l’Afrique du Nord ».

Les mêmes personnes ont soutenu l’intervention de l’OTAN. J’ai sévèrement critiqué Kadhafi pendant de nombreuses années. Je n’ai pas célébré sa mort. Qu’y a-t-il à célébrer dans les frasques de l’impérialisme occidental ? Il en va de même pour la Syrie. L’Irak ne s’est pas encore remis. La Libye est une épave, livrée à des milices djihadistes rivales. La Syrie est déjà fragmentée. L’immense triomphe de l’Occident se poursuit aujourd’hui encore.

Les dirigeants occidentaux n’ont plus honte d’afficher leur double langage comme on le constate avec le génocide israélien en Palestine, mais les idiots utiles de l’OTAN à Londres, Paris, Rome, Berlin, les chouchous des médias bourgeois et leurs soutiens dans une gauche à peine existante continuent à faire croire que des progrès sont accomplis. Dans une de ses remarques sur le théâtre, Brecht soulignait qu’il s’intéressait aux « nouveaux mauvais jours et non aux anciens bons ». Il n’y a plus de bons jours. Des siècles avant lui, Spinoza, qui venait d’apprendre sa sentence d’expulsion par la synagogue d’Amsterdam y est allé de son propre conseil : « Ne pas rire, ne pas pleurer, mais comprendre ». Les libéraux de l’OTAN devraient y réfléchir.

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L’entretien réalisé par Stathis Kouvélakis le 5 décembre 2024 à Londres, puis revu et complété par Tariq Ali. La traduction, les intertitres, les notes et les mots apparaissant entre crochets sont de Stathis Kouvélakis.

Notes

[1] Le terme de « Quatrième Internationale » fait ici référence au courant dit du « Secrétariat Unifié », remplacé en 2003 par un Bureau exécutif et un Comité international, dont Ernest Mandel, Pierre Frank, Livio Maitan et Joseph Hansen étaient à l’époque les figures les plus connues.

[2] « Ernest Mandel a dit un jour qu’Isaac Deutscher et la NLR avaient tendance à se livrer au culte les faits accomplis », You can’t please all…, op. cit. p. 522

[3] Mary Elise Sarotte, Not One Inch : America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate, Yale University Press, 2022.

[4] Extrait de ce document : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus claires de toutes les lignes rouges pour l’élite russe (et pas seulement pour Poutine). En plus de deux ans et demi de conversations avec des acteurs russes clés, de ceux qui traînent dans les recoins sombres du Kremlin aux critiques libéraux les plus acerbes de Poutine, je n’ai encore trouvé personne qui considère [l’entrée de] l’Ukraine dans l’OTAN comme autre chose qu’un défi direct aux intérêts russes » (cité dans Joshua Shifrinson et Stephen Wertheim, « Acting too aggressively on Ukraine may endanger it – and Taiwan », Washington Post, 23 décembre 2021) .