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Hégémonie et stratégie en Occident. Entretien avec Yohann Douet
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Hégémonie et stratégie en Occident. Entretien avec Yohann Douet
Dans L’Hégémonie et la révolution. Gramsci penseur politique, Yohann Douet ne livre pas seulement la meilleure introduction disponible en français à la pensée de Gramsci : il montre ce que peut le marxisme révolutionnaire comme théorie et comme guide pour l’action.
Yohann Douet, L’Hégémonie et la révolution. Gramsci penseur politique, Paris, Amsterdam, 2023, 312 p. Disponible dans toutes les librairies ou sur le site des éditions Amsterdam.
Marina Garrisi : On fait souvent de Gramsci une figure hétérodoxe, soit parce qu’il aurait commencé à rompre avec le marxisme, soit parce qu’en développant une réflexion stratégique propre à l’Occident il se serait éloigné du marxisme classique de Lénine, Luxemburg, Trotsky. Ton livre prend à contrepied ces lectures puisque tu vois dans l’œuvre de Gramsci un « développement créateur du léninisme » : que faut-il entendre par là ?
Yohann Douet : C’est un développement créateur du léninisme au sens large, non seulement des textes de Lénine mais aussi de la politique de la Troisième Internationale, l’Internationale communiste, jusqu’au milieu des années 1920. Si on regarde le parcours et la formation politique de Gramsci, cette continuité est évidente. Il mène sa première véritable activité de dirigeant politique après la Première Guerre mondiale, dans le grand mouvement du biennio rosso, les deux années rouges de luttes sociales intenses en Italie, en 1919-1920. Il dirige un journal, l’Ordine Nuovo, à Turin, qui est en contact direct avec les luttes des ouvriers turinois, en particulier avec les conseils d’usine. C’est l’échec du biennio rossso, en raison de l’inertie, de la bureaucratisation et du caractère timoré du Parti socialiste italien, qui pousse Gramsci à participer à la création d’une nouvelle organisation politique. Il s’emploie donc à construire une organisation politique proprement révolutionnaire, le Parti communiste d’Italie (PCd’I), appartenant à l’Internationale communiste, essayant d’appliquer les modes d’organisation et d’action des bolcheviks à la situation italienne. Bordiga qui en est d’abord le dirigeant, est plutôt en tension avec la direction de l’IC parce qu’il défend une ligne plus « gauchiste », plus sectaire, il est très réticent envers la stratégie de Front unique par exemple, alors que Gramsci, lui, est plus proche de la ligne de l’Internationale même si initialement il ne s’oppose pas à Bordiga. C’est lui qui est envoyé par le PCd’I en Russie, en 1922, où il rencontre les grands dirigeants bolcheviks, dont Lénine lui-même. On peut dire que Gramsci ne va jamais se départir de son attachement et de sa fidélité, de son admiration même, envers Lénine, et envers également un certain nombre d’autres dirigeants bolcheviks, même si dans les Cahiers de prison il est particulièrement critique, souvent de manière injuste, envers Trotsky. Il reste deux ans en Russie et lorsqu’il rentre finalement en Italie en 1924, il parvient assez rapidement à prendre la direction du PCd’I avec le soutien de l’Internationale, qui à l’époque n’est pas encore stalinisée. Donc en ce qui concerne sa trajectoire, le lien de Gramsci avec le léninisme est assez évident, et je ne pense pas que les Cahiers de prison marquent une rupture par rapport à ça, même si sa réflexion s’approfondit sur de nombreuses questions.
L’idée d’un développement créateur du léninisme me semble éclairer certains des axes de réflexion fondamentaux des Cahiers de prison. J’en vois notamment trois. D’abord, le plus évident, c’est la question du parti. Gramsci accorde comme Lénine un rôle central au parti dans la lutte politique et l’organisation de la lutte des classes. Cela ne l’empêche pas d’innover, par exemple lorsqu’il conçoit le parti à partir d’une analogie avec le Prince de Machiavel, ou lorsqu’il insiste sur la dimension éducatrice, culturelle et pédagogique de l’activité du parti. Mais il y a malgré tout une nette filiation avec l’insistance de Lénine sur le parti dans Que faire ?. Deuxième point, l’idée d’hégémonie, que Gramsci reprend explicitement à Lénine et aux bolcheviks, même si à nouveau, il la transforme de manière créatrice. Dans la Russie d’avant 1917, l’hégémonie exprimait la nécessité que le prolétariat n’attende pas que la bourgeoisie fasse sa révolution, mais qu’il force le cours des choses, réalise les tâches démocratiques et que, pour cela, il entraîne derrière lui la paysannerie. C’est une idée fondamentale que Gramsci développe tout en la transformant bien sûr. Le troisième point sur lequel je pense qu’il n’y a pas de rupture entre les deux, c’est la stratégie révolutionnaire du double pouvoir. Gramsci l’a redéfinie profondément avec l’idée de guerre de position, mais que ça n’implique pas un rejet, ça ne va pas à l’encontre de la stratégie léniniste. C’est sans doute ce point qui pourrait faire le plus débat aujourd’hui.
Hégémonie
Marina Garrisi : Aujourd’hui le concept d’hégémonie s’est imposé dans les débats de la gauche : on parle de construire un bloc hégémonique face au bloc bourgeois, de lutte pour l’hégémonie dans le NFP, etc. Mais sa popularisation va de pair avec un obscurcissement du terme si bien qu’on ne sait pas toujours de quoi on parle exactement. Pourquoi Gramsci est-il utile ?
Yohann Douet : On assiste effectivement à une multiplication des usages du terme. Parfois ça veut tout simplement dire la force qui est la plus puissante : la force hégémonique à gauche ça désigne la force la plus forte, la plus importante, voire qui écrase les autres, ce qui peut revenir à assimiler implicitement l’hégémonie à la domination. Or il faut commencer par rappeler que, chez Gramsci, la réflexion autour de l’hégémonie a précisément pour objet de complexifier notre compréhension du pouvoir et de plus le réduire à la domination pure pour prendre en compte une autre dimension, celle du consentement. Gramsci s’intéresse en particulier à la capacité qu’ont les classes dominantes à susciter ou à organiser le consentement d’une grande partie de la population : ça pourrait être une première définition de l’hégémonie. Le pouvoir, donc, ce n’est pas que de la domination, de la force, de la répression, c’est aussi du consentement et de la persuasion. Un autre terme important utilisé par Gramsci dans un sens très proche de celui d’hégémonie, c’est celui de direction c’est-à-dire la capacité pour une force à diriger d’autres forces, d’autres groupes sociaux. Diriger, non seulement dans le sens de commander, mais aussi de donner une direction, une direction politique, par exemple.
L’un des apports de cette notion, mais qui fait l’objet de beaucoup de confusions, c’est qu’elle permet de mettre l’accent sur la dimension culturelle du pouvoir : les luttes politiques, la capacité ou non à gagner le consentement des dominés, ça ne se joue pas que sur le terrain étroitement ou strictement politique, mais aussi dans le domaine culturel. Mais aujourd’hui, quand on évoque Gramsci dans l’espace public, on a plutôt tendance à penser l’« hégémonie culturelle », la « bataille des idées », comme s’il n’y avait pas d’ancrage dans des organisations sociales, politiques, etc. Il me semble que l’intérêt de la notion gramscienne d’hégémonie c’est d’articuler différentes dimensions du pouvoir et d’élargir la compréhension marxiste du pouvoir, mais sans pour autant séparer la dimension de la persuasion, du consentement et de la culture, de son ancrage social et de son lien avec la domination de classe.
Marina Garrisi : Pour comprendre les apports spécifiques de Gramsci à la notion d’hégémonie, un détour par la lecture qu’en font Laclau et Mouffe peut être éclairant. Les deux auteurs ont joué un rôle structurant dans la réception et la réappropriation de ce terme, notamment à partir de la publication d’Hégémonie et stratégie socialiste, puis avec leur populisme de gauche. Ils revendiquent eux-mêmes explicitement un rapport de continuité mais aussi de rupture avec Gramsci. Tu peux rappeler les grandes lignes du débat ?
Yohann Douet : Laclau et Mouffe, dans Hégémonie et stratégie socialiste, comprennent l’hégémonie comme l’articulation politico-idéologique contingente de demandes multiples : il existe des demandes hétérogènes dans la population, elles doivent être articulées entre elles, sous l’hégémonie de l’une d’entre elles, et contre un antagoniste. L’articulation ne se fait pas de manière horizontale : il y a une demande qui va être hégémonique par rapport aux autres et qui va représenter les autres, à condition de s’être partiellement vidée de sa particularité (c’est l’idée de signifiant vide). À ce niveau très abstrait, leur conceptualité emprunte au post-structuralisme de Derrida et repose sur l’idée d’une construction réciproque, relationnelle, des identités de chacun des éléments d’une société. L’identité des éléments sociaux, des acteurs sociaux, dépend de leurs différents rapports d’alliances, de conflits, de représentations qui les relient entre eux. Et l’idée fondamentale c’est que tout cela est parfaitement contingent, dans le sens où rien ne prédétermine quelle va être la force hégémonique ni quel va être l’antagonisme pertinent dans une société donnée. Prenons un exemple. Au XXe siècle, c’est le mouvement ouvrier qui a eu la capacité d’articuler et de jouer le rôle d’élément hégémonique par rapport à d’autres demandes, comme les mouvements antiracistes, les mouvements anti-impérialistes, les mouvements démocratiques, sans doute en partie aussi les mouvements féministes. Cela n’a pas empêché des frictions voire des contradictions entre ces mouvements, mais, dans l’ensemble, le mouvement ouvrier était tendanciellement hégémonique. Pour Laclau et Mouffe, cela était parfaitement contingent, rien ne permettait de le savoir a priori. Lorsqu’ils publient leur livre, en 1985, le mouvement ouvrier commence à décliner et ils estiment que rien ne garantit qu’il continuera à jouer un rôle hégémonique. N’importe quel autre mouvement –démocratique, écologiste, féministe, etc. : ce qu’on appelait à l’époque les nouveaux mouvements sociaux – pourrait se retrouver dans la position hégémonique, en articulant les autres demandes, et l’antagonisme principal pourrait dès lors varier : le patriarcat, le racisme, le productivisme, etc.
Ils saisissent bien quelque chose d’important chez Gramsci : le fait que les identités collectives des groupes sociaux et des forces politiques ne sont jamais données par avance. Même dans le cas de ces groupes sociaux particuliers que sont les classes sociales, ce n’est pas uniquement leur position économique qui peut leur donner une identité collective mais le fruit d’un long processus de formation historique, au sens où E.P. Thomson parlait de la formation de la classe ouvrière anglaise – processus de formation qui implique des rapports complexes aux autres acteurs collectifs, et tout particulièrement des luttes multiformes contre les dominants. Donc Laclau et Mouffe mettent bien en évidence le rejet de l’essentialisme qu’on trouve chez Gramsci et qui est étroitement lié à sa critique de l’économicisme (conception qui rabat au contraire la politique et l’idéologie sur l’économie). Là aussi, on peut prendre un exemple. Une des choses qu’étudie Gramsci de manière approfondie c’est la différence entre la Révolution française et le Risorgimento, le processus d’unification nationale italienne. Dans les deux cas, ces processus débouchent sur l’affirmation d’une nouvelle classe dominante, la bourgeoisie. Mais l’antagonisme avec les anciennes classes dominantes va être beaucoup moins marqué en Italie qu’en France, et il y a beaucoup moins de demandes de la population qui vont être articulées de manière hégémonique par la bourgeoisie italienne que par la bourgeoisie française. La bourgeoisie française, dirigée par les jacobins, va en effet entraîner et mobiliser les masses paysannes dans une lutte radicale contre l’Ancien Régime, ce qui donne lieu à la terreur, à la mobilisation de l’an II, etc. Parce que les rapports d’alliance, de construction hégémonique et d’antagonisme ont été différents dans les deux cas, la subjectivité ou l’identité collective de la bourgeoisie italienne va être différente de celle de la bourgeoisie française alors qu’en ce qui concerne les rapports sociaux fondamentaux, il y a une similarité plus forte des structures économiques. Cet exemple illustre bien comment le processus historique de formation de classe peut être déterminant pour les identités ou les subjectivités collectives. Mais il montre aussi l’importance de l’ancrage matériel, de la position de classe dans ce que la tradition marxiste appelle la structure économique (la position de la classe bourgeoise en l’occurrence) : les identités des groupes sociaux, les subjectivités collectives, ne se réduisent pas exclusivement à des articulations politiques et idéologiques contingentes. Et c’est là que Laclau et Mouffe vont beaucoup trop loin, en occultant complètement la dimension matérielle et économique des acteurs collectifs.
Lutte des classes élargie
Marina Garrisi : Contre les accusations de Laclau et Mouffe, tu montres que Gramsci développe une conception marxiste non essentialiste des classes sociales et de la classe ouvrière en particulier, conception que tu nommes « relationnelle ». Je peux comprendre qu’à une autre époque du marxisme, dominé par une forme d’économicisme ou par une certaine conception téléologique de l’histoire, ce débat a pu être important. Mais je me demande si, aujourd’hui, on ne se laisse pas parfois mettre à la défensive par ceux qui reprennent ce type d’arguments. On ne trouve ni chez Marx, ni chez Lénine, ni chez Trotsky l’idée d’un grand sujet qui serait déterminé, à priori de tout processus historique de formation d’une conscience politique, à jouer un grand rôle dans l’histoire. A l’inverse, les critiques contre le supposé essentialisme du marxisme servent souvent de prétexte pour nier le fondement matériel des identités collectives... Non ?
Yohann Douet : Pour eux, en fait, penser que les identités collectives ont un fondement extérieur à la contingence des rapports politico-idéologiques, c’est tomber dans l’essentialisme. Ils vont bien trop loin mais il y a quand même une tendance essentialiste dans le marxisme. On retrouve une tension chez Marx lui-même entre ses textes plus historiques, où il est plus sensible à ce que font et sont à un moment donné les classes sociales ou les fractions de classes, et des textes où il expose un schéma théorique plus général où vont être attribués des tâches ou missions historiques prédéterminées à telle ou telle classe. Dans La Sainte famille, on trouve ainsi cette affirmation essentialiste presque pure : « Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être ». Ce que le prolétariat ainsi conçu est, bien sûr, c’est la classe révolutionnaire.
Marina Garrisi : En l’occurrence, on pourrait considérer que c’est chez le jeune Marx, qu’il existe cette tension…
Yohann Douet : Dans ce cas plus exactement le Marx de la transition au matérialisme historique. Mais on peut trouver des affirmations à connotation essentialiste ou déterministe dans les époques suivantes, même si sa pensée ne se réduit absolument pas à cela. Toujours est-il que Gramsci est plus clair que d’autres marxistes et sans doute que Marx lui-même parce qu’il refuse explicitement et invariablement l’économicisme. Il dirait sans doute que le prolétariat a des intérêts historiques fondamentaux qui, si on les suit, impliquent de lutter pour un type de société radicalement différent. Mais le prolétariat n’est pas inéluctablement révolutionnaire car il y a aussi différents intérêts particuliers, propres à telle ou telle fraction, qui peuvent être cooptés ou instrumentalisés par les classes dominantes, de sorte à cantonner les revendications à un niveau « corporatiste », qui n’implique pas un renversement global des rapports de force. Bref, la formation de classe est un processus historique qui pour une part est contingent.
Marina Garrisi : Tu dis dans ton livre que Gramsci permet de penser la lutte des classes de façon élargie, c’est une formule qui me plait…
Yohann Douet : C’est une expression d’André Tosel, l’un des plus grands spécialistes français de Gramsci. L’idée c’est de dire que la lutte hégémonique c’est la lutte des classes menée d’une manière conséquente, mais qui ne se situe donc pas exclusivement sur le terrain économique. Elle est élargie parce qu’elle se mène non seulement sur le terrain économique mais aussi, et indissociablement, sur le terrain politique et sur le terrain idéologico-culturel ; on l’a déjà évoqué. Mais on peut dire qu’elle est élargie en un autre sens aussi puisque l’idée c’est qu’une classe, pour mener sa lutte et défendre ses intérêts jusqu’au bout, doit à un moment donné parvenir à entraîner d’autres classes et d’autres groupes sociaux avec elle, donc gagner l’hégémonie sur eux en endossant un certain nombre de leurs revendications. C’est ce qu’a fait la bourgeoisie dans la Révolution française, exemple paradigmatique pour Gramsci, et c’est ce type de travail politique qu’il a en tête en Italie pour le prolétariat de son époque : vu qu’il est surtout concentré dans le Nord, il doit notamment chercher à gagner l’hégémonie sur les paysans sans terre du Sud, qui sont opprimés économiquement, politiquement et culturellement par le Nord.
Classe ouvrière et hégémonie dans la France de Macron
Marina Garrisi : En somme, si on récapitule, et c’est ce que tu expliques aussi dans ton livre, cette conception élargie de la lutte des classes permet d’éviter deux écueils : l’économicisme (conception étriquée et corporatiste de la lutte des classes, ce que Lénine appelle aussi le trade-unionisme) et une conception populiste ou post-marxiste de l’hégémonie (celle défendue par Laclau et par Mouffe par exemple, qui nient la centralité et la matérialité des rapports d’exploitation). Il me semble que c’est une façon de poser les choses qui peut contribuer à éclairer certains débats de la gauche française contemporain. Entre Ruffin, qui explique qu’il faut parler du travail, et tenir à distance les questions politiques qui divisent (les violences policière, l’islamophobie, etc.) et La France insoumise, qui figure un bloc qui reposerait exclusivement sur les quartiers populaires et les abstentionnistes et où la question de la classe est diluée ou rabaissée à représenter « un » mouvement parmi d’autre. Est-ce que l’hégémonie ouvrière telle que développée par Gramsci est un prisme intéressant pour surmonter ces débats ?
Yohann Douet : Oui, ça peut certainement être utile pour lire la situation politique française. En même temps ce n’est pas évident parce que tout le monde prétend essayer de construire des ponts. Dans le cas de Ruffin par exemple, ce qu’il défend c’est l’union de « la France des bourgs et la France des tours », ou de « la France des TER et de la France des RER ». Cela peut donner l’impression d’une perspective hégémonique, de la volonté de faire l’unité des classes populaires par-delà leur clivage. Mais si on va au-delà de la rhétorique, il est clair que son message s’adresse surtout à la France des bourgs et à la France des TER, sachant que l’autre France serait plutôt la cible privilégiée de Mélenchon et de la direction de LFI. Dans le cas de Ruffin, on ne peut donc pas véritablement parler de politique hégémonique notamment parce qu’il secondarise la question du racisme systémique, et que cela l’amène à défendre une politique au fond économiciste et corporatiste dans le sens gramscien. Dans le cas de la direction de LFI, c’est plus compliqué encore parce que son programme est très développé et propose d’aller vers une société plus inclusive, où les aspirations fondamentales de différents groupes sociaux pourraient être satisfaites, notamment grâce à la reconstruction des services publics, une lutte explicite contre le racisme et l’islamophobie, la planification écologique, etc. On peut certes penser que tout ça ne va pas assez loin vers le dépassement du capitalisme, ou encore qu’il serait difficile de mettre en œuvre ce programme simplement grâce à une victoire électorale, qui de toutes façons n’est pas acquise… Mais le programme ouvre tout de même une perspective hégémonique qui articule différents types de revendications, en cherchant leur unité et en proposant un modèle de société où tout cela serait satisfait, etc. En revanche, même si l’on s’en tient au programme et si l’on se place dans la logique institutionnelle qui reste celle de la FI, elle ne propose sans doute pas assez de transformations en profondeur de la structure économique (ne serait-ce qu’avec une grande vague de nationalisations et socialisations), lesquelles seraient pourtant nécessaire pour avoir en main les leviers permettant de réaliser les différentes mesures annoncées.
Marina Garrisi : Ce que je veux dire c’est que dans sa façon de secondariser la classe ouvrière, on peut considérer que LFI reste dominée par une conception postmarxiste ou populiste, en fait, comme Mélenchon le revendiquait lui-même il y a quelques années…
Yohann Douet : Oui, il y a une époque où Mélenchon et LFI se revendiquaient explicitement du populisme de gauche – avec l’idée qu’il fallait cliver en se mettant du côté du peuple contre les élites, contre l’oligarchie et les dirigeants politiques en place, ne plus se situer dans les coordonnées du clivage droite-gauche, etc. Aujourd’hui, il s’agit toujours pour eux de se mettre du côté du peuple contre Macron, et avec lui c’est d’une certaine façon encore plus simple. Mais ça ne dérange plus Mélenchon de dire qu’il appartient à la gauche, ou encore d’utiliser des références et symboles du mouvement ouvrier. Donc le populisme de gauche proprement dit, à la Mouffe, a été un peu secondarisé dans la rhétorique insoumise. Tout cela étant dit, j’ai l’impression qu’il y a, dans la stratégie électorale actuelle de la FI, un certain corporatisme, en quelque sorte symétrique de celui de Ruffin. On le constate avec l’idée que les classes populaires rurales, votant en grande partie pour l’extrême droite, etc., ne peuvent pas être gagnées, du moins avant l’arrivée au pouvoir, et qu’il faut par conséquent s’adresser aux secteurs sociaux déjà acquis, c’est-à-dire les classes moyennes progressistes et les quartiers populaires avec une forte proportion de personnes racisées. Donc, même si le programme est plus ambitieux que ça et qu’il va plus loin dans une perspective hégémonique, il y a aussi un retour d’une forme de corporatisme dans le sens où l’on cible l’activité politique sur des groupes sociaux particuliers. Gramsci, à l’inverse, cherchait à construire l’hégémonie des classes subalternes les plus progressistes, le prolétariat du Nord, sur les autres classes et en premier lieu sur les paysans du Sud. La lutte hégémonique ne peut pas se permettre de laisser de côté des groupes sociaux subalternes, même s’ils sont actuellement influencés par des forces socio-politiques conservatrices ou réactionnaires. Les contextes historiques sont évidemment profondément différents, mais on peut établir des analogies éclairantes entre sa situation et la nôtre, qui permettent de mieux voir ce que doit être l’activité hégémonique de la gauche radicale et révolutionnaire envers les classes populaires rurales. J’ai essayé de réfléchir à tout cela dans un article publié dans la revue Contretemps. La lutte politique en milieu rural ou dans des zones gagnées actuellement à l’extrême-droite est certes très difficile, mais le problème est que LFI semble parfois y renoncer d’une manière fataliste.
Marina Garrisi : Tu as raison de dire que Mélenchon est revenu en partie de son moment populiste. On pourrait d’ailleurs voir dans Faites mieux ! ou dans sa théorie des réseaux une tentative de donner un « fondement » objectif aux alliances politiques qu’il défend, et donc de s’écarter de l’idée de pure contingence, même si on ne voit pas dans quelle mesure est-ce que ça anime vraiment la pratique de La France insoumise aujourd’hui… En revanche là où ils n’ont pas du tout renié leur penchant populiste, c’est sur la question du parti. LFI accorde un rôle démesuré au chef charismatique comme opérateur de l’hégémonie, alors que, dans la logique gramscienne, ce rôle est dévolu aux organisations collectives, en particulier au parti révolutionnaire.
Yohann Douet : Oui tout à fait, la direction de LFI a une approche très peu gramscienne de la question de l’organisation… Pour Gramsci, l’opérateur hégémonique comme tu le dis, le Prince moderne, ne peut plus être un individu mais doit nécessairement être une organisation collective – un parti à la fois révolutionnaire et de masse, à la fois centralisé et démocratique, à la fois efficace et non sectaire.
Marina Garrisi : Il y a d’autres éléments qui te poussent à plaider, dans le dernier chapitre de ton livre, pour une traduction politique du concept d’hégémonie ouvrière dans le contexte français…
Yohann Douet : La première question à se poser pour utiliser la notion d’hégémonie dans notre situation c’est de se demander quel groupe pourrait entraîner quels autres groupes. Gramsci réfléchit à partir de la situation italienne mais elle reste comparable à la situation russe sur un point important : le prolétariat est minoritaire dans une société majoritairement paysanne. Partant de là, la question est : comment faire pour que cette minorité politiquement et idéologiquement plus avancée parvienne à avoir l’hégémonie, la direction, sur les masses paysannes ainsi que sur la petite bourgeoisie intellectuelle. Aujourd’hui, on ne voit pas forcément quel groupe devrait entraînerait les autres, ni si la classe ouvrière est la mieux en mesure de le faire. Si on la définit au sens de l’Insee, il y a moins de 20% d’ouvriers en France, moins que de cadres…
Marina Garrisi : Mais pourquoi opter pour cette définition-là ?
Yohann Douet : C’est en quelque sorte la classe ouvrière au sens historique, les salariés d’exécution de l’industrie principalement, sachant que les salariés d’exécution travaillant dans des bureaux ou dans les services sont plutôt classés comme employés.
Marina Garrisi : Oui, toujours selon l’Insee… Ne pourrait-on pas plutôt adopter une définition « conceptuelle » ou « marxiste » de la classe ouvrière, plus inclusive, et considérer comme appartenant la classe ouvrière toutes celles et ceux qui sont soumis à l’exploitation c’est-à-dire qui sont contraints de travailler pour survivre, dont on tire une plus-value et qui ne prennent pas part aux chaînes de commandement du capital ? Donc considérer que le marxisme offre davantage une définition « stratégique » de la classe ouvrière qu’une définition « sociologique » ?
Yohann Douet : Oui effectivement, on peut partir de cette autre définition là, et dans ce cas ça ferait une nette majorité. Mais le problème c’est que dans ce cas on ne voit pas sur qui ce groupe, ce gros groupe, aurait l’hégémonie. La question de l’hégémonie, du coup, se pose plutôt à l’intérieur de ce gros groupe, parce qu’il y a des secteurs plus avancés que d’autres, plus organisés aussi, qui auraient la capacité de diriger les autres, de les entraîner dans une lutte émancipatrice. C’est la raison pour laquelle je préfère parler de « pôles » hégémoniques et considérer qu’il pourrait exister plusieurs pôles au sein des salariés exploités et qu’il s’agirait d’identifier lesquels sont stratégiquement les plus avancés et peuvent contribuer à reconstruire une unité des groupes subalternes. Ce n’est pas nécessairement le cas partout mais, en France, les mouvements sociaux les plus gros, les plus organisés, et aussi les plus fréquents, restent ceux liés au mouvement ouvrier. C’est frappant si on regarde la situation depuis 2016 : on a assisté à une multiplication des luttes sur la question du travail, des retraites, etc. Cela étant, dans le même temps il y a eu des conflits sur les questions antiracistes, des luttes contre les violences policières (sous la forme d’émeutes ou sous une forme plus organisée), des mouvements en soutien à la Palestine, mais également les manifs climats, et il y a eu, bien sûr, les Gilets jaunes. Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’articulation organique, dirait Gramsci, entre tous ces secteurs. Aucun d’entre eux n’a postulé d’une manière conséquente à devenir un pôle hégémonique à partir duquel construire une unité véritable des subalternes en lutte. Je pense que celui qui pourrait le faire, parce qu’il est plus organisé, qu’il repose sur une plus longue tradition, mais aussi parce qu’il est plus massif que les autres, c’est le mouvement ouvrier, et le mouvement syndical en premier lieu.
Marina Garrisi : Le problème c’est qu’on ne peut pas attendre des directions du mouvement ouvrier qu’elles mènent ce type de politique alors qu’elles n’ont cessé, ces dernières années encore, de faire la démonstration du contraire…
Yohann Douet : Effectivement. Les directions syndicales ont dans l’ensemble une attitude trop corporatiste et trop peu hégémonique envers les autres luttes. À la CGT par exemple, il y a certes une ouverture sur les questions féministes et même écologique, mais sur d’autres fronts importants – les révoltes dans les quartiers populaires par exemple –, il y a eu au mieux une incompréhension. Même chose dans le cas des Gilets jaunes, envers lesquels il y a également eu incompréhension, mépris voire condamnation, de la part des directions, pas des militants bien sûr. Il y avait toutes les raisons de soutenir ce mouvement se mobilisant pour des revendications économiques légitimes et contre la verticalité du pouvoir de Macron, mais les directions syndicales, dans leur majorité du moins, ne l’ont pas fait. Elles ont mené dans ce cas l’inverse d’une politique hégémonique. La conclusion que j’en tire c’est que le mouvement ouvrier traditionnel pourrait devenir, ou redevenir, un pôle hégémonique, mais que cela nécessiterait des déplacements importants. J’en vois notamment trois. D’abord, une manière plus radicale et combative de mener les mouvements proprement syndicaux ; par exemple les réactions syndicales contre les réformes touchant les fonctionnaires et la SNCF et contre les vagues de licenciements massifs ont été à la fois particulièrement timides et complètement désorganisées. Le deuxième déplacement requis, on l’a déjà évoqué : une attitude plus hégémonique vis-à-vis des autres types de mouvements. Enfin, le troisième déplacement ce serait un travail difficile, certes déjà partiellement mené mais sans doute à accentuer, d’implantation ou de réimplantation dans des secteurs où les syndicats sont faibles (les toutes petites entreprises, la ruralité, etc.). À ces conditions, donc, le mouvement syndical et plus généralement le mouvement ouvrier pourrait (re)devenir un pôle hégémonique central pour construire l’unité organique et autonome des subalternes, sans que cela soit exclusif d’autres pôles hégémoniques. C’est d’abord en sens qu’on pourrait parler d’hégémonie ouvrière aujourd’hui.
Marina Garrisi : Les pages que tu consacres à ces discussions dans ton livre me semblent vraiment utiles. Elles résonnent par ailleurs avec des préoccupations politiques qu’on a, chez Révolution Permanente, et qui animent notre pratique syndicale et politique. Le cas de la grève de Grandpuits, par exemple, est un exemple de politique hégémonique depuis des positions syndicales. Mais tu parles d’hégémonie ouvrière encore en un autre sens…
Yohann Douet : Oui, on peut en parler en un sens plus abstrait. Pour que se réalise une transformation radicale de la société dans son ensemble, un rôle central revient aux groupes sociaux qui remplissent des fonctions économiques essentielles et qui ont un intérêt à une telle transformation, à la fois pour pouvoir l’emporter contre les dominants (en utilisant l’arme de la grève notamment) et pour pouvoir révolutionner la structure économique en un sens communiste et démocratique. On peut alors parler d’hégémonie du prolétariat (compris , comme on l’a dit, d’une manière large comme l’ensemble des salariés exploités) dans la mesure où son unification autonome et son activité de transformation révolutionnaire de la structure économique sont la condition première pour conditions fondamentales de l’établissement d’une société qui ne serait plus structurée par la domination de classe.
Guerre de position et guerre de mouvement
Marina Garrisi : Je propose qu’on en vienne à la question de la prise du pouvoir et à la façon dont Gramsci participe à enrichir la réflexion stratégique en Occident. On retient souvent de lui l’idée qu’il ne suffirait pas de répéter à l’identique le « modèle d’Octobre » et sa distinction guerre de mouvement et guerre de position. Ce n’est pourtant pas le premier à envisager que la prise du pouvoir en Europe occidentale prendra une forme différente... Il y a déjà eu des débats entre Kautsky et Luxemburg, dans le SPD au tournant des années 1910, puis plus tard les discours de Lénine ou de Trotsky à l’Internationale communiste… Qu’est-ce que Gramsci apporte à ces débats ?
Yohann Douet : L’idée de base, chez Gramsci, c’est que la guerre de position est la stratégie qui s’impose à son époque en « Occident », c’est-à-dire dans les pays où le capitalisme est plus développé, comme en Europe occidentale, par opposition à l’« Orient », soit les pays comme la Russie tsariste, où la révolution bolchevique a pris la forme d’une guerre de mouvement.
La distinction entre Orient et Occident, tu l’as dit, ce n’est pas Gramsci qui l’invente, elle existe déjà chez les bolcheviks et dans l’Internationale communiste. Après le succès de la révolution en Russie, les dirigeants de l’IC se rendent compte que les choses seront plus compliquées en Europe occidentale, en Allemagne en particulier, notamment parce qu’il existe des partis réformistes forts et en concurrence avec les révolutionnaires. C’est à ce moment-là, aux IIIe et surtout IVe Congrès de l’IC, que naît l’idée de front unique comme une tactique pour unifier et gagner la classe ouvrière à la révolution, en luttant aux côtés des réformistes mais toujours concurrence avec eux. L’idée est donc qu’en Europe occidentale la prise du pouvoir sera plus compliquée, plus détournée, parce que l’État et le pouvoir des classes dominante sont plus solides et qu’il y a des forces qui font tampons, comme les réformistes, les syndicats bureaucratisés, etc.
En février 1924, quand Gramsci écrit à d’autres dirigeants du PCd’I (dont Togliatti) pour les convaincre de se rallier à lui et à la politique de front unique contre Bordiga. Il écrit que contrairement à la Russie où « la motivation était directe et lançait les masses dans les rues pour livrer l’assaut révolutionnaire », « en Europe centrale et occidentale » il y a un capitalisme plus développé, une aristocratie ouvrière, de grands partis réformistes et de fortes bureaucraties syndicales, etc., donc il faut une « tactique bien plus complexes et de plus longue haleine que celles qui furent nécessaires aux bolcheviks entre mars en novembre 1917 ». Lorsque Gramsci écrit ses Cahiers de prison, la politique de l’IC, dorénavant soumise aux changements de ligne brutaux de Staline, est devenue très sectaire, après 1928 et notamment le VIe congrès : c’est l’époque de la ligne « classe contre classe » où l’IC se détourne du front unique et qualifie les social-démocrates de social-fascistes. Gramsci, lui, reste fidèle à ce qu’il défendait avant son emprisonnement et avant le tournant de l’IC, avec laquelle il est donc maintenant en profond désaccord. Il poursuit ses réflexions là-dessus et son travail autour de la question de l’hégémonie le conduit à insister sur la capacité des classes dominantes à susciter et à organiser le consentement des classes subalternes, notamment par le biais de ce qu’il nomme « société civile », « l’ensemble des organismes dits vulgairement “privés” » dit-il, qui ne relèvent ni directement du monde économique lui-même, ni de l’État à proprement parler. Concrètement, cela renvoie aux associations, aux églises, aux écoles et universités, aux médias, à l’édition, mais aussi par exemple aux syndicats. Gramsci distingue l’État au sens strict, ou société politique, où, même s’il existe certaines marges de manœuvre pour les classes subalternes, se cristallise la domination des classes dominantes, et la société civile, lieu où se cristallise son hégémonie. Bien sûr, Gramsci n’ignore pas que, dans les démocraties représentatives, certaines institutions de la société politique jouent elles aussi un rôle hégémonique : les institutions parlementaires et les élections, par exemple, permettent de s’assurer, en temps normal, le consentement d’une partie importante de la population au système social établi. Donc l’État au sens strict peut aussi contribuer aux effets d’hégémonie, mais pour Gramsci, c’est quand même principalement sur le terrain de la société civile que s’organise le consentement et l’hégémonie de la classe dominante. Autrement dit, cet ensemble complexe « d’organismes » qui constituent la société civile a, dans les périodes historiques normales, pour effet de consolider le pouvoir des classes dominantes. Il emploie différentes métaphores (« forteresses », « tranchées », « casemates », etc.) mais toutes expriment la même idée : la société civile protège l’État et rend impossible de s’en emparer directement. Car en Occident, la société civile est très développée, alors qu’en Orient elle ne l’était pas du tout – Gramsci parlant dans ce cas de société civile « gélatineuse ».
Si les organisations de la société civile ont globalement et en règle générale pour effet de consolider le pouvoir de classe des dominants, il est évident, si on pense par exemple aux syndicats ou à certains journaux ou médias de classe ou indépendants, qu’il existe dans la société civile une série de bastions occupés par les classes subalternes et qu’ils peuvent jouer un rôle dans la lutte hégémonique contre les classes dominantes. La lutte des classes subalternes pour conquérir ou construire des positions dans la société civile, ainsi que pour les défendre et les développer, ce qui signifie aussi et indissociablement diffuser leurs idées, leurs perspectives politiques, leurs conceptions du monde : c’est tout cela que désigne fondamentalement l’idée de guerre de position.
Marina Garrisi : Si la guerre de position consiste à lutter pour conquérir et développer des positions et des bastions dans la société civile, est-ce suffisant pour renverser le pouvoir de la classe dominante ? Suffit-il, dans la perspective gramscienne, d’étendre ce réseau organisationnel pour prendre le pouvoir ?
Yohann Douet : Non, pas du tout ! Gramsci rejette toute perspective gradualiste parce qu’il sait qu’au bout d’un moment, forcément, il y aura une réaction de la classe dominante. Ça ne veut pas dire qu’il faut voir la classe dominante comme un sujet doué d’une parfaite conscience et qui, à un moment donné, déciderait que les classes subalternes s’organisent trop et qu’elles doivent être punies pour ça. Il peut certes y avoir des groupes de dominants qui pensent et agissent ainsi, consciemment et délibérément, mais ce n’est pas indispensable. En fait, le développement organisationnel des subalternes, l’accroissement de leur puissance acquise dans le rapport de forces, produit de lui-même, à un moment donné, une crise d’hégémonie des classes dominantes. Car un tel développement signifie une forte contestation sociale, des luttes sur le terrain économique ou politique, etc. C’est ce qui s’est passé en Italie après la Première Guerre mondiale, pendant le biennio rosso dont on a parlé, et ça a entraîné une réaction des clases dominantes pour reconstruire et réorganiser leur domination et leur hégémonie. C’est en réponse à ce problème que le fascisme, qui est à la fois un symptôme et une cause de la crise hégémonique, va se développer. Il constitue une réponse répressive et violente puisqu’il détruit le mouvement ouvrier par la force dès avant l’arrivée au pouvoir et dans les premières années après. Par ailleurs, il se réapproprie tout en les détournant de leur sens progressiste des éléments idéologiques, des idées et des discours, liés au mouvement ouvrier : il propose une certaine réorganisation étatique de l’économie, il cherche à enrôler à sa manière la classe ouvrière avec le corporatisme, il embrigade plus généralement la population dans des organisations de masse, etc. Il répond à la crise d’hégémonie non seulement par la répression mais aussi en cooptant des éléments politico-idéologiques, et même des individus, issus initialement des luttes subalternes. C’est donc un phénomène très complexe, mais il s’agit bien, fondamentalement, d’une réaction du système de pouvoir des classes dominantes à l’organisation des classes subalternes sur le terrain de la société civile, car ce mouvement d’organisation était allé à la fois trop loin (il remettait en cause la stabilité de la domination et de l’hégémonie bourgeoises) et pas assez (il n’avait pas réussi à prendre le pouvoir). C’est ce qu’évoque la fameuse citation de Gramsci qui définit la crise par le fait que l’ancien meurt mais le nouveau ne peut pas naître : l’ancien était entré en crise mais le nouveau n’avait pas réussi à l’emporter après le biennio rosso, et la classe dominante a été poussée à réagir pour que l’ancien trouve un moyen de perdurer, sous une forme renouvelée : le fascisme. Cette solution du fascisme, c’est l’une des réactions possibles mais il y en a eu bien d’autres. Certaines sont frontales : le coup d’État militaire de Pinochet au Chili en 1973, par exemple. D’autres plus insidieuses : le néolibéralisme, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, puis à l’échelle mondiale, ne reposent pas sur l’interdiction générale des syndicats ou la remise en cause des droits civils et politiques formels, mais passe par des transformations économiques tellement profondes qu’elles sapent la force du mouvement ouvrier et l’affaiblissent radicalement.
S’il est nécessaire pour les subalternes, d’après Gramsci, de s’organiser et de gagner en puissance sur le terrain de la société civile, selon la logique de la guerre de position, il faut qu’à un moment cette lutte transcroisse en guerre de mouvement, dans la mesure où un affrontement avec ce qui fait le cœur répressif et coercitif du pouvoir des classes dominantes est inéluctable. Autrement dit, l’organisation autonome des masses et la guerre de position sur le terrain de la société civile doivent toujours être menées dans la perspective de renverser le pouvoir de classe existant. La difficulté est de savoir quel est le moment décisif et de quelle manière passer à la guerre de mouvement…
Marina Garrisi : Mais alors, si la guerre de position de remplace pas la guerre de mouvement mais s’y articule, et si prendre le pouvoir en Occident exige de ne pas abandonner l’objectif du renversement de l’État bourgeois, en quoi le schéma de Gramsci diffère-t-il du schéma révolutionnaire plus classique ? Ne peut-on pas considérer qu’en Russie, déjà, c’est-à-dire en « Orient », la révolution d’Octobre n’a pas été une simple guerre de mouvement mais que des éléments de guerre de position ont été déterminants pour assurer la victoire des bolcheviks – par exemple la lutte à la Douma après 1905, la bataille pour gagner la paysannerie pauvre au programme du Parti bolchevique, la lutte politique et idéologique menée par la presse révolutionnaire, la construction de fraction révolutionnaire dans l’armée, etc. ?
Yohann Douet : Oui je suis d’accord, le processus révolutionnaire russe est lui aussi très complexe, mais il y a sans doute quand même une proportion différente par rapport à l’Ouest entre la guerre de mouvement et la guerre de position, étant donné les faibles marges de manœuvre du mouvement ouvrier sur le terrain de la société civile dans la Russie tsariste. Toujours est-il que Gramsci pense une articulation dialectique entre guerre de mouvement et guerre de position, mais son idée c’est que c’est la seconde qui prédomine stratégiquement en Occident. Certes, le pouvoir des classes dominantes se cristallise dans le cœur de l’État, dans ses appareils répressifs, et il faudra que le rapport de forces entre les classes s’inverse aussi à ce niveau-là, au niveau « militaire » dit-il. Mais cela n’a pas de sens de viser cela sans une guerre de position qui affaiblisse l’adversaire et accroisse la puissance des subalternes, les constitue en forces collectives. On peut dire que pour lui la guerre de mouvement doit s’intégrer dans un cadre général de guerre de position comme un moment particulier (même s’il peut être décisif), ou encore comme la tactique dans la stratégie. Ce que vise Gramsci, lorsqu’il critique ceux qui en seraient resté à la seule guerre de mouvement, c’est la stratégie de l’offensive permanente. Il l’associe d’ailleurs à Luxemburg ou à Trotsky, ce qui n’est pas très juste, surtout pour le second. En ce qui concerne la forme que prendrait le moment de guerre de mouvement en Occident, le renversement du rapport de forces militaire, Gramsci ne dit pas grand-chose. Probablement a-t-il envisagé plusieurs scénarios possibles. Il n’est pas évident que dans son esprit cet affrontement aurait pris la forme d’une guerre civile ou d’une insurrection violente. Peut-être imaginait-il – mais cela reste hypothétique – quelque chose de plus proche de ce qu’il a connu localement à Turin en 1920, à savoir des grèves de masse, avec occupation des usines, relance de la production, autodéfense armée, etc. À l’époque, ces formes de lutte radicales étaient restées cantonnées à quelques usines donc ça n’était pas allé très loin. Une telle grève de masse radicale, à l’échelle nationale, serait une manière d’inverser le rapport de force militaire qui n’impliquerait pas nécessairement d’énormes affrontements militaires. Mais bien sûr ça ne s’improvise pas.
Question électorale et dualité de pouvoir en Occident
Marina Garrisi : Tout cela nous mène à la question électorale. Si je te comprends bien, la guerre de position telle que définie par Gramsci n’est pas une invitation à investir en priorité le terrain des institutions étatiques ni celui de la bataille électorale comme on l’a souvent dit, dans les années 1970, ou comme on le présente encore parfois grossièrement. Mais alors, comment Gramsci intègre-t-il la question électorale au travail de stratégie en Occident ?
Yohann Douet : La première chose à dire, c’est que Gramsci parle peu des élections, donc on est réduit à avancer des hypothèses interprétatives sur ce sujet aussi. Dans son parcours politique, lui-même a été élu député en 1924. C’est son immunité parlementaire qui lui permet de retourner en Italie depuis Vienne, où il a séjourné six mois après être resté un an et demi en Russie. Bien avant d’être député, il était déjà favorable à la participation des révolutionnaires aux élections, alors que Bordiga par exemple, après la Première Guerre mondiale, était abstentionniste. Donc Gramsci ne néglige pas l’importance que peut avoir le terrain électoral. Mais il juge cette importance circonscrite. Je dirais qu’on trouve chez Gramsci quatre raisons ou intérêts à la lutte électorale. D’abord, les élections et les élus permettent au parti de diffuser ses perspectives politiques, ses conceptions du monde, ça joue un rôle dans la lutte idéologique – c’est l’idée que les élections servir de tribune. Ensuite, les votes, au Parlement ou à d’autres niveaux, peuvent permettre d’étendre certaines libertés, d’obtenir certains droits ou certains financements, donc de jouer un rôle important dans la construction d’un rapport de forces. Les élections sont en ce sens partie prenante de la guerre de position, et servent bien aussi de terrain à la guerre de position, sachant que les sociétés parlementaires et libérales sont celles où les mouvements de masse des subalternes peuvent s’organiser le plus librement. Le troisième intérêt, c’est que les positions élues, notamment au Parlement, peuvent permettre de défendre la démocratie bourgeoise contre certaines tendances plus autoritaires de la bourgeoisie, par exemple contre le fascisme. D’ailleurs Gramsci, en 1930, en contradiction avec la ligne sectaire de l’Internationale, a propose à ses camarades d’adopter le mot d’ordre démocratique « d’Assemblée constituante » pour mobiliser largement contre le fascisme, et envisage qu’après la chute de ce dernier se mette en place une démocratie représentative avancée marquée notamment par une telle assemblée. Il ne s’agit cependant pas pour lui de la forme institutionnelle dans laquelle réaliser le passage au socialisme, mais plutôt d’un terrain où les forces subalternes pourraient s’organiser plus librement et accroître leur puissance, et où les communistes pourraient gagner le prolétariat et les masses en général afin de les mener à la révolution proprement dite (socialiste). Cela nous amène au quatrième point : Gramsci considère que la présence de révolutionnaires... Quatrièmement, Gramsci considère que la présence de révolutionnaires dans les institutions de la démocratie représentative peut, dans certaines circonstances, contribuer à faire entrer le pouvoir de classe bourgeois en crise ou le paralyser. Les conceptions de Gramsci laissent à mon avis une place à un tel rôle de la présence des révolutionnaires aux élections et dans les institutions étatiques : faire entrer en crise le pouvoir de classe bourgeois et utiliser les positions élues conquises pour favoriser une dynamique de rupture révolutionnaire.
Marina Garrisi : Ce dernier point me fait repenser à l’échange que nous avons eu avec le philosophe marxiste Stathis Kouvélakis, dans une émission consacrée au théoricien marxiste de l’État, Nicos Poulantzas. Est-ce qu’on trouve chez Gramsci cette même conviction que chez Poulantzas que, dans les pays occidentaux, la prise du pouvoir doit passer par une victoire électorale ? Le schéma de Gramsci est-il cohérent avec l’idée qu’il faut avoir préalablement gagné la majorité au Parlement et attendre que les anciennes classes tentent un coup d’État pour à ce moment-là lancer la réaction armée d’autodéfense populaire ?
Yohann Douet : Je pense que Gramsci se différencie des eurocommunistes, même de gauche comme Poulantzas, ainsi que de Kautsky, parce qu’il accorde aux élections et à l’action au sein des institutions de la démocratie représentative bourgeoise un rôle moins stratégique que tactique. Il ne fait pas du parlement le terrain central où la lutte décisive se tranchera, même en s’accompagnant d’une autodéfense populaire comme chez Kautsky. Et Gramsci ne défend jamais l’idée qu’un gouvernement progressiste arrivé au pouvoir par la voie électorale pourrait mettre en œuvre la transition au socialisme, même en s’articulant à des luttes et initiatives par en bas (comme Poulantzas le théorise). On peut parler de rapport créatif mais fidèle au léninisme sur cette question des élections aussi.
En fait, le quatrième rôle des élections et de la présence institutionnelle est assez proche de la tactique des gouvernements ouvriers envisagée l’Internationale communiste dans des circonstances particulières. En 1923 en Allemagne, dans une situation de lutte de classes très intense, l’IC avait soutenu la participation des révolutionnaires à des « gouvernements ouvriers » locaux (en Saxe et Thuringe) aux côtés de social-démocrates de gauche, mais non pas pour réaliser la transition au socialisme, mais plutôt pour intensifier la lutte de classes en utilisant une position favorable (et en décidant l’armement des ouvriers par exemple). La différence est subtile mais décisive : il s’agit d’utiliser les positions étatiques moins pour transformer directement la société par en haut que comme un élément du rapport de force pour accélérer la prise du pouvoir par les masses mobilisées. Pour le dire un peu schématiquement, le processus révolutionnaire n’a pas son centre de gravité dans l’État même s’il peut passer, et de différentes manières, par l’État.
Marina Garrisi : C’est le moment de revenir à ce qui est peut-être la thèse la plus forte de ton livre, que tu as rappelée rapidement en début d’entretien : Gramsci comme continuateur de la stratégie léniniste de double pouvoir en Occident. Cette thèse elle m’intéresse particulièrement parce qu’elle permet de déjouer une accusation qui revient sans cesse dans les discussions stratégiques contemporaines et qui consiste à présenter les partisans d’une ligne de double de pouvoir comme des léninistes mal dégrossis qui ne pourraient envisager la prise du pouvoir que sur le mode de la répétition à l’identique de l’Octobre 1917, c’est-à-dire dans un scénario où l’État bourgeois entre en crise et s’effondre. Or, ce que tu nous dis, toi, c’est que Gramsci permet de penser le double pouvoir dans les coordonnées spécifiques de l’Occident, donc de la guerre de position. Tu parles de « double pouvoir de longue durée » par exemple…
Yohann Douet : C’est une expression que je reprends à Christine Buci-Glucksmann, à la fois l’une des meilleures spécialistes de Gramsci en France et une théoricienne et militante eurocommunistes de gauche importante et proche de Poulantzas. Indépendamment des différences entre la stratégie gramscienne et la stratégie eurocommuniste dont on vient de parler, cette expression me semble particulièrement pertinente. Si on schématise la vision léniniste de la révolution russe de 1917, on a les étapes suivantes : 1) effondrement de l’autocratie tsariste sous l’influence de la Première Guerre mondiale ; 2) de cette crise naissent deux pouvoirs différents : un Gouvernement provisoire, qui incarne la réorganisation du pouvoir des classes dominantes, et, face à lui, les soviets, un pouvoir lié au prolétariat et aux soldats, donc aux paysans ; 3) cette situation de double pouvoir, avec deux formes politiques correspondant à des classes différentes, est contradictoire, et ne saurait se stabiliser ; 4) elle finit par être tranchée en faveur des soviets grâce à l’action des bolcheviks notamment avec la prise du Palais d’Hiver.
Chez Gramsci, on ne retrouve certes pas ce schéma tel quel, mais on a l’idée qu’il faut organiser, faire croître et renforcer un pouvoir des classes subalternes ayant des formes organisationnelles spécifiques. C’est sur le terrain de la société civile qu’il peut d’abord se développer, face au pouvoir des classes dominantes qui est en premier lieu concentré dans l’appareil d’État, même si ce dernier est également prédominant, en règle générale et en temps normal, dans la société civile. C’est précisément l’organisation des classes subalternes sur le terrain de la société civile, et la guerre de position, qui peuvent faire entrer en crise l’hégémonie des classes dominantes et ouvrir la voie à une guerre de mouvement renversant leur pouvoir. Après la Première Guerre mondiale, en Italie notamment, Gramsci estime qu’il y a eu une déstabilisation de l’« appareil hégémonique » des classes dominantes. Ce n’est pas un effondrement comme dans le schéma léniniste de 1917, mais une « fissuration », et moins de l’appareil d’État au sens strict que de l’« appareil hégémonique ». Le développement de ce deuxième pouvoir en face du pouvoir des classes dominantes est un travail qui se mène sur la longue durée – la guerre de position, la construction organisationnelle, la diffusion idéologique, ça se mène sur la longue durée. Mais on l’a dit : lorsque le second pouvoir se développe face au premier, ça provoque une crise, ça fait entrer en crise l’hégémonie des classes dominantes. Donc même si le schéma n’est plus celui de l’effondrement, il s’agit bien de deux pouvoirs en tension inconciliable, contradictoires, et entre lesquelles, comme dans la dualité de pouvoir des bolcheviks, il faudra en définitive trancher.
Marina Garrisi : Pourquoi cette dernière précision est importante ?
Yohann Douet : Parce qu’il pourrait y avoir une façon erronée de comprendre l’idée de « double pouvoir de longue durée » : croire qu’il s’agit seulement de construire un contre-pouvoir pour faire face au pouvoir des classes dominantes, ce contre-pouvoir dans la société civile pouvant en quelque sorte contrebalancer le pouvoir des classes dominantes. Ce que pense Gramsci ce n’est pas une contre-hégémonie en face de l’hégémonie des classes dominantes, coexistant plus ou moins pacifiquement avec elle, c’est la lutte pour le renversement et le remplacement de l’hégémonie actuelle. Car il ne peut y avoir qu’une seule hégémonie véritable dans une société, de même qu’il ne peut y avoir qu’un seul pouvoir de classe stable. Comme dans le scénario russe, le double pouvoir de longue durée, lorsqu’il se développe, provoque la crise, il a quelque chose d’explosif. Mais la temporalité est plus distendue, et la crise dont on parle, ce n’est pas une crise révolutionnaire ponctuelle, c’est davantage une crise de longue durée, une crise hégémonique ou organique dit Gramsci.
L’État après la révolution
Marina Garrisi : En te lisant, j’ai eu le sentiment de trouver des éléments intéressants pour reposer la question du dépérissement de l’État. Contre ceux qui envisagent la question de l’État bourgeois sur le mode de sa transformation, tu expliques qu’il y aura beaucoup plus de continuité entre la société civile bourgeoise et la société civile post-révolutionnaire qu’entre la société politique bourgeoise (l’État au sens strict) et la société politique post-révolutionnaire qui, lui, sera détruit. Est-ce qu’il n’y a pas matière à réconcilier les marxistes révolutionnaires avec Frédéric Lordon sur la question du dépérissement de l’État en assumant que le ce dépérissement n’induit pas la disparition des institutions dans la société communiste ?
Yohann Douet : Gramsci a une formule qui me semble intéressante. Il dit que dans la société qui suivra la révolution et au cours de la transition au communisme achevé on assistera à la « réabsorption » de la société politique, c’est-à-dire de l’État au sens strict, dans la société civile. C’est la manière dont il reformule l’idée marxienne de dépérissement de l’État. S’il y a dépérissement ou « réabsorption » de la « société politique » c’est parce que celle-ci se définit d’abord par ses fonctions répressives, or, comme il n’y aura plus de domination de classe, on ne trouvera plus de répression systématique, donc plus d’État au sens strict. Gramsci suit ici le raisonnement marxiste classique remontant à Marx et Engels. Mais, comme la société civile, on l’a dit, est un ensemble « d’organismes » – églises, écoles, médias, associations, syndicats, etc. –, on voit bien qu’il y aura encore d’innombrables organisations et institutions dans une société communiste bien que certaines soient vouées à disparaître ou à perdre en importance (l’Eglise catholique par exemple) et d’autres à apparaître ou à se développer (les conseils d’usine, de village, de quartier, etc.). Ces organisations et institutions seront autant d’espaces publics au sein desquels la population pourra décider collectivement de sa vie sociale. On peut par ailleurs imaginer une sorte de fusion de la structure économique et de la société civile, puisque l’économie sera dirigée socialement, planifiée démocratiquement, et non plus soumise aux règles du marché et de l’accumulation capitaliste. Donc là aussi, on peut parier sur une prolifération d’organisations et d’institutions, mais qui joueront un rôle à la fois économique, social et politique. En ce sens, il n’y aura plus de séparation entre les diverses sphères de l’activité humaine, sans que cela signifie pour autant qu’il y ait une harmonie immédiate et spontanée.
Et aujourd’hui ?
Marina Garrisi : Pour terminer l’entretien, je te propose de revenir sur deux des hypothèses que tu formules dans ton livre sur la situation contemporaine. D’une part, tu écris qu’on assiste à un retour des « éléments d’Orient » dans les sociétés occidentales. À Révolution Permanente, c’est aussi une définition sur laquelle on insiste depuis la crise des Gilets jaunes, et qu’a notamment formulée Juan Chingo dans ses livres Gilets jaunes, le soulèvement (2019) et La victoire était possible (2023). De l’autre, tu conclus en disant que, même si les eurocommunistes de gauche ont fait une lecture erronée de Gramsci sur certains points, tu envisages leur perspective stratégique comme plus adéquate à la situation contemporaine, notamment du fait d’une démocratisation de l’Etat depuis la mort de Gramsci. Ces deux hypothèses ne sont-elles pas contradictoires ? Peut-on vraiment parler d’une démocratisation de l’État quand on regarde la crise actuelle et la tendance plus générale à l’autoritarisme dans la plupart des pays occidentaux ? En somme, la perspective de double pouvoir telle que tu l’as décrite et telle que complexifiée par Gramsci te semble-t-elle une perspective stratégique actuelle dans les coordonnées qui sont les nôtres ? Vaste question…
Yohann Douet : Concernant le deuxième point, d’abord, c’est que la démocratie représentative est plus solide et plus étendue (en termes de droits civils, politiques et sociaux) à notre époque qu’à celle de Gramsci, non seulement dans l’Italie fasciste où elle n’existait tout simplement plus, mais dans la plupart des autres pays d’Europe. La France pourrait éventuellement faire figure d’exception, mais les événements de février 1934 montrent quand même la grande fragilité de la démocratie représentative. En ce qui concerne notre propose situation, depuis près de quatre décennies l’autoritarisme ne cesse de progresser, en tant que corrélat du néolibéralisme, et cela est encore accéléré par la menace de l’extrême-droite. Malgré tout, je pense que les institutions démocratiques formelles restent plus solides que du temps de l’entre-deux guerres, sont l’objet d’un large consentement (au sens où malgré la forte abstention les formes de la démocratie représentative restent largement acceptées), et jouent toujours un rôle plus important dans la consolidation du pouvoir des classes dominantes, en dépit des tensions entre différentes fractions et projets auxquels on assiste. Par ailleurs, l’État contemporain s’est extrêmement complexifié et a connu un très net élargissement par rapport à l’entre-deux guerres en raison des multiples fonctions qu’il a endossées et qu’il continue en partie de remplir malgré les privatisations ou l’austérité néolibérale : interventions et contrôles économiques, services publics, sécurité sociale, etc. L’État contemporain est en cela plus perméable et donne des ouvertures à la présence et à l’action de forces subalternes et de projets progressistes, même s’il ne faut certes pas confondre le corps et le personnel de l’apapreil d’État (les fonctionnaires) et ses sommets. Enfin, on peut ajouter à tout cela la beaucoup plus grande efficacité répressive de l’État contemporain, et l’inexistence d’auto-organisation de masse des subalternes dans le domaine que Gramsci applerait « militaire » (alors qu’à son époque les divers mouvements d’extrême droite, mais aussi les social-démocrates et les communsites avaient organisé dans un grand nombre de pays européens de puissants groupes paramilitaires). Cela rend un renversement par un affrontement direct difficilement envisageable, sauf éventuellement à paralyser dans une large mesure les forces de répression (grâce à des grèves massives par exemple, mais sans doute aussi par des décisions prises depuis des positions de gouvernement). Bref, tous les éléments que je viens d’évoquer me semblent aller dans le sens poulantzassien d’une plus grande importance de l’État et en particulier des institutions électives comme terrain de lutte pour le renversement du rapport de forces. Mais cela ne remet pas pour autant en cause la nécessité soulignée par Lénine et Gramsci d’une centralisation sur le terrain de la société civile des organisations autonomes et cadres d’action des subalternes, qui aboutirait à l’instauration d’un double pouvoir. Martin Mosquera, à l’occasion d’une analyse critique de la stratégie de Poulantzas, propose d’une manière convaincante de tenir ensemble ces deux aspects : d’une part, nécessité pour la lutte des classes subalternes de passer aujourd’hui par la compétition électorale et même par l’accession au pouvoir dans le cadre des institutions de la démocratie représentative ; d’autre part, nécessité que cela s’accompagne non seulement de mouvements de masse puissants et radicaux (ce que disait déjà Poulantzas) mais aussi d’un pouvoir populaire centralisé instaurant une situation de double pouvoir (ce qui s’oppose à ce que dit Poulantzas et nous rapproche de Lénine). On pourrait compléter en disant que ce double pouvoir doit lui-même être pensé selon deux temporalités articulées : un double pouvoir proprement dit, léniniste, répondant à une éventuelle crise intense ; et un double pouvoir de longue durée, apport spécifique de Gramsci, répondant à la crise organique déjà en cours. Mais ce n’est certainement pas le dernier mot et il faudrait prolonger la discussion et la réflexion là dessus.
Je reviens enfin sur le premier point que tu soulignais. Avec le néolibéralisme, en gros, il y a eu un ensemble d’organisations et d’institutions, de la société civile comme de l’État, qui ont été affaiblies : les syndicats et les partis en premier lieu, et plus généralement les « corps intermédiaires », mais aussi tout ce qui relève de la « main gauche » de l’État comme dirait Bourdieu (qui reste donc plus développée que du temps de Gramsci mais moins qu’il y a quelques décennies). Pour toutes ces raisons, les masses populaires sont moins encadrées – que ce soit par des organisations et institutions défendant les intérêts des classes dominantes ou des classes subalternes. Pour le dire avec Gramsci, la société civile redevient un peu plus « gélatineuse » (comme les pans les plus « sociaux » de l’État). Et je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles certains mouvements sociaux prennent des formes éruptives, et présentent en ce sens des traits partiels de guerre de mouvement : c’est le cas des Gilets jaunes ou des émeutes dans les quartiers populaires en 2023. Ces mouvements spontanés sont radicaux et peuvent être particulièrement créateurs et novateurs dans leurs formes d’action (dans le cas des Gilets jaunes c’est évident), mais les revendications et objectifs visés ne sont pas nécessairement clairs et bien déterminés. On peut donc craindre que de telles luttes intenses mais ponctuelles soient sans lendemain et s’avèrent finalement vaines si elles ne s’inscrivent pas dans un cadre stratégique de lutte d’une temporalité plus longue, dans une guerre de position donc, où les parties organisées des classes subalternes (dans des syndicats, partis ou associations) joueraient le rôle de pôle hégémonique, ce dont on a parlé tout à l’heure.
Pour revenir à ta question je ne pense pas que les deux points que tu relevais soient contradictoires. D’ailleurs, si on les utilise bien, les élections elles-mêmes peuvent être des moments utiles pour traduire dans les espaces politiques traditionnels des revendications exprimées lors de mouvements sociaux spontanés, et peuvent en ce sens être utiles pour inscrire les moments de guerre de mouvement dans une guerre de position plus générale. Dans tous les cas, pour Gramsci comme pour nous, et même si la situation a changé sur bien des plans, l’enjeu est toujours d’établir une dialectique entre guerre de mouvement et guerre de position.
Marina Garrisi : Discussions à poursuivre, donc !
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Pour aller plus loin
Yohann Douet, « Une nouvelle conception du monde. Gramsci et le marxisme, Paris, Les éditions sociales, 2021.
Yohann Douet, L’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci, Paris, Classiques Garnier, 2022.
(podcast) Yohann Douet et Marina Garrisi, « Gramsci, penseur marxiste de l’hégémonie », Les émissions sociales, Spectre, 2021, à écouter ici.