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    Entretien avec Raoul Peck, réalisateur du Jeune Karl Marx

    cinema

    Lien publiée le 6 octobre 2017

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://npa2009.org/idees/culture/entretien-avec-raoul-peck-realisateur-du-jeune-karl-marx

    Entretien. La sortie sur les écrans du film le Jeune Karl Marx apporte une bouffée d’air contestataire bienvenue. Raoul Peck y retrace l’évolution du jeune intellectuel de Cologne à Bruxelles en passant par Paris, Londres et Manchester entre 1843 et 1847, et la naissance tumultueuse d’une nouvelle conception du monde, révolutionnaire. Le réalisateur a bien voulu répondre à nos questions.

    Comment s’est formé le projet de ce film, une première à strictement parler puisque jamais la vie de Marx n’avait été, jusqu’alors, portée à l’écran, du moins dans le monde occidental ?

    C’est un ensemble de choses. D’abord, un animateur d’Arte qui connaît mon travail et avec qui j’ai fait d’autres films m’a approché pour me demander si je pouvais imaginer un projet sur Marx. Bien entendu, j’ai sauté sur l’occasion car je n’aurais jamais imaginé moi-même proposer un tel projet à une chaîne publique. Puis cette demande s’est transformée en un projet plus personnel dans la mesure où je traversais moi-même un moment de terrible constat sur l’état du monde où règnent un rejet systématique de l’histoire, de la politique, de la science et une espèce d’enfermement sectaire dans tous les secteurs, y compris politique. Donc, revenir à Marx pour moi, c’était revenir à une discussion plus fondamentale, repartir de la base en espérant ainsi contourner toutes les déformations, aberrations, manipulations qu’il y a eu autour du marxisme et aussi me dégager des conséquences historiques graves, notamment, comme on le sait, dans les pays de l’Est. Je devais déconstruire des décennies de propagande, d’inexactitudes, d’inventions pures, de contradictions, etc., sans compter les crimes et méfaits de la guerre froide et des autres confrontations idéologiques.

    Pourquoi le choix de cette période de sa vie et de celle de son ami Engels ? Une façon d’échapper au carcan dogmatique hérité du 20e siècle ?

    Oui, il fallait décrasser tout ça. Nous sommes dans une période de grande confusion, confusion dans tous les domaines : politique, historique, idéologique, etc. On fait dire n’importe quoi à n’importe qui et on en tire des conclusions totalement à l’opposé de ce que cette personne a voulu dire. Je ne pouvais pas faire un film qui allait inclure tous les débats autour de Marx. C’est impossible, donc il fallait que je revienne à l’essentiel, à la base comme je l’ai fait d’ailleurs pour mon film autour de l’œuvre de Baldwin, écarter toutes les interprétations, donner la parole à Baldwin directement. Avec Marx, c’est un peu la même démarche, dans le sens où j’ai éliminé toutes les grandes biographies, les disputes entre courants pour revenir à l’essentiel du personnage, de manière non dogmatique. Le film, je le voulais sur l’évolution d’une pensée et l’évolution d’un combat. Il ne s’agit pas d’un retour vers le passé ou simplement d’une révélation sur une histoire inconnue, c’était surtout la recherche d’armes pour aujourd’hui. Je fais un film pour aujourd’hui, un film qui se veut politique, lié à la réalité d’aujourd’hui. Cela veut dire comment transmettre à une jeune génération une histoire qui m’a structuré, un héritage que, moi, j’ai reçu, qui m’a formé, pour que cette nouvelle génération puisse s’en emparer, dans toute son authenticité, dépouillé de toutes les déformations dont il a été l’objet en espérant qu’elle en fera quelque chose de nouveau et de plus efficace.

    Le film souligne la place de Jenny Marx et de Mary Burns dans la lutte des deux amis, est-ce une façon d’exprimer le féminisme indissociable de leurs idées ?

    Cela a moins à voir avec une tentative quelconque de montrer leurs positions respectives que de montrer quelque chose que moi j’ai puisé de mon étude de leur vie, c’est-à-dire cette approche organique d’êtres humains dans leurs combats. On a malheureusement, à travers des décennies, séparé les deux, c’est-à-dire donné au marxisme la forme d’un exercice cérébral, intellectuel et rhétorique. Il s’agit aussi de se transformer personnellement, de questionner les rapports humains à l’intérieur du combat politique. On a voulu croire que le processus vers une émancipation n’impliquait pas forcément de donner une importance quelconque à tout ce qu’on appelait les batailles secondaires, le féminisme, le racisme... C’est quelque chose que l’on peut constater aujourd’hui encore, il y a très souvent dans la gauche des comportements racistes, sectaires, machistes. Le film est l’histoire d’une vie, d’une émancipation dialectique à plusieurs niveaux, la lutte intellectuelle, politique est indissociable de la façon dont Marx et Engels ont vécu leur vie.

    Certains vous reprochent d’être trop didactique pour développer les idées des deux jeunes intellectuels, de leur faire dire leur propres écrits, n’avez-vous pas plutôt voulu démystifier ou déboulonner la statue ?

    Ces critiques ne sont pas sérieuses. Il y a eu deux critiques principales, la première, le didactisme, la deuxième, la forme. C’est ne pas comprendre l’approche du film. Elles confondent authenticité et didactisme. Il n’y a pas une seule scène qui n’est pas soit exactement transcrite selon les correspondances des personnages, soit plausible selon le contexte de leur vie. Les biopics usuels fonctionnent selon un mode totalement différent. Faire un film sur l’évolution de la pensée de Marx en faisant passer l’évolution dramaturgique en premier ne correspondait pas au projet et c’est là qu’on invente quelque chose d’autre. C’est un film de fiction, ce n’est pas une biographie, c’est un moment de l’histoire à travers le déroulement d’une vie avec tous ses conflits et l’évolution d’une pensée.

    Comment concilier le souci de la vérité historique et le récit cinématographique qui garde la forme d’une fiction ? 

    Je n’ai fait que ça dans mon travail, c’est le présent et le réel qui m’intéressent dans toute leur absurdité parfois. Cela nous a pris presque dix ans pour avancer, parce qu’il faut aller chercher ces morceaux de réalité pour les mettre dans une forme dramaturgique, mais il ne fallait pas tricher. C’est pour ça que le film devait s’adapter au cinéma, à ses règles et les déconstruire en même temps. C’est avec ça qu’on a joué. Ce n’est pas basé sur Engels qui est jaloux du couple Marx, par exemple, ou Proudhon qui n’aime pas Marx : on est dans des débats d’idées. C’est une autre façon de raconter une histoire et en cela je rejoins Ken Loach. Très souvent, tous les deux, on a dit que nos films faisaient de la politique. Cela je le revendique, oui, je fais de la politique.

    Vous avez eu l’occasion d’avoir des échanges avec le public. Quel est l’accueil ? Les débats dans lesquels Marx et ses amis étaient engagés à la veille des révolutions de 1848 trouvent-ils un écho aujourd’hui ? Le jeune Karl Marx fait il revivre la jeunesse de ses idées ? 

    Je sais que je fais un film radical par rapport à un public large or, jusqu’à aujourd’hui, chose extraordinaire, tous les débats, ce n’était pas devant des publics conquis ou d’extrême gauche, mais, à chaque fois, il y avait une totale ouverture sur le sujet. Il y a peu, parler de lutte des classes et de communisme, vous vous faisiez chambarder et là, les gens rentrent dans l’histoire, l’histoire de trois jeunes révoltés dans une Europe répressive à l’heure de la révolution industrielle et un monde des idées en plein bouleversement lui aussi, et qui décident de changer le monde. Les gens rentrent totalement dans l’histoire. Les réactions du public se ressemblent, les gens étaient contents de pouvoir comprendre l’histoire, de pouvoir donner maintenant un visage sur cet espèce de monstre qu’ils connaissent depuis leur naissance, ce Marx quelque part aussi connu que Coca-Cola. Je me suis rendu compte que même des gens de la gauche n’ont jamais fait le lien entre le marxisme, l’engagement, et cette figure en chair et en os. C’est à travers ce côté humain, organique que le public suit, même un public qui n’était pas politisé. Ils rentrent dans une histoire et cette histoire les pousse à se poser des questions. L’idée de ce film est qu’après l’avoir vu, les gens iront prendre un livre, auront envie de continuer cette conversation, d’aller plus loin…

    Propos recueillis par Yvan Lemaître