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Les analyses stimulantes de Bernard Friot... et leurs limites

Par Gaston Lefranc (30 août 2013)
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Dans « L"enjeu du salaire » [2012], ouvrage qui poursuit le fil d"une réflexion personnelle originale[1], Bernard Friot expose d"abord sa théorie de la valeur avant d"exposer la logique subversive de la qualification et de la cotisation opposée à la « logique de l"emploi » ou du marché du travail, puis de conclure sur le projet politique qui en découle. Nous ne procéderons pas dans le même ordre car nous pensons que les analyses éclairantes de Friot sur la qualification et la cotisation ne nécessitent pas de partager sa conception de la valeur, dont nous ferons la critique. Néanmoins, malgré ce désaccord fondamental, les analyses de Friot sont pour nous un trésor précieux, qui se distingue de la logorrhée antilibérale enfermée dans l"idéologie bourgeoise du partage de la valeur ajoutée dans le cadre du capitalisme. Friot pense un au-delà du capitalisme à partir de ce qui subvertit déjà aujourd"hui la logique de valorisation du capital. Cela répond à une aspiration profonde de tous ceux qui se battent au quotidien contre l"emprise du capital sur nos vies : la nécessaire défense d"un projet politique alternatif doit s"ancrer dans la réalité pour pouvoir être approprié par le plus grand nombre, mais il doit aussi s"extraire des illusions gradualistes et réformistes propagées par Friot.

La qualification et la cotisation, comme subversion de la logique capitaliste

L"apport principal de Friot est de montrer en quoi la qualification personnelle et la cotisation sociale s"opposent à la logique capitaliste, et incarnent un « déjà-là émancipateur » (p.21) à partir duquel on peut penser concrètement l"au-delà du capitalisme. Dans la lignée de Marx, mais différemment de Marx (comme nous le verrons plus loin), Friot pense la transition vers le communisme à partir du capitalisme réellement existant et des embryons de communisme[2] qui existent déjà à condition de se donner la peine de les voir.

La qualification et la cotisation permettent aux travailleurs d"obtenir un salaire sans contrepartie directe en termes de travail subordonné. Une partie de la rémunération échappe donc à la logique du capital, qui est de rémunérer les travailleurs en fonction de leur performance pour le capital.

La qualification contre la rémunération au « mérite »

La reconnaissance d"une qualification personnelle (à distinguer de la certification ou du diplôme qui atteste d"un savoir ou d"un savoir-faire qui renvoie à la valeur d"usage et au travail concret), au sens de « attachée à la personne »[3], oblige l"employeur à rémunérer en fonction d"une norme qui échappe à son contrôle. Il faut prendre conscience de l"ampleur de la subversion : « la qualification personnelle vaut salaire quelles que soient l"implication, la productivité ou l"assiduité » (p.79). La rémunération est attachée à la personne (elle est donc à vie, ce qui implique de concevoir la pension de retraite comme salaire continué). C"est à rebours de l"idéologie dominante et sa morale qui fait dépendre le niveau du juste salaire à de la qualité et à la quantité de travail dont l"employeur serait le juge objectif...

L"exemple paradigmatique de la logique de la qualification est celui du fonctionnaire. Bien sûr, celui-ci doit remplir un certain nombre d"obligations (il ne s"agit pas d"un travail non subordonné) mais une fois ces obligations remplies, son statut et son grade acquis grâce à un concours lui permettent d"avoir une rémunération et des droits indépendants du type de poste qu"il occupe et de l"appréciation de ses chefs. Son statut lui permet également d"avoir une marge d"autonomie dans son travail puisque sa hiérarchie ne peut pas le licencier ou le priver d"une partie de ses revenus s"il n"obéit pas (même si elle peut le placardiser et le faire souffrir).

Mais la logique de la qualification a aussi pénétré les entreprises capitalistes. Ici, la qualification n"est pas attachée à la personne, mais au poste de travail. Les conventions collectives fixent un certain nombre de normes, liées au poste de travail, qui contraignent les patrons et s"opposent donc à la marchandisation totale de la force de travail. Néanmoins, la qualification du poste de travail est moins protectrice pour le travailleur que la qualification personnelle : un salarié du privé est payé en fonction de son poste, qui peut être redéfini ou supprimé, ce qui le soumet donc à la pression du marché du travail, à la différence du fonctionnaire ou de celui qui exerce une profession libérale réglementée.

On comprend donc pourquoi les capitalistes veulent en finir avec la qualification des postes de travail, et plus encore avec la qualification personnelle. Dans la fonction publique, l"introduction du « management de qualité totale »[4], les entretiens d"évaluation, la montée en puissance des primes, les attaques contre les concours sont pour l"instant limitées dans leurs effets par le maintien du statut de la fonction publique. Mais l"objectif de la classe dominante est claire : créer un marché de l"emploi public à la place de la fonction publique. Dans le privé, la logique de l"employabilité et de la « sécurisation des parcours professionnels » s"attaque à la qualification des emplois. Il s"agit d"individualiser les salaires en fonction des performances et de faire de chaque salarié un précaire qui doit se former, se vendre en permanence, faire ses preuves, pour espérer garder un travail ou améliorer sa rémunération.

La cotisation comme financement du travail émancipé du capital

La cotisation sociale est cette partie du salaire qui finance la protection sociale : la pension ou le salaire continué des retraités ; les salaires des soignants ; etc. C"est une partie de la valeur créée par les salariés, versée dans un « pot commun » (d’où l’expression de « salaire socialisé »[5]), qui échappe au capital. Contrairement à que nous raconte l"idéologie dominante, ce n"est pas une « taxe sur le travail », mais un ajout au salaire direct. Elle finance notamment le salaire à vie des retraités, qui n"ont aucun compte à rendre, dans leur travail[6], au capital.

La cotisation sociale d"aujourd"hui finance les pensions d"aujourd"hui. Quand on cotise, on n"accumule pas de la valeur qui serait stockée et qui s"ajouterait à la valeur créée demain. Cotiser plus aujourd"hui, ce n"est pas alléger le fardeau des générations futures, c"est augmenter le niveau des pensions d"aujourd"hui. Et il n"y a aucune raison de faire dépendre le niveau des pensions de la durée de cotisation, c"est-à-dire du temps passé à trimer pour les capitalistes. Les travailleurs n’ont pas de prise sur les décisions des capitalistes (de les employer ou non), et ils ne sont donc pas responsables de leurs annuités. En revanche, ils ont des besoins qui doivent être satisfaits. C’est pourquoi nous devons revendiquer le droit à un salaire à vie à partir de 55 ou 60 ans, « expression d"une qualification attachée à la personne » (p.110-111) déconnectée de toute durée de cotisation. Nos pensions ne sont pas un « revenu différé » qui serait le fruit d"une épargne (nos cotisations accumulées) qui constituerait un actif pour nous et une dette pour le régime de retraites. C"est malheureusement la vision véhiculée par l"idéologie dominante, désormais reprise officiellement par les standards internationaux de la comptabilité nationale[7].

Les « socialistes » qui ont créé la CSG en 1990, et qui s"apprêtent à augmenter fortement son taux à la rentrée, nous expliquent que la CSG est plus juste parce qu"elle permet de taxer le capital. A cela on doit répondre deux choses. D"une part, la cotisation n"est pas un prélèvement sur le salaire direct, mais un ajout, un élargissement du champ du salaire, et donc elle prélève à la racine une partie de la valeur créée par les travailleurs au détriment des capitalistes ; la CSG, au contraire, prélève une partie du salaire direct des travailleurs pour financer la protection sociale. D"autre part, la CSG casse le lien entre salaire direct et salaire socialisée, et fait dépendre le financement de la protection sociale du niveau des profits (la taxe sur les profits rapportera d"autant plus à la Sécu que les profits sont élevés : logique schizophrène !) au lieu de l"ancrer dans une extension de la sphère du salaire.

Le partage des cotisations en cotisations salariales et cotisations patronales a permis à la bourgeoisie de brouiller les repères sur le sens de la cotisation. De par son mode de calcul, une hausse de cotisation salariale se traduit par une baisse du salaire direct (à salaire brut constant), d"où la représentation d"une taxe sur les salaires. C"est pourquoi nous devons revendiquer la suppression des cotisations salariales, et leur basculement vers les cotisations patronales, indexées sur le salaire direct. Salaires directs et cotisations progresseront alors de concert, ancrant dans les représentations collectives la nature salariale de la cotisation.

La montée en puissance du poids des cotisations sociales a été stoppée par la bourgeoisie. Depuis 20 ans, les exonérations de cotisations sociales se multiplient chaque année, et la CSG se substitue toujours plus aux cotisations. Depuis 1998, le taux global de cotisation (salariale et patronale) diminue.

Critique de la théorie de la « valeur économique » de Friot

La valeur selon Marx ou Friot

Friot utilise le vocabulaire marxien pour exposer sa théorie de la valeur. Pourtant, sa théorie de la valeur diffère et se révèle même incompatible avec celle de Marx.

Selon Marx, les prolétaires créent de la valeur quand ils produisent des marchandises qui ont une valeur d"usage (elles satisfont un besoin) et une valeur d"échange (elles sont achetées sur le marché). Une partie de la valeur qu"ils créent leur revient sous forme de salaires, alors que l"autre partie constitue la plus-value appropriée par les capitalistes. En ce sens, ces prolétaires sont des « travailleurs productifs » (de valeur et de plus-value). La valeur créée/produite par ces travailleurs est mesurée par le temps de travail. Le prix ou valeur d"échange d"une marchandise, exprimée en unités monétaires ou en temps de travail[8], n"est pas, en règle générale, proportionnel au temps de travail nécessaire pour la produire : le prix ou valeur d"échange diverge de la valeur. Le prix relève du niveau phénoménal (la réalité telle qu’elle apparaît) et le concept de valeur relève de la théorie et vise à expliquer ce qu"on peut constater au niveau phénoménal.

Selon Marx, tous ceux qui reçoivent de l"argent, y compris quand ce sont des prolétaires, ne créent pas la valeur correspondant à cet argent. Les fonctionnaires ou les prolétaires embauchés par le capital marchand sont des travailleurs « improductifs », non pas dans le sens où leur travail serait « inutile », mais dans le sens où ils ne créent pas de valeur car ils ne produisent pas de marchandises :

  • Les travailleurs de la sphère publique non marchande, notamment les fonctionnaires, produisent des valeurs d’usage (bien ou service) non marchandes. Celles-ci sont fournies gratuitement à des consommateurs identifiables (éducation, santé, etc.) ou à la collectivité (police, justice, défense, etc.)[9]. Ces travailleurs ne produisent donc pas des marchandises, et donc de la valeur. Ils utilisent des moyens de production et consomment des biens de consommation (correspondant à leur rémunération) produits dans la sphère (capitaliste) productive, ce qui constitue un prélèvement sur la plus-value produite dans la sphère productive.
  • Les prolétaires de la sphère capitaliste non productive (travaillant dans les supermarchés, les banques, etc.) ne produisent pas de marchandises ; leur travail consiste à permette la « réalisation », c’est-à-dire la vente, des marchandises produites dans la sphère productive. Leurs salaires, ainsi que les moyens de production utilisés, constituent des « faux frais » prélevés sur la plus-value.

La théorie de Friot diffère radicalement de celle de Marx. Dès qu"un individu est rémunéré, la société le reconnaîtrait comme créateur/producteur de « valeur économique ». Ainsi, un fonctionnaire ou un retraité crée de la valeur, et cette création de valeur correspond précisément au montant d"argent qu"il reçoit. A priori, ce raisonnement devrait également s"appliquer aux capitalistes, mais, pour ne pas rompre de façon ostensible les liens avec Marx, Friot fait l"hypothèse que les capitalistes ne créent pas de valeur alors qu"ils perçoivent bien sûr de l"argent (le profit). Les travailleurs embauchés par le capital, contrairement aux fonctionnaires ou aux retraités, créent donc davantage de valeur qu"ils n"en perçoivent, le différentiel allant dans la poche des capitalistes. Mais une partie de leur salaire (les cotisations) ne correspond pas à une création de valeur de leur part, puisque cette valeur est produite par les retraités !

Pour Friot, il y a une bataille qui a pour enjeu la « mesure de la valeur ». Les capitalistes veulent rabattre la valeur créée sur le temps de travail, alors que les travailleurs (ou une partie des travailleurs) sont parvenus à imposer une rémunération, et donc une reconnaissance de la valeur créée, déconnectée (partiellement) du temps de travail mais reliée à la « qualification ».

Pour Marx et contre Friot[10]

C"est grâce au concept de valeur de Marx qu"on peut comprendre l"articulation entre la sphère marchande (capitaliste pour simplifier) et la sphère non marchande : la sphère non marchande prélève une partie de la valeur produite dans la sphère capitaliste, et c"est ce qui permet de comprendre leur rapport « contradictoire »[11], et non « complémentaire ». En effet, plus la sphère publique non marchande se développe, plus la ponction de plus-value sur la sphère capitaliste devient importante, et donc plus cela contribue à faire baisser le taux de profit. Cela permet de comprendre que l’extension du secteur non marchand n’est pas un facteur de « sortie de crise », mais un facteur d’approfondissement de la crise. Cela permet aussi de comprendre pourquoi l’extension progressive de la sphère non capitaliste et le dépérissement progressive de la sphère capitaliste est une chimère (cf. plus loin la critique du gradualisme de Friot).

En outre, d’après Friot, réduire la valeur au temps de travail serait capituler devant l"idéologie bourgeoise, et nier les avancées obtenues par les travailleurs. Il indique qu"il n"y a pas de « définition universelle » de la valeur, ce que nous ne pouvons que partager, mais il n"y a en fait pas pour lui de définition de la valeur distincte des prix (la valeur et la valeur d"échange se confondent). La valeur n"est donc pas conçue comme un « référentiel »[12] utile pour comprendre la réalité phénoménale. La valeur créée/produite par les uns et les autres se lit directement dans les chiffres du PIB. Mais adopter la conception de la valeur de Friot, c"est se priver de la puissance d"analyse de la théorie marxienne de la valeur. Pour Marx, la valeur est le concept fondamental duquel il dérive le concept de capital, comme valeur s"auto-valorisant grâce à l"exploitation des forces de travail. C"est en « réduisant » la valeur au temps de travail que Marx a pu découvrir la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, qui permet de comprendre pourquoi l"accumulation « normale » du capital conduit inéluctablement à la crise en expulsant la force de travail du processus productif.

La puissance d"analyse de Friot sur la logique anticapitaliste sous-jacente à la qualification et à la cotisation n"a rien à gagner à réviser la théorie marxienne de la valeur. La création de valeur n"est pas chez Marx un indicateur de reconnaissance sociale : c"est un concept analytique permettant notamment de comprendre la dynamique du mode de production capitaliste. Il n"y a aucune utilité, sauf à semer la confusion, à confondre création de valeur et captation/prélèvement de valeur. Le salaire est un prélèvement sur la valeur qui est produite, et il constitue la rémunération d’une force de travail qui peut ou non produire de la valeur (et quand celle-ci produit de la valeur, il n’y a aucun lien de proportionnalité entre la création de valeur et le salaire) selon la configuration dans laquelle cette force de travail opère.

Le communisme comme extension du domaine de la cotisation

La cotisation et la qualification sont des acquis des travailleurs qui s"opposent à la logique de la valorisation du capital. Leur complet déploiement, qui signerait la fin du pouvoir des capitalistes sur nos vies, permet de dessiner les traits d"une autre société. En effet, l"élargissement de la cotisation à la totalité de la richesse monétaire produite par les travailleurs permettrait d"éradiquer le profit. La richesse monétaire se décomposerait alors en cotisation salaire (salaire direct), cotisation sociale, autofinancement (partie de l"investissement financée à partir de la valeur créée dans l"entreprise), et cotisation économique (pour financer de façon socialisée l"autre partie de l"investissement).

Le marché du travail serait supprimé puisque chaque individu aurait une qualification qui lui permettrait d"avoir un salaire à vie, de travailler de façon libérée de l"emprise du capital, et d"être un acteur économique participant aux prises de décision. La « propriété lucrative » serait ainsi abolie. La cotisation économique versée au niveau de chaque entreprise permettrait de financer les investissements qui dépasseraient les capacités des unités de production sans faire appel à l"épargne lucrative. Le crédit lucratif serait ainsi aboli, vaincu par la cotisation économique et une création monétaire (sans constitution de dette) qui accompagnerait la croissance de la richesse produite. Il n"y aura ainsi plus d"employeurs (car plus de marché du travail), plus d"actionnaires (car plus de propriété lucrative) et plus de prêteurs lucratifs (car plus de crédit lucratif).

Dans une telle société, une nouvelle conception de la valeur se substituera à la valeur du mode de production capitaliste. Il sera en effet toujours nécessaire de faire le « tri entre les valeurs d"usage » (p.174), c"est-à-dire de comparer ce que « valent » les différents biens et services produits. Même si Friot n’est pas clair sur la persistance ou non de rapports marchands (suggérant, lors de conférences, que le marché serait un bon moyen d’établir les prix), il découle selon nous de ses conceptions qu’une monnaie non marchande, simple unité de compte, sera mise en place dans laquelle s"exprimeront les salaires et le prix des biens et services produits. Contrairement à ce qui se passe sous le capitalisme, la fixation de ces prix relèvera d"un choix conscient des producteurs associés. Les rémunérations seront fixées en fonction d"une grille dépendant du niveau de qualification (Friot propose dans un premier temps une échelle de 1 à 4, entre 1 500€ et 6 000€). Le prix des biens pourra prendre en compte le temps de travail nécessaire pour les produire, mais les producteurs pourront décider d"introduire d"autres critères.

L"horizon anticapitaliste est ainsi dessiné de façon convaincante à partir du « déjà-là » émancipateur. Il reste néanmoins à trouver le chemin pour y parvenir.

Misère de l"antilibéralisme

Friot se livre à une critique impitoyable et convaincante du réformisme des antilibéraux. Il critique avec force la pensée antilibérale, prisonnière de la logique capitaliste, obsédée de la réforme fiscale (taxation accrue du capital) et agitant le spectre d"un plein-emploi aussi misérable qu"illusoire. Au lieu de plaider pour une extension du champ de la qualification et une hausse des cotisations sociales, les antilibéraux (la direction de la CGT en tête) font diversion en revendiquant une modulation du taux de cotisations selon différents critères, notamment en baissant le taux de cotisation des entreprises qui créeraient des emplois ou augmenteraient le salaire direct. Ils opposent ainsi salaire direct et salaire socialisée, et sont à la recherche d"une bonne politique économique encourageant les entreprises à créer des emplois, insistant sur la relance par la consommation et l"importance de la « compétitivité hors prix ». Ils pointent du doigt le « coût du capital »[13] mais leur horizon est circonscrit au déjà-là capitaliste et ils restent prisonniers de la logique de l"emploi, différant seulement des libéraux par leurs préconisations (inconséquentes).

En outre, les antilibéraux ne veulent pas éradiquer le crédit lucratif, ils veulent le réguler en créant notamment un pôle public, qui permettra de socialiser les pertes des capitalistes tout en pérennisant la propriété et le crédit lucratifs. A cela, il faut opposer « l"annulation des dettes et la suppression du crédit lucratif, remplacé par une cotisation économique et une création monétaire à l"occasion de l"attribution des qualifications nouvelles » (p.160). Les capitalistes pourront fuir à l"étranger avec leur épargne : ils ne pourront pas prélever la moindre richesse sur le sol national, puisque l"annulation des dettes aura fait disparaître le droit de tirage de cette épargne sur les richesses produites.

Enfin, le salaire universel à vie de Friot s"oppose au revenu inconditionnel de base défendu notamment par les partisans de Toni Négri. Ce dernier est une béquille qui ne remet pas en cause la propriété capitaliste, mais assure simplement un filet de sécurité (d"un montant plus ou moins élevé selon les versions de gauche ou de droite). Il permettrait à ceux qui le désirent de diminuer leur temps de travail contraint pour pouvoir vivre autre chose. Promesse d’une émancipation à temps partiel… qui entérine l’existence d’une sphère hétéronome (pour reprendre l’expression d’André Gorz), sur laquelle nous ne pourrions avoir aucune prise, à laquelle serait juxtaposée une sphère autonome (celle de l’activité libre). C’est une toute autre perspective que défend Friot, celle de subvertir l’ensemble des rapports sociaux, y compris et en premier lieu ceux qui régissent la sphère de la propriété lucrative.

Réforme ou révolution ?

Friot s"appuie sur la création puis l"élévation progressive du taux de la cotisation sociale (plusieurs dizaines d"années) pour plaider pour une extension graduelle du champ de la cotisation à la totalité de la « valeur ajoutée ». Cette extension permettrait un dépérissement progressif de la propriété capitaliste et du marché du travail. Friot va même jusqu"à dire que cela se ferait sur la base du volontariat (!) : « Ainsi les entreprises pourront-elles tester l"intérêt qu"il y a à cotiser plutôt qu"à payer des salaires » (p.142). Il est d"ailleurs édifiant que Friot, à aucun moment, n’évoque la nécessité d"exproprier les capitalistes. Pas de rupture, une extension graduelle et pacifique de la cotisation...

Cette conception gradualiste de la transition est totalement illusoire :

  • Soit il s’agit d’une extension de l’actuelle sphère publique non marchande (qui ne produit pas le même type de valeurs d’usage que la sphère capitaliste), et cela implique une ponction croissante sur les profits, et donc cela ne ferait qu’accentuer la crise et la chute de la production du secteur capitaliste, ce qui rendrait impossible cette extension
  • Soit il s’agit de remplacer progressivement l’actuel secteur capitaliste par un secteur « socialisé », dont les investissements seraient financés par la « cotisation économique », et qui cohabiterait avec un secteur capitaliste privé, mais il s’agirait alors de faire cohabiter un secteur « socialisé » avec un secteur à capitaux privés. Le secteur « socialisé » ne verserait certes pas de revenus du capital (puisqu’il n’y aurait plus d’actionnaires), mais il serait assujetti aux lois du marché capitaliste. Il ne pourrait donc fonctionner que comme un « capitaliste collectif » en concurrence avec les autres capitalistes.

La sortie du capitalisme ne peut donc pas se concevoir comme une extension progressive du champ de la cotisation. C"est ce que la théorie marxienne de la valeur permet de comprendre, contrairement à celle de Friot. L"extension du champ de la cotisation et de la qualification nécessite donc une rupture révolutionnaire. Il faudrait toute la force sociale d"un gouvernement des travailleurs (avec ses appareils répressifs, idéologiques, etc.) pour exproprier les grands groupes capitalistes et poser les jalons d"un autre fonctionnement de la société.


[1]    Citons notamment « Puissances du salariat » [1998, réédité en version augmentée en 2012] ; « Et la cotisation sociale créera l"emploi » [1999] ; « L"enjeu des retraites » [2010]. Friot anime une association « Réseau salariat » qui produit des analyses inspirées par ses thèses (http://www.reseau-salariat.info/)

[2]    On ne peut que regretter que Friot, si attaché à l"histoire du mouvement ouvrier, renonce à utiliser ses mots (« communisme », « socialisme ») pour nommer le projet politique qu"il dessine.

[3]    Friot évoques les risques d’un contre-sens sur l’expression « qualification personnelle » : il ne s’agit pas de fixer une rémunération individualisée (selon les « qualités » de la personne) mais de fixer une rémunération selon un standard qui ne dépend justement pas d’une évaluation individuelle, mais d’une norme externe.

[4]    Cf. « Le management de la qualité totale : un projet totalitaire de réduction du cerveau de l’être humain à une simple "ressource" au service du capital » (http://tendanceclaire.npa.free.fr/article.php?id=198), ou une description de la tentative d"introduction de ce type de management à l"Insee : « Vers la transformation radicale de l’INSEE : Le management de la "qualité totale" ou comment contraindre les agents à fournir un travail maximal » (http://tendanceclaire.npa.free.fr/article.php?id=199)

[5]    Pour en savoir plus, on pourra consulter la page du « Wikirouge » consacrée au salaire socialisé : http://www.wikirouge.net/Salaire_socialisé

[6]    Friot qualifie de « travail » toute activité qui bénéficie d’une reconnaissance sociale monétaire

[7]    Cf. Yann Le Lann, « La retraite, un patrimoine ? », 2010, http://economix.fr/pdf/seminaires/conventions/2011-05-06_Le-Lann.pdf

[8]    Au niveau global, on peut calculer un « équivalent monétaire d"une heure de travail ». On peut ainsi mesurer les valeurs et les valeurs d"échanges en unités monétaires ou en unités de travail.

[9]    Le destinataires/consommateurs de ces valeurs d’usage non marchandes varient selon la nature du bien ou service non marchand produit. On peut considérer par exemple que l’entretien de l’armée nationale est une valeur d’usage « consommée » par les capitalistes (si on fait l’hypothèse que l’armée a vocation à défendre leurs intérêts) alors que les services de santé sont principalement consommés par les travailleurs (mais les capitalistes ont aussi un intérêt à avoir des travailleurs en bonne santé…)

[10]  Alain Bihr, dans « Universaliser le salaire ou supprimer le salariat? A propos de «L’enjeu du salaire» de Bernard Friot » (http://alencontre.org/debats/universaliser-le-salaire-ou-supprimer-le-salariat-a-propos-de-lenjeu-du-salaire-de-bernard-friot.html), fait également une critique de la théorie de la valeur (proche mais pas identique à la nôtre). Contrairement à nous, il refuse de voir le caractère subversif, antinomique avec la logique capitaliste, de la cotisation et de la qualification. Le titre même de l"article de Bihr reflète son dogmatique et son manque de bienveillance à l"égard de Friot : l"universalisation du salaire ne constitue évidemment pas une généralisation des rapports de production capitalistes, mais au contraire leur éradication, et donc la suppression du salariat sous l"emprise du capital.

[11]  C"est ce rapport contradictoire qui est également nié par Harribey (cf. La Richesse, la valeur et l"inestimable, 2013) qui révise la théorie marxienne de la valeur, en tentant de nous convaincre que les fonctionnaires (mais pas les retraités) ne ponctionnent pas la plus-value du secteur capitaliste, mais créent de la valeur.

[12]  Cf. Michel Rosier, « Valeur et problème du référentiel », Cahiers d’économie politique, n° 8, 1982, 119-34.

[13]  Pour une critique de l"antilibéralisme, cf. « Le contre-rapport d"Attac et de la fondation Copernic sur la compétitivité : inconsistance de l"antilibéralisme » (http://tendanceclaire.npa.free.fr/contenu/autre/artpdf-429.pdf)

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