La révolution espagnole (1930-1939)
Troisième partie : 1936-1939
En juillet 1936, l’héroïsme
du prolétariat espagnol a permis de défaire le putsch militaire
dans les deux tiers du pays. Dans ce mouvement, des comités des
travailleurs et de leurs organisations se sont constitués qui
prennent rapidement en charge toutes les fonctions gouverne-mentales
et commencent à accomplir la révolution (constitutions de milices
en lieu et place de la police, expropriation ou syndica-lisation des
entreprises, etc.). Autrement dit, la révolution prolétarienne a
presque vaincu dans les deux tiers de l’Espagne.
Mais les dirigeants des
organisations ouvrières, CNT incluse, refusent d’organiser ce
nouveau pouvoir prolétarien naissant et apportent au contraire leur
soutien à la bourgeoisie ou, plutôt à son ombre (car l’essentiel
des patrons, des grands propriétaires fonciers et des militaires
sont du côté de Franco), pour maintenir son gouvernement, dit
« répu-blicain », dans la partie du pays où le putsch
a été vaincu.
Après les défaites militaires
de l’été, un nouveau gouvernement de Front Populaire est mis en
place avec comme axe politique : gagner la guerre d’abord,
faire la révolution ensuite. Il est présidé par Caballero et
soutenu par toutes les organisations ouvrières, même si début
septembre 1936 la CNT et le POUM n’y sont pas encore formellement
entrés.
La
bourgeoisie liquide les comités-gouvernements et reconstruit l’État
bourgeois avec l’aide de la CNT et du POUM
L’entrée
de la CNT et du POUM dans le gouvernement de Catalogne et la
dissolution du Comité Central des milices antifascistes
Utilisant
les pressions du gouvernement central qui refuse d’apporter tout
aide sérieuse à la Catalogne tant qu’y gouvernera de fait le
Comité Central des milices antifascistes de Catalogne et les revers
militaires face aux troupes de Franco, Companys, président de la
Généralité (gouvernement) de Catalogne, parvient le 26 septembre
1936 à terminer de convaincre la CNT d’entrer au gouvernement de
la Généralité de Catalogne. La CNT reçoit les ministères de
l’Economie, du Ravitaillement et de la Santé, aux côtés des
staliniens du PSUC, auxquels reviennent ceux du Travail et des
Services Publics, tandis que l’Esquerra (formation bourgeoise
nationaliste catalane) tient les Finances, l’Intérieur et la
Culture. Les premières mesures de ce nouveau gouvernement de front
populaire consistent à liquider le double pouvoir :
dissolution du Comité Central des milices antifascistes de
Catalogne, dissolution de tous les comités locaux mis sur pied au
cours de la lutte contre le putsch, dont les fonctions sont
généralement transférées aux conseils municipaux. Les dirigeants
anarchistes essayent de justifier cette rupture ouverte et évidente
avec leurs principes par deux arguments. D’une part, ils
l’expliquent par la nécessité de d’abord gagner la guerre
avant de penser à faire la révolution : les anarchistes, qui
se présentent souvent comme les plus anti-staliniens, s’alignent
en fait au moment décisif sur la politique réformiste de
collaboration de classe des staliniens. D’autre part, ils
prétendent que, en entrant au gouvernement, ils permettent que les
anciens organismes de pouvoir soient pénétrés par les nouveaux et
s’approchent ainsi de la conquête du pouvoir par les
travailleurs. En réalité, il s’agit tout au contraire de
l’intégration des organes prolétariens de pouvoir à l’appareil
d’État bourgeois, ainsi remis sur pied. Le POUM qui n’avait pas
posé d’autres conditions à sa participation qu’un « programme
socialiste » et la participation active de la CNT, entre aussi
au gouvernement, où Nin, secrétaire général du POUM, devient
ministre de la Justice. En fait de « programme socialiste »,
la bourgeoisie de l’Esquerra utilise habilement l’autorité
incontestée des dirigeants de la CNT et du POUM sur la classe
ouvrière pour la persuader d’accepter de dissoudre un à un les
comités-gouvernements. La dénonciation par Trotsky de la signature
par le POUM du programme du front populaire en janvier 1936 comme
une trahison de la révolution, est souvent présenté comme
sévère : les mois suivants confirme la justesse de cette
condamnation.

Affiche
électorale du POUM
L’entrée
de l’Aragon révolutionnaire dans la légalité républicaine
Le Conseil
de défense d’Aragon, fédération de conseils locaux, sous la
présidence du dirigeant de la CNT, Joaquin Ascaso, incarnation la
plus aboutie de ces comités-gouvernements, représente pour le
gouvernement central un ennemi à abattre. Il est violemment dénoncé
par les staliniens et les socialistes. Le gouvernement exerce une
pression militaire et financière qui conduit finalement Ascaso à
céder : il reconnaît l’autorité du gouvernement central ;
en échange, Caballero confère des pouvoirs gouvernementaux à ce
Conseil, à condition qu’il soit réorganisé : au lieu
d’être la représentation vivante des masses en lutte organisées
dans leurs comités de base, il représente chaque organisation
ouvrière à proportion de ses effectifs. A partir de ce moment là,
le Conseil de défense cesse d’être un organe de pouvoir
prolétarien, pour devenir une composante de l’Etat bourgeois.
L’entrée
de la CNT dans le gouvernement central
Comme
les défaites militaires des forces « républicaines »
se succèdent, au point que Madrid semble bientôt menacée, la CNT
va accepter d’entrer au gouvernement central, allant ainsi
jusqu’au bout de sa logique de front populaire. Juan
Peiro, l’un des principaux dirigeants de la CNT, explique le 23
octobre : « Ceux
qui parlent, dès aujourd'hui, d'implanter des systèmes économiques
et sociaux achevés sont des amis qui oublient que le système
capitaliste a... des ramifications internationales et que notre
triomphe dans la guerre dépend beaucoup de la chaleur, de la
sympathie, de l'appui qui nous viendra de l'extérieur... ».
Bref, les dirigeants anarchistes comptent pour gagner la guerre sur
l’appui des bourgeoisies « démocratiques » contre une
bourgeoisie « fasciste ». Le 4 novembre 1936, la CNT
entre au gouvernement avec 4 ministres : Garcia Oliver à la
Justice, Federica Montseny à la Santé, Juan Lopez au commerce et
Juan Peiro à l’Industrie.
La
politique du gouvernement central PSOE-PCE-CNT-républicains
bourgeois : reconstruire la justice, la police et l’armée
Dans un
premier temps, le gouvernement s’attelle davantage à remettre en
cause les conquêtes révolutionnaires et à liquider les
comités-gouvernements qu’à gagner la guerre. Face aux
résistances des ouvriers qui ne veulent pas voir disparaître leurs
organes de pouvoir, Caballero use de son prestige et manœuvre
habilement. Sa politique consiste à intégrer formellement à
l’État les comités qui deviennent les mairies parfois même sans
en changer la composition, à modifier autant que possible les
mécanismes de représentation en donnant un nombre fixe de
représentants par organisation ouvrière pour renforcer l’UGT,
les staliniens (PCE, PSUC, JSU) et mettre ainsi en minorité la CNT,
à couper les chefs de la masse des travailleurs qui donnait tout
son poids à la CNT. Il fait désigner le maire par le gouverneur de
la province, lui-même nommé par le gouvernement central.
Les femmes
se voient accorder l’égalité juridique avec les hommes. Mais
l’essentiel de la « réforme judiciaire » de Garcia
Oliver et Nin consiste à mettre sur pied un nouveau système
judiciaire relativement peu différent de l’ancien sur le fond.
Certes, le corps des magistrats est considérablement épuré et
ceux-ci sont supposés, dans un premier temps, servir de simple
conseil technique aux jurés populaires, désignés par les partis
et les syndicats.
Mais la
pièce maîtresse de la liquidation du double pouvoir est la
reconstitution de la police. Les diverses milices chargées du
maintien de l’ordre sont unifiées et mis sous l’autorité du
ministère de l’Intérieur. Cette mesure est complétée par la
création d’un corps de police parallèle par l’astuce d’un
recrutement massif d’agents pour une police des frontières, près
de 40 000 entre septembre 1936 et mars 1937. Il s’agit de
contourner le contrôle des organisations ouvrières afin de
recruter des policiers vraiment soumis au pouvoir. Pour achever
cette reprise en main, le gouvernement, enfin, interdit aux
policiers d’être membres d’un quelconque parti politique ou
syndicat.
Enfin, les
milices qui servent au front sont militarisées. Pour y parvenir, le
gouvernement favorise les unités organisées par le gouvernement.
Les unités dirigées par les staliniens, mieux armées et
ravitaillées que les autres, sont montrées comme un modèle. Face
à l’avance franquiste, il reçoit le soutien de la CNT pour
dissoudre les conseils d’ouvriers et de soldats et construire une
armée régulière. Les unités intégrées commencent par remplacer
leur nom par un chiffre, les grades sont rétablis, l’élection
des officiers est supprimée, enfin l’ancien Code Militaire est
remis en vigueur.
Cette
militarisation était-elle nécessaire ou bien fallait-il maintenir
les milices ? Le programme communiste authentique, c’est la
destruction de l’armée permanente et son remplacement par des
milices ouvrières. Si les bolcheviks avaient été obligés à
partir de la mi-1918 de rétablir la conscription et mettre sur pied
une Armée Rouge, c’était sous la pression des circonstances :
après plus de trois de guerre impérialiste, seuls quelques
dizaines de milliers de travailleurs s’étaient portés
volontaires pour servir dans les milices. Mais ce n’est pas du
tout le cas en Espagne où les milices ne manquent pas du tout de
volontaires, mais plutôt d’armes et d’organisation. En
revanche, une centralisation de toutes les milices était évidemment
nécessaire, mais sous l’autorité du conseil central des
comités-gouvernement. Les anarchistes, acceptant de participer au
gouvernement, acceptent logiquement de voir reconstituer une armée
soumise au gouvernement central, que peu à peu plus rien ne
distingue d’une armée bourgeoise. Cela montre que leur critique
bruyante de la politique des bolcheviks était sur ce point aussi
superficielle : faute d’une perspective politique communiste
révolutionnaire, les chefs de CNT se sont alignés sur les
staliniens et par là sur la bourgeoisie. Pourtant, bientôt, la
défense de Madrid allait prouver par la pratique qu’il était non
seulement possible, mais même nécessaire pour gagner, de mener une
guerre révolutionnaire avec des méthodes en tous points
révolutionnaires.
La
défense de Madrid : seules une politique et des méthodes
révolutionnaires peuvent permettre de vaincre les armées
franquistes
Début
octobre, tous les experts estiment que la chute de Madrid est une
question de jours. Le gouvernement déménage à Valence sans avoir
organisé la moindre défense sérieuse de la capitale. C’est au
PCE qu’il va revenir de fait de diriger la défense de Madrid,
confié sur le plan militaire au général Miaja. Pour la
bureaucratie soviétique, il s’agit à la fois de retarder
l’échéance d’une nouvelle victoire fasciste qui menacerait
l’URSS, de sauvegarder son prestige dans le mouvement ouvrier et
de sauver par là sa politique de collaboration de classe. Mais
précisément pour assurer la défense de Madrid, le PCE accomplit
un tournant politique à 180° : il n’est plus question de
dénoncer les « irresponsables » révolutionnaires et de
fustiger les comités « illégaux », ni d’appeler au
respect de « l’ordre et de la propriété ». Tout au
contraire, une Junte révolutionnaire de défense de Madrid est mise
en place, regroupant toutes les organisations ouvrières. Partout,
des comités tout-puissants sont constitués : comités de
quartiers, de fortification, de ravitaillement, de blanchissage, de
repas, etc. Des armes et des munitions sont distribuées à tous les
travailleurs. Une vigoureuse épuration est menée pour liquider par
avance la 5e
colonne sur laquelle comptaient les fascistes : des centaines de
gardes civiles soupçonnés de franquisme sont arrêtés et
exécutés, ainsi que les prisonniers les plus dangereux. Des
manifestations de masses sont organisées pour stimuler la volonté
de lutte des masses au nom du combat pour la révolution
prolétarienne. Le PCE placarde partout des affiches appelant à
défendre Madrid comme Petrograd. Les Brigades Internationales,
unités particulièrement formées et combatives, contribuent au
plan. C’est dans cette atmosphère d’enthousiasme
révolutionnaire qu’est né le slogan aujourd’hui encore
célèbre : « No
pasaran ! »
(ils [les fascistes] ne passeront pas). Ce dispositif est complété
par l’arrivée à Madrid de conseillers militaires soviétiques,
d’armes modernes comme des tanks et des avions en provenance de
Moscou.
La
première étape de la bataille de Madrid se déroule du 8 au 20
novembre. Les milices ouvrières parviennent à repousser les
assauts de l’armée nationaliste au prix de combats acharnés,
maison par maison, extrêmement meurtriers des deux côtés. Face à
la résistance acharnée, Franco choisit alors de bombarder Madrid
intensément espérant briser le moral de la population. Si
l’aviation nationaliste sans adversaire à la hauteur massacre
ainsi chaque jour des milliers de civils, qui n’ont plus
d’immeubles où s’abriter, elle ne parvient pas à briser la
défense de la ville. C’est alors que commence une troisième
étape de la bataille : les franquistes veulent affronter les
armées « républicaines » non dans des combats de rue,
mais en rase campagne. Mais cette tactique, tout aussi meurtrière,
n’offre pas les succès escomptés : le courage des ouvriers,
alliés aux avions et aux tanks russes, parviennent à repousser les
assauts nationalistes. Mussolini demande que les troupes italiennes,
composées de 50 000 hommes, bien entraînées et bien armées,
soient engagées dans l’assaut décisif. Elles attaquent au nord
début février et réussissent une percée. Pour les arrêter, les
défenseurs de Madrid ne comptent pas seulement sur les armes et les
munitions : le secteur italien des Brigades Internationales
confectionnent des tracts en italien qui appellent les ouvriers et
les paysans sous l’uniforme, intoxiqués par des années de
dictature fasciste, à la « fraternité prolétarienne »
et à la « solidarité internationale ».
Conjugués
aux difficiles conditions climatiques et à la dureté des combats,
cette agitation porte ses fruits, semant le désordre dans les
troupes italiennes qui, fin mars, doivent battre en retraite. Les
défenseurs de Madrid font des milliers de prisonniers. Ils
continuent de mener auprès d’eux une propagande révolutionnaire
et, en ce 18 mars, anniversaire du début du soulèvement de la
Commune de Paris, ils partagent leur maigre ration avec leurs
prisonniers.
La
meilleure réfutation des arguments de ceux qui prétendent qu’il
n’y avait pas d’autre solution que de faire d’abord la guerre
et la révolution ensuite et que, logiquement, il fallait mettre en
place une armée régulière pour mener la guerre, c’est la
défense victorieuse de Madrid. Elle s’est opérée sous le
drapeau du combat pour la révolution prolétarienne et avec des
méthodes révolutionnaires.
La
politique de front populaire de Caballero provoque la formation
d’une
opposition de gauche et de droite
Caballero
et le PCE : de
l’entente à la rupture
La logique
générale du gouvernement Caballero est celle du front populaire,
c’est-à-dire celle des staliniens, qui prétendent assurer la
victoire dans la guerre grâce à l’appui des bourgeoisies
« démocratiques » et des « classes moyennes »
(paysannerie, fonctionnaires, petits patrons, etc.). C’est la
raison pour laquelle Caballero refuse de proclamer l’indépendance
du Maroc, qui pourrait être une arme décisive pour désorganiser
les meilleures troupes de Franco, composées de soldats marocains.
Il s’agit de ne pas mécontenter les puissances coloniales, France
et Angleterre, qui craignent les effets de contagion qu’une telle
proclamation pourrait avoir vis-à-vis de leurs propres colonisés.
De même, le gouvernement refuse tout aide aux nationalistes
marocains venus solliciter argent et armes pour lutter contre
Franco. A l’intérieur, la politique de Caballero est là encore
conforme à celle du PCE : la restauration de l’État et le
grignotage des conquêtes révolutionnaires ont affaibli les
organisations ouvrières et renforcé les classes intermédiaires.
Cependant,
à la différence des staliniens, le vieux chef socialiste a conçu
sa politique de conciliation de classes comme provisoire (1),
là où le PCE mène délibérément une politique
contre-révolutionnaire pour préserver les intérêts de la
bureaucratie soviétique. Celle-ci craint plus que tout une victoire
de la révolution prolétarienne sur le fascisme en Espagne. Elle
risquerait d’ouvrir une vague révolutionnaire dans toute l’Europe
et par là de rendre possible le renversement de la bureaucratie par
les ouvriers d’URSS. Le dirigeant du PSUC résume ainsi la pensée
des staliniens : « Avant
de prendre Saragosse, il faut prendre Barcelone [bastion de la
révolution]».
Les tensions entre Caballero et les staliniens se cristallisent avec
le refus par ce premier d’une fusion du PCE et du PSOE. Instruit
par l’expérience de la fusion des JS et JC en JSU, il comprend
que cela signifierait la mainmise complète des staliniens sur le
parti unifié.
Ces
tensions éclatent avec la chute de Malaga, victime à la fois d’un
manque de soutien militaire en matériel et en hommes et à des
heurts violents entre la CNT et le PCE, qui se combattent les armes
à la main, au moment où les troupes italiennes débarquent. Le PCE
déclenche une première offensive contre un lieutenant de
Caballero, le général Asensio, ministre de la Guerre. Celui-ci
également accablé par la CNT, est acculé à la démission fin
février 1937. Mais Caballero trouve l’occasion de riposter avec
le premier scandale des prisons privées de la GPU (police politique
de Staline). Ses agents à Madrid ont déjà commencé à arrêter,
torturer et exécuter leurs opposants politiques, à commencer par
les militants de la CNT. Il dissout la junte « révolutionnaire »
de Madrid qui était aux mains du PCE. Mais le vieux chef socialiste
est impuissant, en partie car l’armée dépend de plus en plus du
soutien soviétique en conseillers et en matériel. Les staliniens
font ainsi échouer le plan proposé par Caballero pour couper les
armées nationalistes en deux en attaquant vers le sud (Extrémadure
et Andalousie). L’État bourgeois, qu’il a très largement
contribué à restaurer, lui échappe. Mais, bien sûr, c’est sa
politique centriste, c’est-à-dire son rêve d’une impossible
situation intermédiaire où la révolution ne serait pas menée à
bien, mais pas non plus totalement liquidée, bref son refus de
s’engager sur la voie de la révolution (ce qui supposerait
d’appeler à la mobilisation révolutionnaire des masses pour
poursuivre la révolution et de combattre ouvertement et
farouchement les staliniens), qui est la raison profonde et
véritable de son impuissance.
Le PCE
juge que Caballero, nécessaire autrefois pour canaliser le torrent
révolutionnaire et casser le double pouvoir, est devenu un obstacle
encombrant sur la voie de la liquidation totale de la révolution.
Il cherche donc une alliance avec le centre et la droite du PSOE,
ainsi qu’avec les partis bourgeois contre Caballero.
La
montée de l’opposition révolutionnaire
Le
gouvernement Caballero n’est pas seulement attaqué sur sa droite,
mais aussi sur sa gauche. Les difficultés économiques, le
développement des inégalités, le piétinement de la révolution
rendent une partie des masses impatientes. A la base de la CNT, du
PSOE et de l’UGT, une fermentation révolutionnaire est en cours.
Le POUM est exclu du gouvernement de la Généralité de Catalogne.
Ses dirigeants, toujours hésitants, commencent cependant à
reconnaître que leur participation a été une erreur. Ils
critiquent l’orientation contre-révolutionnaire du gouvernement
de Companys et appellent à reformer des comités ouvriers. Le POUM
se met à attaquer également les staliniens, dénonçant « les
agissements contre-révolutionnaires du PCE et du PSUC ».
Son organisation de jeunesse, la JCI, fait de même, mais sans
hésitations. Ce virage des dirigeants du POUM, sous la pression des
événements, ne fait que confirmer combien Trotsky avait raison de
condamner leur politique de participation critique au front
populaire. Dans le même temps, une opposition, nombreuse, mais
désorganisée et sans dirigeant, monte dans la CNT et la FAI pour
refuser la politique de collaboration de classes. L’alliance des
jeunesses du POUM et des jeunesses libertaires sous des mots d’ordre
révolutionnaires rencontre un grand écho, en particulier en
Catalogne. A l’opposé, Santiago Carillo, dirigeant de la JSU
stalinienne appelle fin mars à constituer l'«
Alliance de la jeunesse antifasciste », dont Santiago Carrillo
voudrait qu'elle soit « l"unité
avec les Jeunes républicains, avec les jeunes anarchistes, avec les
jeunes catholiques qui luttent pour la liberté... pour la
démocratie et contre le fascisme et pour l'indépendance de la
patrie contre l’invasion étrangère ».
Mais cette orientation provoque une révolte de nombre d’anciens
jeunes socialistes de la JSU qui dénoncent « l’abandon
des principes marxistes ».
Les partisans de Caballero se regroupent au sein du PSOE et de
l’UGT. On recommence à parler d’un gouvernement CNT-UGT.
Cependant, le vieux chef socialiste ne sort pas de son centrisme :
il ne veut ni mener la révolution jusqu’à son terme sous
prétexte de gagner d’abord la guerre, ni mener jusqu’à son
terme la liquidation de la révolution et ses conquêtes.
Les
journées de mai 1937 à Barcelone : la politique de la CNT et
du POUM conduit
à une défaite sans
véritable combat
Les
tensions sont particulièrement vives en Catalogne, bastion de la
révolution, où les ouvriers sont toujours armés, c’est-à-dire
où la situation de double pouvoir n’a pas été complètement
liquidée. L’enterrement d’un dirigeant du PSUC et de l’UGT
assassiné est l’occasion d’une démonstration de forces du PSUC
et du gouvernement de la Généralité contre la CNT et le POUM. Les
staliniens veulent en finir avec ce dernier bastion de la
révolution : comme le dit un dirigeant du PSUC, « il
faut prendre Barcelone avant de prendre Saragosse ».
Pour cela, il faut désarmer les ouvriers. Le 3 mai, le ministre de
l’Intérieur de la Généralité, Rodriguez Salas (PSUC), fait
occuper par la police le Central téléphonique, qui depuis son
expropriation du groupe American Telegraph, fonctionne sous la
direction d’un comité CNT-UGT. Il justifie l’opération par le
fait que les membres du gouvernement central et de la Généralité
du Catalogne ne peuvent pas communiquer entre eux sans être écoutés
par les militants de la CNT et de l’UGT. Mais il se heurte à la
résistance des miliciens de la CNT chargés de la garde du lieu.
Lorsque les ouvriers apprennent la nouvelle, ils se mettent
spontanément en grève et dressent des barricades : en
quelques heures, ils sont maîtres des 9/10e
de la ville. Le POUM y voit une épreuve décisive et se prononce
pour la résistance. Mais les chefs de la CNT tentent d’apaiser la
situation : ils font de nombreux discours radiodiffusés en ce
sens. Caballero, inquiet, réagit vivement. Il décide de placer la
gestion de la sécurité en Catalogne sous la férule du
gouvernement central. Il fait dépêcher depuis Valence les
ministres anarchistes, Garcia Oliver et Montseny, pour contenir la
colère des ouvriers. En même temps, il envoie une colonne de 5 000
hommes chargée de rétablir l’ordre à Barcelone et poste des
navires de guerre devant le port. Le POUM n’ose pas essayer de
s’appuyer sur la base de la CNT pour déborder les leaders
anarchistes. C’est pourquoi le mouvement finalement reflue. Il se
clôt le 6 mai avec l’arrivée de la colonne gouvernementale. Les
miliciens doivent déposer les armes. Le gouvernement prend le
contrôle de tous les édifices publics. On découvre les cadavres
des chefs italiens de l’opposition révolutionnaire montante dans
la CNT, Camilo Berneri et Barbieri, parmi les 500 morts de ces
journées.

L’offensive
contre-révolutionnaire
L’interdiction
du POUM et
l’arrestation de son comité
central
Les
staliniens dénoncent les événements de Barcelone comme une
insurrection organisée par le POUM et les trotskystes, « agents
d’Hitler et de Mussolini » pour déstabiliser la République.
Ils exigent du gouvernement la dissolution du POUM. Caballero
refuse, soutenu par la CNT. Mais il perd alors le soutien des
ministres bourgeois, staliniens et socialistes de droite et du
centre. Maintenant qu’il a permis la liquidation du dernier
bastion de la révolution, Caballero est devenu inutile à ses
alliés d’hier. Il démissionne sans chercher à constituer un
gouvernement UGT-CNT-POUM contre les staliniens, pendant qu’il en
est encore temps. C’est une nouvelle manifestation de son
centrisme, c’est-à-dire de son refus de s’engager sur la voie
de la révolution, qui ouvre à chaque fois la voie aux réformistes
qui veulent liquider totalement la révolution. Le nouveau
gouvernement, présidé par le socialiste de droite Negrin, est
dominé par les staliniens, flanqués des socialistes de droite et
du centre et des bourgeois républicains, l’UGT et la CNT refusant
d’y participer.
Sa
première action consiste à lancer une féroce répression contre
le POUM, qui est interdit le 28 mai. Ses dirigeants sont arrêtés
le 16 juin. L’acte d’accusation contre le POUM contient
principalement deux éléments : avoir fait de la propagande en
vue du renversement violent de la République et avoir calomnié
avec les trotskystes un pays ami de l’Espagne, l’URSS. Nin a été
transféré dans les prisons privées mises en place par la GPU.
Comme il refuse d’avouer sa prétendue collusion avec les
fascistes, les staliniens l’exécutent. En effet, libéré, Nin,
dirigeant connu et prestigieux du mouvement ouvrier espagnol et
international, se transformerait pour les staliniens en redoutable
accusateur. Ainsi, quand bien même sa politique centriste à la
tête du POUM a contribué à la défaite de la révolution
espagnole, il meurt en militant révolutionnaire, privant les
staliniens des moyens d’instruire en Espagne d’autres procès de
Moscou. À partir d’août 1937, toute critique de l’URSS est
interdite. Lorsque le procès du POUM aura finalement lieu, plus
d’un an plus tard, les dirigeants y revendiqueront une politique
révolutionnaire visant à renverser la République bourgeoise et
seront condamnés pour ce motif.
La
dissolution du conseil de
défense d’Aragon
Malgré
son entrée dans la «légalité républicaine », le conseil
de défense d’Aragon reste un bastion des fractions les plus
radicales de la CNT et de la FAI. Pour parachever la liquidation de
la révolution, le gouvernement central doit détruire cet organe.
Il le fait en accusant ces dirigeants de la CNT de la FAI de
contribuer à aider objectivement la victoire des fascistes en
faisant obstacle à la pleine centralisation supposée nécessaire à
la victoire et en dénonçant les « extrémistes » qui
sont manifestement de mèche avec la cinquième colonne,
c’est-à-dire avec les forces favorables à Franco au sein de
l’Espagne « républi-caine ». Il envoie l’armée
faire appli-quer le décret dissolvant le conseil de défense de
l’Aragon. Elle rem-place les comités par des conseils municipaux,
interdit les journaux anarchistes et occupe les locaux de ses
organisations. Le gouvernement parvient ainsi à liquider du même
coup ceux qui, au sein de la FAI et de la CNT, remettent en cause la
politique suivie depuis septembre 1936, l’entrée au gouvernement,
le refus du combat lors des journées de mai à Barcelone.
La
liquidation de l’opposition inconséquente de Caballero
Caballero,
encore secrétaire général de l’UGT, influent dans le PSOE et
dans les JSU, constitue le dernier obstacle pour parachever la
liquidation de la révolution et la reconstruction d’un État
bourgeois au régime dictatorial. Mais Caballero ne veut pas opposer
une politique révolutionnaire à la politique
contre-révolutionnaire des staliniens, de la droite du PSOE et des
républicains. Il ne soutient pas ouvertement la puissante
opposition qui s’organise dans les JSU, exigeant un congrès, et
qui sera affaiblie par la chute des Asturies aux mains des
franquistes, qui constituait son bastion. La lutte se déplace
ensuite à l’UGT. Le PCE lance une opération scissionniste qui
finit par aboutir grâce à l’appui du gouvernement qui reconnaît
comme seule légale l’UGT dissidente. Caballero décide de
riposter et d’organiser de grands meetings dans les principaux
centres de l’Espagne républicaine où il dénonce la politique
des communistes, mais sans rien leur opposer. Ce triomphe est par
conséquent vain. Un à un l’État fait interdire les quotidiens
dirigés par les amis de Caballero et lui arrache définitivement le
contrôle de l’UGT début 1938. Cette nouvelle manœuvre
stalinienne recevra la bénédiction du représentant de la FSI
(Fédération Syndicale Internationale) qu’est le secrétaire de
la CGT française, le réformiste social-démocrate Léon Jouhaux.
Le gouvernement Negrin s’attache à liquider toute trace de la
révolution. Pour mener la répression, il crée une justice
d’exception, où tous les juges sont nommés par le gouvernement,
car les tribunaux populaires restent à ses yeux trop cléments pour
les militants révolutionnaires, qu’ils soient du POUM, de la CNT
ou de la gauche du PSOE. Il met un terme à la « syndicalisation »
des entreprises où il rétablit la hiérarchie capitaliste.
La
fin de la révolution et
la perte de la guerre
La
révolution liquidée, le gouvernement mène la guerre. Mais
précisément parce qu’il a liquidé la révolution, il ne peut
plus gagner la guerre. Sur le terrain de la guerre classique, les
troupes nationalistes, appuyés par l’Allemagne nazie et l’Italie
fasciste sont supérieures aux troupes « républicaines » :
mieux entraînés, mieux armées, mieux commandées. En outre,
l’aide de l’URSS tend à diminuer. L’agonie durera plus d’un
an, jusqu’en mars 1939. Elle sera parsemée de négociations
impulsées notamment par l’Angleterre en vue d’un accord entre
les « républicains » et les « fascistes »
pour mettre un terme à la guerre et sceller une « réconciliation
nationale ».
Célèbre
photo de Robert Capa : un combattant républicain tué sur le
front d’Andalousie le 5 septembre 1936
Les leçons
politiques de la révolution et de la guerre d’Espagne
Menchévisme, anarchisme et bolchévisme
Les révolutionnaires se doivent
d’étudier avec attention les défaites du prolétariat pour en
tirer les leçons politiques permettant de préparer les victoires
de demain. Qu’ont montré de ce point de vue la révolution et la
guerre d’Espagne ? Elles ont, d’une part, confirmé dans la
pratique le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme, dont
la politique menchevik exprimait au fond les intérêts de la
bureaucratie soviétique. Celle-ci, qui cherchait l’alliance avec
les bourgeoisies « démocratiques » contre les
« bourgeoisies » fascistes, se devait de prouver sa
capacité à faire usage de son prestige pour préserver la
propriété privée des moyens de production contre les masses
révolutionnaires. Elles ont, d’autre part, manifesté
l’inconsistance complète de l’anarchisme, qui s’est révélé
n’avoir aucune stratégie propre. Les chefs anarchistes ont le
plus souvent penché du côté du menchevisme, la base et certains
dirigeants minoritaires ont cherché la voie d’une politique
bolchevik sans jamais vraiment la trouver. Bref, la tragédie du
prolétariat espagnol a confirmé par la négative que le
trotskysme, continuité du bolchevisme, est fondamentalement le seul
courant réellement marxiste révolutionnaire.
Théorie de la révolution
permanente
La théorie de la révolution
permanente soutient que seul le prolétariat peut réaliser les
tâches démocratiques de la révolution, en mobilisant les masses
paysannes pauvres derrière son programme, en vue de la conquête du
pouvoir. En effet, la bourgeoisie ne peut réaliser les tâches
démocratiques, parce que ce programme est contraire aux intérêts
des classes dominantes (expropriation des grands propriétaires
fonciers, expropriation de l’Église, etc.) et parce qu’il
suppose pour être accompli une mobilisation révolutionnaire des
masses dangereuse pour la domination capitaliste. En outre, lorsque
la lutte de classes s’exacerbe, la bourgeoisie ne peut même pas
maintenir son pouvoir sans remettre en cause les formes
« démocratiques » de sa domination. Les gouvernements
de Front Populaire successifs, coalition de partis bourgeois et de
partis ouvriers sur un programme limité par le respect de la
propriété privée des moyens de production, en ont tous apporté
la preuve.
Le gouvernement de 1931-33 ne fait
que des réformes timides et mène une féroce répression contre
les masses révolutionnaires, celui de février-juillet 1936 laisse
les fascistes préparer leur coup d’État plutôt que d’armer
les masses, celui de septembre 1936 à mai 1937 œuvre
méthodiquement à liquider les formes supérieures de démocratie
que sont les comités-gouvernements et à stopper le processus
révolutionnaire, enfin celui de juin 1937 à la fin de la guerre
instaure une véritable dictature militaro-policière où tous les
partis révolutionnaires sont persécutés et liquide toutes les
conquêtes révolutionnaires. Bref, il n’y a pas de programme
intermédiaire entre le programme de la révolution prolétarienne
et celui de la réaction bourgeoise.
Le Front Populaire et ses
champions staliniens :puissants pour stopper la révolution
prolétarienne, impuissants pour lutter contre le fascisme
Les
staliniens s’efforcent de justifier le front populaire par la
nécessité d’opposer la plus grande force possible au fascisme.
Pour y parvenir, expliquent-ils, il faut réunir tous ceux qui sont
opposés au fascisme : socialistes, anarchistes, communistes,
mais aussi bourgeois « démocrates ». Du point de vue de
l’arithmétique parlementaire, il est vrai que la somme de tous
ces partis est supérieure à celle des seuls partis ouvriers. Mais
dans la réalité de la lutte des classes, les choses sont tout
autres. En effet, le Front Populaire est une alliance entre partis
ouvriers et partis bourgeois. Il réalise donc « l’alliance »
de classes qui ont des intérêts opposés : c’est pourquoi
les forces ne peuvent ici s’additionner. Tout au contraire, l’une
des deux classes doit diriger l’attelage, subordonnant les forces
de l’autre à la réalisation de son propre programme. Puisque le
Front populaire repose sur un programme bourgeois, c’est-à-dire
encadré par le respect de la propriété privée des moyens de
production, le Front Populaire revient à mettre la force de masses
révolutionnaires au service de la défense de l’État bourgeois.
En Espagne, cette alliance a pris une forme particulièrement
caricaturale, celle de l’alliance avec « l’ombre de la
bourgeoisie », vu que celle-ci se trouvait presque entièrement
du côté de Franco, tandis qu’il ne restait du côté
« républicain » que quelques-uns de ses représentants
politiques. Les dirigeants républicains, comme Azaña,
Companys, etc, ont pu jouer un rôle uniquement grâce à l’appui
que les réformistes leur ont apporté. Mais pourquoi, s’ils
étaient aussi insignifiants, les réformistes ont-ils fait alliance
avec ces républicains ? Les bourgeois « démocrates »
servaient aux chefs staliniens, sociaux-démocrates et anarchistes à
se justifier devant les masses : bien sûr, nous sommes pour la
révolution socialiste, mais nous ne devons pas la commencer
maintenant, car Azaña,
Companys & Cie, la France et l’Angleterre ne le veulent pas ;
or, sans leur alliance, nous ne pouvons pas gagner la guerre.
Pourquoi les républicains bourgeois cherchaient-ils l’alliance
avec ceux qui officiellement étaient contre le capitalisme ?
Parce que seul le prestige dont jouissaient les chefs réformistes
pouvait permettre de faire accepter aux ouvriers la remise de la
révolution à plus tard. Ces « champions de la démocratie »
n’ont rien eu à redire aux méthodes dictatoriales et répressives
du GPU quand ils ont compris que c’était la condition du maintien
de la propriété privée des moyens de production.
Le rôle des anarchistes
La
stratégie anarchiste ou plutôt son absence de toute stratégie
révolutionnaire conséquente a fait faillite face à la révolution,
comme Trotsky s’efforce de le montrer rigoureusement : « Si
les anarchistes avaient été des révolutionnaires, ils auraient
avant tout appelé à la création de soviets réunissant tous les
représentants de la ville et du village, y compris ceux des
millions d'hommes les plus exploités qui n'étaient jamais entrés
dans les syndicats. Dans les soviets, les ouvriers révolutionnaires
auraient naturellement occupé une position dominante. Les
staliniens se seraient trouvés en minorité insignifiante. Le
prolétariat se serait convaincu de sa force invincible. L’appareil
de l'Etat bourgeois n'aurait plus été en prise sur rien. Il
n"aurait pas fallu un coup bien fort pour que cet appareil tombât
en poussière. La révolution socialiste aurait reçu une impulsion
puissante. Le prolétariat français n'aurait pas permis longtemps à
Léon Blum de bloquer la révolution prolétarienne au-delà des
Pyrénées (…)
« Cette
seule autojustification :
« Nous n'avons pas pris le pouvoir, non parce que nous n'avons pas
pu, mais parce que nous n'avons pas voulu, parce que nous sommes
contre toute dictature », etc.,
renferme une condamnation de l'anarchisme en tant que doctrine
complètement contre-révolutionnaire. Renoncer à la conquête du
pouvoir, c'est le laisser volontairement à ceux qui l'ont, aux
exploiteurs. Le fond de toute révolution a consisté et consiste à
porter une nouvelle classe au pouvoir et à lui donner ainsi toutes
possibilités de réaliser son programme. (…) Le refus de
conquérir le pouvoir rejette inévitablement toute organisation
ouvrière dans le marais du réformisme et en fait le jouet de la
bourgeoisie; il ne peut en être autrement, vu la structure de
classe de la société (…)
Se
dressant contre le but, la prise du pouvoir, les anarchistes ne
pouvaient pas, en fin de compte, ne pas se dresser contre les
moyens, la révolution. Les chefs de la C.N.T. et de la F.A.I. ont
aidé la bourgeoisie, non seulement à se maintenir à l'ombre du
pouvoir en juillet 1936, mais encore à rétablir morceau par
morceau ce qu'elle avait perdu d'un seul coup. En mai 1937, ils ont
saboté l'insurrection des ouvriers et ont sauvé par là la
dictature de la bourgeoisie. Ainsi l'anarchiste, qui ne voulait être
qu'antipolitique, s'est trouvé en fait antirévolutionnaire et,
dans les moments les plus critiques, contre-révolutionnaire »
(Trotsky, « Espagne :
dernier avertissement »,
décembre 1937).
Le POUM
Le
POUM a certes défendu en paroles un programme trotskysant, mais
dans la pratique il n’a été que l’extrême gauche du front
populaire. Au lieu d’essayer de s’appuyer sur la mobilisation
révolutionnaire des masses pour combattre le front populaire et
avancer vers la conquête du pouvoir par le prolétariat, le POUM
s’est efforcé de persuader les chefs réformistes de gauche et
les anarchistes de le suivre, en essayant de leur démontrer la
supériorité du capitalisme sur le socialisme. En outre, en
constituant ses propres syndicats, ses propres milices, etc., le
POUM s’est lui-même isolé des masses, alors qu’il aurait fallu
au contraire travailler dans les organisations de masses, construire
des cellules dans l’UGT et surtout la CNT. Si le POUM a sans doute
sincèrement désiré la victoire de la révolution en Espagne, il a
été dialectiquement, précisément en raison de sa politique
centriste, le plus grand obstacle à la construction d’un
véritable parti révolutionnaire en Espagne. De ce point de vue, la
rupture de Nin et de la section espagnole de l’Opposition de
Gauche avec le trotskysme et la IVe Internationale
a eu des conséquences tragiques pour le prolétariat espagnol et
mondial.

Andreus
Nin, dirigeant du POUM
Les conditions de la
victoire
La victoire du prolétariat et des
masses opprimées dans la guerre civile est une question de
stratégie révolutionnaire. Pour l’emporter, les masses doivent
avoir conscience qu’elles ne luttent pas pour rétablir l’ancienne
forme démocratique d’oppression, mais pour leur propre
émancipation. Il faut à la fois commencer à réaliser le
programme de la révolution sur le territoire occupé par le
prolétariat et les masses et sur tout nouveau territoire conquis,
faire de la propagande pour ce programme à l’arrière des troupes
ennemies, car elles ne peuvent mener la guerre sans s’appuyer sur
le mécanisme de l’exploitation capitaliste et de l’oppression.
D’une part, ce sont des prolétaires, des paysans et en outre dans
le cas de l’Espagne, des peuples colonisés, qui servent dans les
rangs de l’armée de Franco. D’autre part, toute guerre suppose
la production d’armes, de munitions et de vivres, réalisée par
des prolétaires. S’il l’on parvient à les attirer au programme
de la révolution sociale, alors cela affaiblit plus l’armée
ennemie que n’importe quel arsenal militaire. C’est pourquoi il
aurait fallu non seulement poursuivre la révolution engagée
spontanément par les ouvriers dès juillet 1936 (expropriation
d’usines et de terres, production sous contrôle ouvrier,
destruction de la police remplacée par des milices, etc.), mais
aussi proclamer l’indépendance du Maroc pour désagréger les
troupes d’élite de Franco, composées d’opprimés marocains, et
apporter un soutien actif aux nationalistes marocains contre la
domination impérialiste espagnole. La victoire sur les troupes
italiennes en mars 1937 n’a été rendue possible que par une
propagande et une agitation révolutionnaire de ce genre. Dans la
politique extérieure, la révolution doit chercher non le soutien
— impossible — de gouvernements bourgeois, mais celui des
travailleurs et des peuples opprimés du monde entier.
Et l’armement, dira-t-on ?
Pouvait-on se passer de l’aide de l’URSS ? Trotsky rétorque
que, jusqu’à maintenant, les révolutions victorieuses n’ont pu
compter que sur elles-mêmes, comme la révolution russe, face à
l’hostilité de tous les pays capitalistes. Dire que l’aide
d’une puissance extérieure serait nécessaire au succès de la
révolution, ce serait décréter l’impossibilité d’une
première révolution. En fait, il était tout à fait possible de
réorganiser l’industrie en Espagne pour produire des armes
suffisantes en qualité et en quantité pour gagner la guerre. Car,
comment la Russie soviétique, pays arriéré, rendu exsangue par
trois ans de guerre impérialiste, aurait-elle pu triompher des
armées de dix-huit pays impérialistes si une telle mission était
impossible ? Mais, bien sûr, la victoire des bolcheviks dans
la guerre civile s’explique d’abord et avant tout par leur
politique révolutionnaire qui a permis de désagréger les armées
ennemies.
1) Pour
un examen plus précis de l’attitude oscillante et hésitante de
Caballero, marquée par la contradiction entre un discours parfois
révolutionnaire et une pratique réformiste, cf. Au
Clair de la lutte n° 4,
« La révolution et la guerre d’Espagne », 2e
partie.
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