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Hongrie: émergence d’une nouvelle gauche anticapitaliste
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Entretien avec Annajuli Rosenfeld, Péter Somogyi, Zoltán Sidó et Ágnes Gagyi*
Décembre 2018, manifestation contre le “loi d’esclavage”, loi sur la fléxibilité du temps de travail qui permet aux employeurs de demander énormément d’heures supplémentaires (400 heures par an) tout en payant ces heures trois ans plus tard.
Chronologie récente Hongrie (Inprecor)
Inprecor : Alors que le Premier ministre hongrois, Victor Orban, et son parti, le Fidesz (1), régnaient sans partage depuis 2010, ils ont perdu la capitale, Budapest, cinq préfectures de région (Pécs, Miskolc, Eger, Tatabánya, Szombathely) et deux villes de droit comital (2) – Érd, Dunaújváros – aux dernières élections municipales. Et les sondages les montrent perdants aux prochaines élections législatives, qui auront lieu en avril 2022. Comment expliquez-vous ce revirement de situation? Quelle est la stratégie de l’opposition?
Péter Somogyi : Le Fidesz a remporté la majorité constitutionnelle en 2010 au milieu de la crise financière de 2008, en pleine aggravation, qui a provoqué la chute du gouvernement socialiste et libéral alors en place et avec lui l’effondrement de la structure bipartisane de la vie politique hongroise, mettant ainsi fin au paradigme libéral caractéristique de la période qui a suivi le changement de régime en 1989. Si la gauche a perdu sa crédibilité et sa cohérence en raison des politiques néolibérales auxquelles elle s’est associée, le Fidesz n’a pas augmenté sa base sociale de manière significative. Le champ de l’opposition est devenu fragmenté et contesté. Le nouveau gouvernement a restructuré le système électoral de manière à favoriser le vainqueur au moyen du système électoral « compensatoire » (3) et a donc maintenu le système généralement dualiste en Hongrie avec la différence que le spectre « de gauche » était composé non pas d’un grand mais de plusieurs petits partis. Ceux-ci sont en quelque sorte obligés d’agir en coopération et de former une liste commune au moyen d’une primaire qui sert à maximiser les chances des candidats de l’« opposition ». Cette méthode a été testée pour la première fois lors des élections municipales de 2019 avec un succès considérable. Pourtant, elle a besoin d’une capacité de mobilisation substantielle de la part des partis d’opposition, présents principalement dans les zones métropolitaines. Les zones rurales sont plus facilement contrôlées par le gouvernement grâce à la subordination directe des subventions et des programmes de travail.
Ágnes Gagyi : Les succès de l’opposition aux élections locales de 2019 étaient principalement dus à une stratégie d’alliance interpartis comprenant l’ensemble de l’opposition (le Fidesz n’a pas obtenu les deux tiers des suffrages en 2018, mais ses 49 % des voix se sont traduits en super-majorité parlementaire en raison du système électoral). Étant donné que le pouvoir des gouvernements locaux a été extrêmement réduit auparavant (principalement par la nationalisation de la dette des gouvernements locaux, qui s’est ensuite traduite par une dépendance économique vis-à-vis du gouvernement central), la gouvernance locale d’opposition a signifié moins d’espace pour des changements politiques majeurs, mais plutôt une possibilité (cependant étroite) de renforcer la portée politique et l’assise administrative de la campagne électorale de l’opposition en 2022. À l’heure actuelle, les sondages ne signalent aucun avantage déterminant ni pour le Fidesz ni pour l’opposition. Le Fidesz a intensifié les mesures qui sécurisent son influence même en cas de perte de la super-majorité, voire en cas de gouvernement d’opposition. Les principaux problèmes sont liés aux votes à la majorité des deux tiers pour des changements de la Constitution, tandis que les positions capitalistes nationales liées au Fidesz ont été stabilisées dans diverses branches stratégiques, de la banque à l’énergie ou à l’enseignement supérieur (désormais privatisé). La stratégie générale de l’opposition implique une collaboration pour réduire le nombre de sièges du Fidesz, ainsi qu’une forte concurrence entre les partis. Les partis d’opposition sont privés de fonds publics, de rayonnement social et d’alliés capitalistes depuis 2010 ; 2022 représente pour eux une opportunité cruciale de régénération. En général, la politique de l’opposition cible la classe moyenne politiquement éduquée (depuis 2010, seul le Fidesz a systématiquement maintenu une pénétration politique auprès des travailleurs et des pauvres). Jusqu’à présent, la campagne a porté sur une communication en partie collaborative et en partie compétitive vers cette base.
Inprecor : Les six partis d’opposition qui ont formé une coalition électorale – MSZP, Demokratikus Koalíció, LMP, Párbeszéd, Momentum et Jobbik (4) – ont publié un document intitulé « Garanties pour un changement d’ère » qui promet notamment « la rédaction d’une nouvelle Constitution (…) soumise à référendum », le retour « d’un service public audiovisuel équilibré » à la place « de la propagande fausse et haineuse », de « restaurer l’indépendance du pouvoir judiciaire », l’adhésion de la Hongrie au Parquet européen (5), l’instauration d’une loi électorale « fondée sur la proportionnalité » ou l’élection du président au suffrage universel direct. Ils ont promis qu’un programme plus détaillé doit être élaboré dans les prochains mois, mais pour l’instant, il n’y a aucune mesure économique ou sociale dans leur programme, et rien sur l’écologie ou le droit des femmes, des LGBTI et des minorités ethniques, alors même que la Hongrie comprend une importante minorité Rroms. Comment interprétez-vous ce manque ?
Annajuli Rosenfeld Parmi la coalition des partis politiques d’opposition, les partis intéressés à étendre les droits sociaux ou à représenter les minorités ethniques sont en minorité. L’équilibre des pouvoirs entre les partis d’opposition et la nécessité de parvenir à un accord entre eux exclut pour le moment toute question qui pourrait compromettre la coordination entre eux. Du point de vue du Groupe d’action solidaire (SAG), c’est intéressant en ce que l’accès des organisations critiques, qui les soutiennent, aux instruments de la politique institutionnelle n’est pas encore si étendu qu’elles aient un pouvoir de lobbying significatif.
Péter Somogyi : Une mobilisation partiellement réussie de la base lors des seules élections municipales n’a conduit à aucune percée dans ces domaines, car les municipalités dirigées par l’opposition se sont retrouvées dans l’opposition au gouvernement et leur marge de manœuvre est considérablement limitée par leur manque de ressources. Un bon exemple est la crise du logement locatif : alors qu’il y a un manque, les municipalités ne sont souvent pas libres de disposer de leur parc de logements locatifs, elles sont obligées d’en vendre une partie. Les mesures actuelles du gouvernement renforcent une tendance générale à légiférer sur les actifs de l’État entre les mains de partenaires fidèles ou à construire une classe moyenne conservatrice au moyen de la privatisation, de façon à ce que l’influence économique d’Orban et de ses cercles perdure bien au-delà des élections de l’année prochaine. Ce qui rend la situation intéressante, c’est que la coalition d’opposition n’a pas seulement besoin d’une victoire électorale ponctuelle, mais que ses acteurs ont un intérêt commun à réinventer les formes de participation démocratique, de mobilisation générale et donc de contestation des politiques publiques. Bien sûr, actuellement, les positions concernant les politiques sociales sont floues car les partis s’intéressent aux questions métapolitiques du rétablissement des règles constitutionnelles générales, de l’ordre, des libertés, des « freins et contrepoids », etc.
Ágnes Gagyi : Compte tenu des limites constitutionnelles et du pouvoir économique du Fidesz – qui sera maintenu même en cas d’échec électoral – une grande partie de ces promesses serait difficile voire impossible à tenir ; elles doivent plutôt être interprétées comme des déclarations d’intention dans un contexte de campagne. En termes de programmes sociaux, il ne faut pas s’attendre à ce que les partis d’opposition suivent une voie radicale : bien que la pauvreté et les mesures anti-pauvres aient été un sujet de communication oppositionnelle, selon l’idéologie et les groupes cibles électoraux, les partis d’opposition représentent diverses couleurs de la politique d’embourgeoisement qui a dominé la politique hongroise après le changement de régime. Il n’y a pas de parti d’opposition qui représenterait la politique enracinée et influencée par un électorat ouvrier organisé, et qui proposerait une conception plus large de la réorganisation sociale à des fins sociales ou climatiques. La même dynamique a également caractérisé la politique Rroms (également une caractéristique à long terme de la politique post-socialiste). Les messages du candidat indépendant soutenu par Szikra vont à l’encontre de cette tendance générale ; sans une base électorale ou partisane plus large, c’est une étape naissante qui a au moins introduit les questions du travail et de la reproduction sociale dans le vocabulaire de la campagne.
Inprecor : Depuis quasiment son élection en 2010, Victor Orban a tenu un discours anti-Europe, tout en se gardant de sortir de l’Union européenne (UE) et en profitant des fonds européens pour s’enrichir et enrichir le cercle de ses amis proches. Dans le même temps, il a profité d’une indulgence certaine des dirigeants des autres pays de l’UE, en particulier Angela Merkel, et il est de notoriété publique qu’il est très apprécié des patrons de l’industrie automobile allemande. Comment expliquez-vous ce paradoxe apparent ?
Zoltán Sidó : L’objectif principal d’Orban a été d’établir un système politique qui permette l’accumulation de capital à la fois externe et interne. D’une part, dans les industries à forte intensité de capital et orientées vers l’exportation (comme la production manufacturière), cela signifie offrir un environnement économique très rentable aux entreprises multinationales, par exemple en abaissant l’impôt sur les sociétés à 9 % (le plus bas de l’UE), en octroyant de généreux fonds publics aux entreprises en échange de « création d’emplois », en introduisant une législation anti-travail, etc. Ceci explique la position favorable envers Orban des représentants du capital occidental. En revanche, dans les secteurs de l’économie moins capitalistiques et plus axés sur le marché intérieur (à savoir le secteur bancaire, les médias, le tourisme, l’industrie énergétique, l’agriculture, le commerce de détail, etc.), il y a eu une poussée pour construire une classe capitaliste nationale. Cette dernière stratégie nécessite bien sûr un certain niveau d’autonomie par rapport à l’UE – d’où le renforcement des liens économiques avec la Russie et la Chine, couplé à une forte rhétorique anti-UE dans le pays. Cependant, la diversification des importations de capitaux ne signifie pas un relâchement des relations avec les capitaux occidentaux : la Hongrie, en tant que pays semi-périphérique, reste extrêmement dépendante de la technologie et des capitaux occidentaux. La collaboration avec les lobbies capitalistes automobiles allemands a fait partie de cette relation – une histoire que les journalistes d’investigation de Direkt36 (6) ont couverte en détail en 2020.
Inprecor : La Hongrie a connu récemment plusieurs mobilisations sociales, notamment la manifestation contre la « loi d’esclavage » en décembre 2018 et la grève dans l’usine Audi à Györ en janvier 2019. Comment interprétez-vous ce renouveau de mobilisation sociale et comment évolue le paysage syndical dans ce contexte ?
Zoltán Sidó : La volonté de maintenir le niveau d’accumulation du capital après la crise de 2008, et en particulier pour soutenir la gestion de crise par le capital occidental aussi bien que celui des PME locales, a obligé le gouvernement Fidesz à supprimer les droits des travailleurs. Dans ce cadre, le gouvernement a complètement vidé les institutions de dialogue social tripartite, adapté le Code du travail aux besoins des employeurs, restreint le droit de grève, etc. La « loi d’esclavage » faisait partie de cette tendance (notons que dans les médias autrichiens, cette loi était appelée « loi BMW », car selon des sources anonymes le constructeur automobile allemand exigeait ce changement juridique en échange de l’installation d’une usine de construction automobile dans la ville de Debrecen). Les politiques anti-ouvrières qui ont duré une décennie ont suscité du ressentiment parmi les travailleurs et les syndicats : les protestations contre la « loi d’esclavage » et les grèves salariales qui ont éclaté dans diverses entreprises en sont des signes évidents. Cependant, le mouvement syndical hongrois est loin d’être prêt à riposter de manière organisée. Le taux de syndicalisation est faible et diminue au fil des ans. De plus, les syndicats sont principalement présents dans le secteur public et dans les grandes entreprises multinationales, représentant la partie la moins précaire de la classe ouvrière hongroise. Après les manifestations contre la « loi d’esclavage », plusieurs syndicats ont signalé une légère augmentation des effectifs, mais la plupart des personnes qui adhèrent à un syndicat aujourd’hui font face à une réalité austère et décevante : la grande majorité des syndicats hongrois maintiennent encore aujourd’hui la culture syndicale des années d’étatisme dit socialiste : au lieu de l’organisation de base, des réunions de masse et des actions collectives, il y a surtout un lobbying auprès des employeurs et une redistribution partielle des cotisations syndicales sous forme d’actes symboliques de bien-être (cartes-cadeaux pour Noël, etc.). Au cours des deux dernières années, il y a eu des signes d’efforts de syndicalisation plus approfondis dans divers secteurs, mais le mouvement syndical hongrois est encore loin d’être une force politique majeure.
Péter Somogyi : La série de manifestations déclenchées par la « loi d’esclavage » a été une expérience pour de nombreux jeunes militants de gauche. Cela a duré quelques jours, puis les partis d’opposition ont effectué un véritable « détournement » et ont recadré leur agenda autour des questions de liberté de la presse et des libertés civiles. Cela a confirmé le cadre habituel des activistes ultra-gauche qui s’abstiennent généralement de la politique électorale pour travailler sur des « espaces autonomes » et incitent à l’insurrection à venir, mais en même temps a stimulé ceux qui croient – pour employer les termes de Mark Fisher – que « l’accent mis sur l’action directe cache un désespoir quant à la possibilité d’une action indirecte » et donc n’est qu’un effet du réalisme capitaliste. Ces derniers se sont lancés – bien que parfois désespérément – dans la construction d’organisations politiques qui auraient pu nous aider pendant les semaines de manifestations contre la « loi d’esclavage ». La manière dont ces projets établiront des liens avec la classe ouvrière – par l’organisation de base ou la formation d’alliances avec les syndicats – est une question stratégique à laquelle il faudra répondre dans les années à venir.
Inprecor : Depuis deux ans, on constate l’émergence et le développement rapide d’une nouvelle gauche anticapitaliste. Pouvez-vous décrire ce phénomène et nous dire ce que sont et quel rôle jouent vos organisations, le Groupe d’action solidaire (SAG) le Centre d’économie solidaire et Szikra ?
Annajuli Rosenfeld : Comme le soulignent plusieurs sources – par exemple Rebecca Solnit (7) – les situations de crise catalysent l’émergence de groupes d’entraide dans la société. Le SAG, en tant que forum de coordination, a été formé pendant la propagation de la pandémie de Covid-19, dans le but de faciliter la coordination entre les organisations vertes, féministes et de gauche. Dans la première phase, le travail de cadrage de la crise devait être fait et des pistes d’assistance pratique ont été expérimentées. Désormais, une réflexion commune et une institutionnalisation ont commencé parmi les organisations participantes.
Péter Somogyi : Szikra a commencé comme une initiative de base dans le but de mobiliser les jeunes de gauche en utilisant les élections municipales de 2019 comme point d’entrée possible pour nous faire connaître avec un effort relativement limité. En choisissant soigneusement quelques candidats de la coalition d’opposition à soutenir, nous avons commencé à expérimenter la construction d’alliances des mouvements sociaux et des institutions politiques. Tous les candidats pour lesquels nous avons travaillé ont gagné et nous avons utilisé l’expérience et l’élan que nous avons mis en place pour former notre propre organisation dans le but d’avancer un peu dans tous les recoins possibles, de renforcer notre position dans le contexte de la dynamique fragile de l’opposition. Nous avons triplé notre effectif de base au cours de l’année dernière et sommes sur la voie de leur proposer de plus en plus d’activités et de domaines possibles pour s’organiser. Nous diversifions lentement notre travail et prenons soin de garder notre autonomie financière : nous couvrons tous nos frais de fonctionnement sur la base des cotisations. Nous visons donc à élargir notre base, à utiliser nos campagnes – électorales ou centrées sure un thème – pour faciliter notre croissance et non l’inverse.
Ágnes Gagyi : Les trois organisations que nous représentons dans cette discussion ont été fondées ces dernières années ; pourtant, le processus d’apprentissage collectif et d’organisation des expériences dont ces organisations font partie est plus long. Comme ailleurs dans la région, la génération qui a grandi dans les premières décennies après le changement de régime, a produit une nouvelle vague de politiques de gauche dans les années 2010, elle a été obligée de redécouvrir et de recréer une compréhension de gauche de la situation postsocialiste après le silence des voix de gauche dans le processus de transition. Des initiatives similaires, y compris des initiatives pour la politique des partis, ont eu lieu plus tôt en Hongrie, tout comme dans d’autres pays de l’est de l’Europe. Ce qui est probablement nouveau, c’est l’approfondissement et l’élargissement cumulatifs de la capacité conceptuelle et organisatrice de la nouvelle gauche, qui permet d’enraciner des idées politiques plus larges dans des contextes sociaux et politiques locaux. Parmi les organisations présentes (qui sont plus nombreuses que les trois que nous représentons ici), le Centre d’économie solidaire est spécialisé dans l’organisation en profondeur, liant les initiatives d’économie solidaire à l’organisation syndicale de base.
Inprecor : Comptez-vous participer sous une forme ou une autre au processus de choix des candidats de l’opposition et qu’est-ce qui vous distingue des six partis de la coalition ?
Zoltán Sidó et Ágnes Gagyi : Le Centre d’économie solidaire ne participera pas aux prochaines élections. Non pas parce que nous pensons que la politique partisane est inutile en général, mais parce que notre objectif est de construire la structure qui est cruciale pour articuler, vulgariser et exécuter un programme anticapitaliste. Nous voyons le manque de ce type de structure, d’organisation – et la dépendance exclusive aux institutions de la politique bourgeoise en son absence – comme une limitation majeure de la politique de gauche, ce que l’échec du « populisme de gauche » occidental ces dernières années a également mis en évidence. Nous collaborons avec des projets politiques et des gouvernements locaux, mais notre principal objectif organisationnel est d’améliorer le type d’organisation sociale de base et de base matérielle qui pourraient servir de levier pour la politique des partis anticapitalistes à l’avenir.
Péter Somogyi : Szikra présente un candidat à la primaire pour un poste de député l’année prochaine. De cette manière, nous pouvons concentrer nos efforts sur une seule circonscription tout en exerçant des pressions. Nous ne nous faisons pas d’illusions sur les effets que nous pouvons créer sans une base électorale et une infrastructure importantes, mais nous avons quelques arguments pour essayer. Premièrement, nous ne pensons pas qu’une force organisée, pour la politique de gauche, puisse exister sans que la politique de gauche réelle ne soit représentée : l’organisation peut perdre son sens de la pertinence si elle n’a aucun lien avec les institutions superstructurales, les questions et les appareils d’idéologie et de législation. Deuxièmement, il y a des gens que nous ne pouvons atteindre qu’en utilisant les plateformes nationales de politique parlementaire. Sans construire un mouvement large et autonome, nous ne pouvons expérimenter que des formes économiques alternatives et une organisation de base à une échelle limitée. Ces expériences de laboratoire peuvent produire du savoir-faire mais présentent de sérieuses limitations en raison de leur petite échelle. Troisièmement, s’abstenir de participer à des luttes électorales dans une situation où un nouvel ordre constitutionnel peut être fondé peut entraîner une marginalisation encore plus grande des organisations et partis anticapitalistes. Soutenir des candidats sans disposer d’un parti de masse peut être qualifié de stratégie « réformiste », mais ce serait passer à côté d’un point fondamental : en Hongrie aujourd’hui, il n’y a pas de place pour des réformes, nous sommes au bord d’une révolution constitutionnelle ou d’une crise sociale.
Inprecor : Parmi les 29 organisations qui forment le Groupe d’action solidaire (SAG), Szikra est la plus importante numériquement parlant. Se considère-t-elle comme le noyau d’un futur parti politique ? Quels sont ses principaux éléments programmatiques et quelle est sa stratégie ? Pense-t-elle qu’une victoire de la coalition aux prochaines élections législatives ouvrirait une nouvelle période politique, et si oui, quelle sera sa stratégie dans cette nouvelle période ?
Péter Somogyi : Parler du noyau d’un parti politique peut être trompeur. Nous sommes à un stade précoce du développement organisationnel où nos décisions sont prises pour permettre le progrès à la fois intellectuellement et en termes de ressources. Szikra est plus facilement comprise comme un effet des contradictions actuelles de la scène anticapitaliste hongroise. De longues années de marginalisation et de collaboration avec l’establishment libéral, avec l’accueil inégal des expériences des mouvements altermondialistes, et la répression du Fidesz ont laissé la « nouvelle » gauche dans des territoires sous-culturels segmentés. Les financer sans s’engager dans des luttes politiques oppose les acteurs les uns aux autres, les maintenant dépendants des fonds internationaux, des consommateurs de marché de niche, des subventions universitaires et renforce les hiérarchies informelles, consolidant les relations de classe préexistantes entre les membres de ces organisations. Ceux qui ont grandi au cours des dix dernières années de gouvernements autoritaires de droite doivent trouver leur foyer politique hors de portée de ces relations, sans être intégrés dans les vestiges du statu quo ante. Notre programme, en fait, est d’acquérir l’espace tactique pour manœuvrer suffisamment pour former un programme. Les différences sectaires qui découlent de la passivité politique, et en même temps la perpétuent, sont surmontées par une action structurée pour des objectifs atteignables (nous appelons cela « un tournant politique réaliste ») et la culture politique de la discipline formelle du parti. En même temps, nous payons le prix nécessaire de la capacité d’opération tactique en termes de myopie stratégique et d’incohérence théorique. Celles-ci sont typiques des jeunes organisations politiques et sont gérées par des mécanismes internes de retour d’information et de coopération constante avec d’autres organisations.
À long terme, nous voyons la structure bipartisane actuelle incapable de répondre efficacement aux préoccupations écologiques, anticapitalistes et féministes – les obligeant même à sortir du champ de vision politique. Deux réponses se présentent à ce dilemme : soit construire en dehors de ce double terrain de jeu (ce qui ne peut fonctionner que si l’on se prépare à un effondrement politique), soit utiliser sa dynamique pour le surmonter. La pression structurelle qui contraint les partis d’opposition à une même coalition favorise les positions « tierces » : les libéraux et les conservateurs doivent les accepter, car personne ne peut représenter l’opposition dans son ensemble. Ce que représentera la coalition d’opposition ne peut être qu’une vision politique n’appartenant à aucun parti en particulier. Tant que nous avons le pouvoir d’utiliser cette plateforme pour soulever les problèmes que nous jugeons d’importance stratégique, nous gagnons. Le résultat des élections de l’année prochaine ne peut être prévu à l’avance et le pays s’attend de toute façon à un long processus de mobilisation dans les deux sens. Notre trajectoire générale de construction du mouvement ne sera pas modifiée en raison de la composition du parlement, le succès électoral ne compte qu’en termes de couverture et de ressources que nous pouvons utiliser pour élargir notre horizon et notre base organisationnelle. Les futurs partis politiques sont trop loin pour être considérés en termes concrets, nous considérons plutôt notre travail comme un exercice de formation nécessaire pour ceux qui doivent être préparés lorsque de futures forces anticapitalistes devront être construites. En construisant une communauté autour d’un véritable travail politique significatif, nous acquérons une expérience autrement inaccessible. Pour citer Trotsky, nous ne pouvons apprendre à monter à cheval qu’en montant à cheval.
Inprecor : Une autre organisation importante dans le Groupe d’action solidaire est le Centre d’économie solidaire. Quel est le rôle de ce Centre et quel est l’état de ses réflexions ?
Zoltán Sidó : En bref, l’objectif du Centre d’économie solidaire est de susciter et de renforcer des initiatives qui tentent de réorganiser les domaines les plus importants de la reproduction sociale (comme le travail, le logement, la santé, la production alimentaire et énergétique, etc.) de manière démocratique et durable, se détourner de l’exploitation des ressources humaines et naturelles et développer un cycle économique qui nourrit les systèmes sociaux et écologiques. Notre stratégie consiste en deux grands ensembles d’activités. Premièrement, nous renforçons les capacités pour établir diverses formes d’autonomie économique : coopératives d’habitation, coopératives énergétiques et alimentaires, etc., et les modèles institutionnels plus larges qui permettent la mise à l’échelle de ces circuits. Deuxièmement, nous organisons des syndicats – actuellement dans les secteurs de la santé et de l’éducation. Notre objectif est de relier ces deux axes stratégiques : à savoir, aider les syndicats avec lesquels nous travaillons à aller au-delà des luttes salariales pour revendiquer l’autonomie sur la reproduction sociale. Nous croyons fermement que ce type d’autonomie reproductive par rapport au marché est absolument nécessaire pour permettre un agenda anticapitaliste.
INPRECOR : On a le sentiment qu’un point commun des 29 organisations du Groupe d’action solidaire (SAG) serait de se dire anticapitaliste. Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte particulier de la Hongrie, petit pays de 10 millions d’habitants au sein de l’Europe, où 80 % de l’économie est contrôlée par des multinationales, notamment par l’industrie automobile allemande ? Quelles sont les principales mesures anticapitalistes que vous préconisez ?
Annajuli Rosenfeld : Toutes les organisations du SAG ne se définiraient pas explicitement comme anticapitalistes ; pour certaines, par exemple les défenseurs de l’environnement ou les organisations de souveraineté alimentaire au sein du mouvement n’ont pas un tel profil politique direct, tandis que d’autres sont explicitement engagés dans la recherche scientifique. Le but du SAG est que les organisations participantes identifient un terrain d’entente dans leurs luttes et celles des autres et de travailler ensemble pour développer un agenda politique commun.
Ágnes Gagyi : L’anticapitalisme en tant que vaste programme implique la transformation radicale d’un système mondial, qui englobe actuellement tous les aspects de notre survie quotidienne. Au Centre d’économie solidaire, nous ne considérons pas la Hongrie comme une exception par rapport aux vastes relations de crise et de transformation capitalistes qui lient nos vies à celles de tous les autres dans le monde. Nous considérons l’État comme un important catalyseur institutionnel et un champ de lutte, mais nous ne pensons pas que l’enracinement profond de la reproduction sociale en Hongrie dans les flux capitalistes mondiaux puisse être radicalement modifié par les seules politiques de l’État local. Dans ce contexte, nous pensons que notre travail couvre un aspect spécifique (celui de l’organisation profonde et de la modélisation institutionnelle de l’autonomie reproductive) dans le cadre d’une collaboration plus large avec des initiatives qui couvrent d’autres aspects d’une lutte commune, tant au niveau local qu’international. Dans ce cadre, les outils de niveau intermédiaire sur lesquels nous travaillons impliquent principalement des outils d’organisation et de politique qui permettent d’élargir le pouvoir de reproduction organisé. Nous considérons cette capacité comme une condition pour pouvoir appliquer les mesures anticapitalistes de l’État ; pourtant, au lieu de distinguer et d’énumérer les politiques une par une – par exemple, mettre l’idée de renforcer le Forint (8) à côté d’une politique qui renforce les droits des travailleurs – notre travail se concentre sur les interrelations réelles entre les processus visés par ces politiques – par exemple, comment un Forint bon marché est conditionné par la dépendance de la Hongrie vis-à-vis des investissements étrangers directs (IDE) à forte intensité de main-d’œuvre – et de découvrir comment le renforcement des capacités anticapitalistes peut être réalisé dans le cadre de ces processus.
Péter Somogyi : Au sein de Szikra, nous ne sommes pas en mesure de recommander des mesures anticapitalistes en dehors du cadre général de soutien à l’appropriation et à la gestion par les travailleurs, au renforcement des droits des travailleurs et à la restructuration du financement public selon les principes de l’économie participative et de la solidarité. Ce sur quoi nous travaillons, c’est plutôt la construction d’une communauté et l’établissement de canaux par lesquels nous pouvons améliorer l’utilisation des ressources du mouvement. N’étant pas un think tank, nous serions dans une situation impossible et totalement inutiles pour élaborer des politiques spécifiques sur chaque problème possible – nous considérerions même cela comme malhonnête et antidémocratique. Nous préférons la participation réelle lorsqu’il s’agit de l’élaboration des politiques et élaborons des politiques sur des questions où nous pouvons garantir la participation de ceux qu’elles concernent. La manière dont nous envisageons la structure de financement des médias est typique de notre vision politique, en plaçant les décisions sur le financement des médias entre les mains de ceux qui les lisent, proposant ainsi un contrôle démocratique direct sur l’information publique. Nous ne pensons pas en termes de représentation de programmes lors de compétitions entre factions d’élite : pour nous, la stratégie électorale ne vise pas le pouvoir institutionnel en soi mais sert de prétexte pour rediriger les énergies de la scène anticapitaliste afin qu’elle forme sa propre structure organisationnelle.
Inprecor : Un sujet de campagne permanent de Victor Orban et de son parti est la lutte contre les migrants (ce qui est par ailleurs largement fantasmatique, car les migrants n’ont aucune envie de venir en Hongrie mais recherchent des pays où ils pourront trouver du travail mieux payé !). Et comme ce sujet semble s’essouffler, ils s’en sont pris en février 2020 à la communauté des Rroms, qui représente 8 % de la population hongroise, en contestant un arrêté de la Cour suprême qui accordait des indemnités à soixante jeunes Rroms victimes de discrimination scolaire. Comment réagissez-vous face à cette politique raciste ?
Ágnes Gagyi : La politique du Fidesz en ce qui concerne les Rroms est multiforme : alors que les sentiments anti-Rroms sont utilisés comme un outil électoral potentiel, le soutien des Rroms au Fidesz est relativement élevé, en raison du système de travail public qui a lié les allocations de chômage au pouvoir discrétionnaire des gouvernements locaux, et donc créé une dépendance politique directe. Dans ses efforts actuels pour assurer son influence en cas de perte électorale, le Fidesz a intensifié l’externalisation de la politique sociale aux églises et aux associations caritatives liées à l’église : cela peut être considéré comme un autre moyen par lequel ils pénètrent et contrôlent les pauvres, y compris les Rroms pauvres. Notre position sur cette question se concentre sur les niveaux de dépendance sociale qui propulsent l’utilisation de la question rrom comme une carte politique supplémentaire dans la manche de tout parti à tous les niveaux depuis 1989.
Inprecor : Victor Orban et le Fidesz ont une autre obsession : renvoyer les femmes hongroises au foyer pour qu’elles procréent et reconstituent des familles bien chrétiennes. Ils n’ont pas (encore) osé attaquer légalement le droit à l’avortement, mais soutiennent des organisations anti-avortement et n’ont pas hésité à détourner des fonds européens pour financer une campagne d’affichage contre l’avortement. Par ailleurs, ils attaquent frontalement les droits des LGBTI, interdisant de facto l’adoption aux couples de même sexe et allant jusqu’à inscrire la notion de « genre » dans la Constitution (9). Y-a-t-il un mouvement féministe et un mouvement LGBTI en Hongrie et comment se mobilisent-ils contre ces attaques ?
Annajuli Rosenfeld : L’organisation féministe radicale du SAG, Nők Egymásért Mozgalom (Mouvement des femmes les unes pour les autres), était active contre les manifestations anti-avortement, mais en raison de la pandémie nous avons principalement exprimé notre solidarité ou notre désapprobation via les plateformes en ligne et les médias sociaux. Nous avons également rejoint l’EAST – Essential Autonomous Struggles, une organisation internationale qui travaille sur les droits essentiels du travail et des femmes en matière de reproduction au niveau transnational, et a organisé des événements d’échange de connaissances tels que des tables rondes dans le cadre de leurs campagnes.
Péter Somogyi : Quant aux mouvements LGBT, ils ont culminé à l’époque socialiste-libérale puisque le gouvernement pouvait les utiliser comme caractéristiques de son image culturellement progressiste. Des efforts ont été faits pour les radicaliser sans aucun résultat positif possible. Les luttes LGBT se sont associées à cette stratégie, ce qui a amené le mouvement à définir son programme exclusivement en termes de droits civils et d’accès au mariage et à la vie de la classe moyenne en général. (C’est aussi une copie quelque peu mal conçue des mouvements LGBT occidentaux, qui a été cooptée par les stratégies de relations publiques des multinationales.) Dans la rhétorique, le gouvernement monopolise les valeurs de la classe moyenne et utilise les personnes LGBT comme des punching-balls chaque fois qu’une opposition libérale doit être provoquée. ou la cohésion de la base électorale de droite renforcée. Ils sont piégés dans cette dynamique de parti et ne peuvent à court terme être intégrés dans aucune forme d’agenda politique anticapitaliste.
Ágnes Gagyi : La campagne anti-genre et la campagne contre les droits des femmes font partie d’un programme international conservateur qui utilise ces questions pour créer un écran symbolique avec lequel les gens « normaux » peuvent être représentés comme des bénéficiaires de la politique conservatrice. En Hongrie, cette tactique ressemble beaucoup à la politique anti-migrants et anti-sans-abri du gouvernement. Au-delà d’une tactique de politique symbolique, les deux campagnes ont causé des dommages pratiques aux gens, notamment l’interdiction aux couples homosexuels d’adopter des enfants, et la réticence du gouvernement à reconnaître et à s’attaquer au problème de la violence domestique, qui est devenue endémique pendant les confinements. La position du gouvernement sur le travail des femmes est clairement exprimée dans des déclarations telles que la reconnaissance par Viktor Orban du travail acharné des femmes pour prendre soin de leurs maris à leur retour du travail. Également membre de l’EAST, le Centre d’économie solidaire travaille sur les problèmes des femmes du point de vue du travail de soins, en se concentrant sur les travailleurs sociaux qui ont fait face aux défis de la pandémie au travail et à la maison.
Inprecor : Avez-vous des contacts avec la gauche anticapitaliste dans le reste du monde et qu’attendez-vous de ces contacts ?
Annajuli Rosenfeld : Dans le contexte de l’UE, la position périphérique de la Hongrie par rapport aux pays clés, en particulier l’Allemagne, se reflète dans la position stratégique des organisations anticapitalistes hongroises. Les partis de gauche européens s’intéressent au développement des pays périphériques pour autant qu’ils voient leurs partis de gauche comme des partenaires potentiels. Ils peuvent servir ces objectifs stratégiques en échangeant des connaissances et en allouant des ressources financières.
Péter Somogyi : En tant que Szikra, nous avons des liens avec des projets municipaux européens (par exemple Barcelona en Comú, Preston model, Ne davimo Beograd), des partis de gauche (par exemple Možemo !, Razem, Levica Slovenija, Syriza) et des mouvements (par exemple DIEM25) de la région, que nous visons à cultiver, principalement dans l’espoir d’échanger des idées et des expériences qui peuvent être pertinentes pour nous. C’est un processus d’apprentissage. Nous avons une participation diverse avec des liens avec d’autres mouvements et projets, des contacts avec des réseaux anarchistes ou des internationales trotskistes, ou même des expériences avec la campagne de Bernie Sanders. Nous avons examiné les initiatives européennes de base pour trouver notre inspiration initiale et façonné notre vision organisationnelle après des mouvements multi-tendances comme DSA. Táncsics - Parti de gauche radicale, une organisation membre du SAG avait pour objectif de tisser des liens avec la famille des partis de gauche européens. Nous attendons des progrès politiques dans la manière de construire des coalitions entre des mouvements travaillant dans différents domaines qui ont une importance stratégique pour la lutte anticapitaliste (par exemple, le logement, les droits reproductifs, l’écologie, l’éducation, les réseaux de solidarité et les syndicats). Pour cela, nous avons besoin d’institutions pour faciliter les efforts coordonnés et la réflexion stratégique commune.
Ágnes Gagyi : Dans le cadre de notre travail au Centre d’économie solidaire, nous nous sommes appuyés sur un processus plus long de communication des nouvelles initiatives de gauche à travers la région, ainsi que sur des contacts internationaux spécifiques et des exemples pertinents pour notre type d’organisation. Un type de ces contacts comprend des collaborations régulières sur des projets concrets, comme avec le réseau de coopératives d’habitation d’Europe de l’Est MOBA, ou des consultations stratégiques, comme par exemple avec des initiatives européennes qui travaillent également à relier l’énergie communautaire au financement communautaire, ou avec des projets unitaires d’organisations de base d’Europe de l’Est. Un autre type de contacts consiste à suivre et à apprendre des exemples des autres, comme dans le cas du grand réseau coopératif du Kerala et des collaborations entre syndicats et coopératives, le réseau coopératif croate ZEF, ou le modèle Preston et les plans politiques connexes pour la mise à l’échelle institutionnelle du programme de Corbyn. Nous sommes membres de réseaux internationaux, mais n’avons pas encore participé à des campagnes au niveau international car notre travail s’est jusqu’à présent concentré sur l’enracinement des idées d’économie solidaire dans la capacité d’organisation locale.
Inprecor : Orban promeut un projet de construction d’une immense université chinoise au sud de Budapest, et certains pensent plus généralement que la Hongrie va devenir l’entrée en Europe de la nouvelle route de la soie, l’énorme ambition du parti soi-disant communiste chinois. Quelle est votre position à ce sujet ?
Ágnes Gagyi : Le plan du campus de Budapest Fudan, et l’accord de prêt associé, ont été utilisés par les opposants à Orban, occidentaux et locaux, comme un exemple parfait du récit du « recul démocratique », qui voit la Hongrie comme (re)tournant au despotisme oriental après son projet postsocialiste de démocratie occidentale. Il s’agit d’un traitement idéologique qui ignore une analyse structurelle à la fois de la transition post-socialiste (qui n’était rien d’autre qu’un processus de démocratisation au sens social du terme) et de la transformation mondiale actuelle dans laquelle les élites capitalistes hongroises évoluent bien sûr selon leurs propres intérêts. Sur ce dernier point, il est important de se rappeler que la Hongrie ne sera pas nécessairement « l’entrée en Europe » de la nouvelle route de la soie. Le projet ferroviaire Budapest-Belgrade est l’un des premiers projets d’infrastructure financés par la Chine dans le cadre de la nouvelle route de la soie à s’inscrire au sein de l’UE. Il fait partie de l’infrastructure qui est prévue pour relier le port du Pirée (dans lequel une entreprise chinoise a acquis une participation majoritaire après la crise grecque et son traitement par la Troïka qui a étouffé l’économie grecque) aux riches marchés européens. La promesse de ces marchés a été récemment renforcée par l’accord global d’investissement UE-Chine, dont les principaux initiateurs (et bénéficiaires) européens sont des multinationales françaises et allemandes qui cherchent à pénétrer les marchés chinois. La plupart des interactions économiques de la Hongrie avec la Chine se produisent dans les chaînes de valeur de l’industrie automobile allemande. Le Fidesz s’est efforcé d’utiliser les investissements chinois comme moyen de différencier les financements extérieurs des prêts européens et du FMI, afin de conserver une marge de manœuvre pour la politique économique intérieure. Mais ce qui s’est passé jusqu’à présent reste en deçà des niveaux de dépendance à la fois du financement de l’UE et des IDE occidentaux. La campagne d’opposition a jusqu’à présent été heureuse de profiter de l’opportunité de l’investissement de Fudan pour amplifier sa propre voix en rejoignant les nouveaux récits occidentaux de la guerre froide. De notre point de vue, ces tactiques immédiates se résument à aider à une tendance meurtrière de conflit militaire au milieu d’une crise hégémonique mondiale. L’alternative aux prêts chinois (non transparents) n’est pas une heureuse subordination à la Troïka ou au FMI, mais une solidarité internationale qui s’oppose aux aspects orientaux comme occidentaux de l’exploitation capitaliste.
Péter Somogyi : C’est devenu l’un des sujets les plus controversés récemment, car il a permis à la coalition d’opposition de jouer sa carte de guerre culturelle et d’en faire une question de choix entre les valeurs de l’Est ou de l’Ouest. De leur point de vue, c’est trop beau pour le rater. La façon dont nous voyons la chose à Szikra est plus une question de souveraineté nationale et de transparence concernant la sécurité de l’État – également un symbole de la crise du logement en cours, puisque l’Université est censée être construite à la place d’un logement étudiant accessible. Nous ne sommes pas contre l’université de Fudan en soi. C’est un exemple typique de la façon dont nous pouvons essayer de provoquer des clivages dans le champ existant de la politique oppositionnelle. Le Fidesz prétend être « anticommuniste » et allié avec la Chine, affirmant que la Chine n’est pas communiste malgré ce que le gouvernement chinois pense de lui-même. L’opposition prétend être anticommuniste, soutient que la Chine et le Fidesz sont communistes. Nous approuvons le communisme en lui-même tout en critiquant la Chine, le Fidesz et l’opposition – personne ne pouvait le comprendre sur la base du discours du gouvernement ou de l’opposition alors que le public est encore obligé de lui donner un sens. Ce qui nous manque, c’est la transparence en ce qui concerne les affaires étatiques. C’est manifestement d’intérêt public, bien qu’encore impossible. La stratégie révolutionnaire en général est exactement la suivante : exiger des mesures impossibles mais néanmoins nécessaires. Nous ne pensons pas que le capitalisme puisse être « réformé » – c’est exactement pour cette raison que nous devons exiger des réformes.
* Annajuli Rosenfeld est l’une des coordinatrices du Groupe d’action solidaire (SAG), également membre du Centre d’économie solidaire et du mouvement Women for each other.
Péter Somogyi est l’un des coordinateurs du Groupe d’action solidaire (SAG), également membre fondateur et l’un des dirigeants du mouvement Szikra (« Étincelle »).
Ágnes Gagyi et Zoltán Sidó sont membres du Centre d’économie solidaire (SEC).
Ces propos ont été recueillis par János, militant de la IVe Internationale et correspondant d’Inprecorf2 en Hongrie.
Notes
Chronologie récente de la Hongrie (Inprecor)
2018
Troisième mandat d'affilée de Viktor Orban.
En décembre, manifestation contre le “loi d’esclavage”, loi sur la fléxibilité du temps de travail qui permet aux employeurs de demander énormément d’heures supplémentaires (400 heures par an) tout en payant ces heures trois ans plus tard.
2019
10 millions d’habitants, près d’un cinquième vit à Budapest. Depuis les années 2010, les Hongrois émigrent vers l’Europe de l’ouest (Angleterre, Allemagne, Autriche). Les salaires hongrois sont 30 % inférieurs aux salaires de l’Europe de l’ouest.
Près d’un tiers des exportations sont destinées à l’Allemagne, le plus important partenaire commercial du pays.
Les oligarques proches du pouvoir tiennent les grands secteurs de l’économie.
Une loi encadre strictement le droit de manifester. Les médias sont quasiment tous dans l'orbite du pouvoir.
Le Jobbik, parti ultra-conservateur, est le premier parti d’opposition s’est un pey recentré. Le rôle du parti d’extrême droite est tenu par le Fidesz. Le MSP (parti socialiste hongrois) est le deuxième parti d’opposition. La Coalition démocratique est un petit parti de gauche, c’est le parti de l’ancien premier ministre. Momentum est un parti de jeunes très pro-européens.
En janvier, grève dans l’usine Audi de Györ.
Mi-février, des affiches du gouvernement disposées partout dénoncent Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne comme celui qui fait venir des migrants en Europe. C’est le lancement de la campagne pour les élections européennes
A l’automne, lors des élections municipales, le Fidesz organise des fraudes dans 16 communes de villages en inscrivant de faux habitants dont il achète les voix.
Les adversaires d’Orban remportent une dizaine de grandes villes dont Budapest. Un succès inédit qui ne s’est pas vu depuis l’arrivée au pouvoir de Viktor Orban, dix ans plus tôt. Le nouveau maire de Budapest est Gergely Karacsony (centre gauche écologiste).
En décembre, les maires de Varsovie, Budapest, Prague et Bratislava signe un “pacte des villes libres”. Ils demandent à ce qu’une partie des fonds européens leur soit directement alloués et qu’ils ne passent plus par les gouvernements nationaux.
2020
En mars, le Parlement attribue les pleins pouvoirs au premier ministre Viktor Orban. Première dictature de l'Union européenne.
Les partis d’opposition font front commun très large (Jobbik compris) contre Viktor Orban.
Le bureau du président du parlement passe une commande pour près de 850.000 euros de tapis de luxe, une somme exorbitante au moment où les hôpitaux font face à l’épidémie de la COVID.
Le 20 août, inauguration du monument commémorant l’accord de Trianon.
2021
Pratique du push-back systématique et assumée contre les demandeurs d'asile arrivent à la frontière, avec la participation de Fontex. 50.000 refoulements depuis 2016.
Des sanctions financières toujours plus lourdes sont infligées aux partis d’opposition.
En avril, Péter Jabak, président du Jobbik (ultra-conservateur, une des principales forces d’opposition), est condamné à une amende de près de 30.000 euros pour avoir accusé le président du Parlement de se comporter comme un aristocrate en pleine crise.
2022
En avril, élections législatives.
1. Fidesz était l’acronyme de l’ancienne Alliance des jeunes démocrates (Flatal Demokraták Szövetsége), un mouvement de jeunesse de centre-gauche créé en 1988, sous le régime de la République populaire de Hongrie, se déclarant favorable à l’économie de marché, à la propriété privée, au muiltipartisme et à la démocratie, rassemblant des jeunes de 14 à 35 ans à l’exclusion des membres des Jeunesses communistes. Lors des premières élections libres en 1990, le Fidesz a obtenu 5,44 % des suffrages et 21 députés, dont Victor Orban de la « tendance nationale-libérale ». Sous influence de Victor Orban – qui a été à la tête d’un gouvernement d’alliance de droite extrême de 1998 à 2002, puis de gouvernements de Fidesz depuis 2010 – ce parti est devenu de plus en plus droitier conservateur.
2. Ville de droit comital (en hongrois : megyei jogú város) désigne les localités hongroises remplissant la fonction de siège de comitat (département) ou ayant une population supérieure à 50 000 habitants.
3. Les élections législatives au Parlement monocaméral hongrois combinent un système uninominal à un tour dans 106 circonscriptions électorales avec un système proportionnel plurinominal de liste destiné à pourvoir, dans une circonscription nationale unique, les 93 sièges supplémentaires.
4. MSZP – Parti socialiste hongrois – a été fondé en 1989 par les membres de l’ancien parti unique. Il a animé des gouvernements sociaux-libéraux en 1994-1998 et de 2002 à 2010 et fait partie de l’Internationale socialiste. Demokratikus Koalíció (Coalition démocratique, DK) est une scission du MSZP autour de l’ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsány, mis en minorité après son échec législatif de 2010. LMP – Lehet más a politika (la politique peut être différente) – est un parti éco-libéral, membre du Parti vert européen. Párbeszéd Magyarországért Párt (Parti du dialogue pour la Hongrie) est un parti écologiste de centre-gauche fondé en 2013, favorable à la mise en place d’un revenu de base et se revendiquant féministe. Son député européen fait partie du groupe Vert. Le Mouvement Momentum (Momentum Mozgalom) est un parti centriste fondé en 2017 par une partie de ceux qui s’opposaient à l’organisation des Jeux olympiques d’été à Budapest en 2024 et ont collecté des signatures pour l’organisation d’un référendum sur ce sujet ; les signatures nécessaires ont bien été collectées, mais il n’y a pas eu de référendum car Orban a abandonné l’idée d’organiser les JO. Fondé en 2003 autour de traditions d’extrême droite, le Jobbik (Jobboldali Ifjúsági Közösség-Jobbik Magyarországért Mozgalom – Alliance des jeunes de droite-Mouvement pour une meilleure Hongrie) s’est séparé de plusieurs de ses cadres historiques néonazis et se revendique depuis 2016 d’un « conservatisme moderne ».
5. Le Parquet européen (aussi appelé Bureau du procureur général européen – BPGE – ou European Public Prosecutor's Office – EPPO), est un organe indépendant de l’Union européenne (UE) regroupant 22 des 27 États membres selon la méthode de la coopération renforcée (la Hongrie et la Pologne ne souhaitent pas en faire partie, la Suède pourrait s’y joindre, l’Irlande et le Danemark bénéficient de l’option de retrait dans l’UE en ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice). Il est basé à Luxembourg aux côtés de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour des comptes européenne et a formellement débuté ses travaux le 28 septembre 2020. Son rôle consiste à enquêter et à poursuivre les fraudes concernant le budget de l’UE, les intérêts financiers de l’UE et les fraudes transfrontalières, notamment celles concernant la TVA. Le Parquet européen compte un·e procureu·e par État membre ainsi qu’une procureure générale, la juriste roumaine Laura Codruta Kövesi, entrée en fonction le 1er octobre 2019.
6. Direkt36 est un site web de journalisme d’investigation qui vise à surveiller les détenteurs du pouvoir public et à dénoncer leurs abus, un peu comme Mediapart en France.
7. Rebecca Solnit est une écrivaine américaine. Féministe, écologiste, engagée dans la défense des droits de l’homme et dans le mouvement anti-guerre, elle écrit sur une grande variété de sujets, tels que l’environnement, l’urbanisme, la politique, le féminisme, l’intimité, la géographie, la justice sociale et l’art.
8. Le Forint est la monnaie hongroise, la Hongrie ne faisant pas partie de la zone euro. Le Forint se dévalue régulièrement par rapport à l’euro.
9. En novembre 2020 la ministre de la Justice, Judit Varga, a déposé un amendement pour inscrire dans la constitution que « la base de la relation familiale est le mariage ou la relation parent-enfant. La mère est une femme, le père est un homme » et que le sexe est défini comme étant uniquement celui de la naissance.