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    Élections en Irlande : pourquoi le Sinn Féin a-t-il échoué ?

    Irlande

    Lien publiée le 18 décembre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/elections-en-irlande-pourquoi-le-sinn-fein-a-t-il-echoue/

    Des élections législatives ont eu lieu en république d’Irlande le 29 novembre dernier. Daniel Finn analyse le repli électoral du Sinn Féin qui en 2020-2021, pour la première fois, était arrivé en tête en république mais aussi en Irlande du nord, et qui, récemment encore, semblait en passe de s’imposer. 

    ***

    À l’époque, en 2011, au moment où les conséquences politiques de la grande récession commençaient à se faire sentir, le politiste irlandais Peter Mair, s’intéressa à la dissociation alors en cours entre « des partis qui prétendent représenter, mais sans passer aux actes, et ceux qui passent aux actes, mais dont on ne perçoit plus la vocation représentative ». 

    Selon Mair, « cet écart croissant entre réactivité et responsabilité – ou entre ce que les citoyens attendent de l’action gouvernementale et ce que les gouvernements sont contraints de faire – et l’incapacité croissante des partis à combler ou à gérer un tel écart, se trouve au cœur des frustrations et du malaise qui imprègne la démocratie. » Il analysait la situation politique irlandaise au lendemain de la crise de 2008 dans laquelle il reconnaissait le parfait exemple de cette tendance.

    Sinn Féin s’attacha à combler cet écart entre représentation et action gouvernementale après sa grande percée électorale lors des législatives de 2020 en Irlande, faisant de lui le premier parti du pays en rassemblant un quart des votes. Ses dirigeantes n’eurent de cesse de se présenter aux électeurs comme prêtes à gouverner avec un programme réalisable, tout en se tournant plus discrètement vers les milieux d’affaires en Irlande et aux États-Unis, dans la tentative de déjouer l’hostilité à leur programme de réformes. 

    À la même époque, l’an passé (avec 32 % d’opinion favorable en moyenne en 2023, soit légèrement en deçà des 34 % d’opinion favorable en 2022), le parti paraissait sur le point de s’assurer une large avance sur ses rivaux conservateurs, Fianna Fáil et Fine Gael, en coalition au pouvoir.

    Si Sinn Féin avait maintenu son niveau de soutien lors de l’élection de la fin novembre, son accession au pouvoir aurait encore été incertaine : la simple arithmétique électorale n’aurait probablement pas permis la constitution d’une coalition orientée à gauche excluant tant Fianna Fáil que Fine Gael, et les partis de centre-droit n’auraient pas vu d’intérêt évident à renoncer aux accords de coalition large des dernières années au profit d’un second rôle aux côtés du Sinn Féin. 

    Cependant, quelques mois plus tard, au moment de l’annonce de l’élection, ces considérations n’étaient déjà plus tout à fait d’actualité. Après un net recul dans les sondages à partir du début de l’année, Sinn Féin a dû revoir ses ambitions à la baisse et se contenter d’espérer maintenir sa position de 2020.

    Au final, la part des votes plaçant le Sinn Féin en premier choix (dans le scrutin à préférences multiples) a chuté de plus de 5 %, malgré le fait d’avoir obtenu deux sièges de plus que la dernière fois. Dans plusieurs circonscriptions de Dublin, dont les quartiers intra-urbains où se trouve la base de la dirigeante du parti, Mary-Lou McDonald, la baisse enregistrée est à deux chiffres. Mais on n’aura constaté aucun regain d’enthousiasme pour le bloc conservateur au pouvoir. 

    Plus tôt dans l’année, Fine Gael a semblé sur le point de prendre le dessus, mais son dirigeant, Simon Harris, mena une campagne terne. Si ses affiches promettaient une « énergie nouvelle », on le vit sur les écrans s’adresser avec condescendance à la population et rembarrer allègrement un professionnel de santé qui l’interpellait sur le problème des salaires de misère. Le résultat cumulé de Fine Gael et Finna Fáil est inférieur à celui de 2020, qui était déjà le plus mauvais, et de loin, de leur histoire commune.

    Cela dit, rien de tout ceci ne put ternir la joie ressentie par toute la caste politique traditionnelle devant la mise en déroute des ambitions gouvernementales de Sinn Féin. Les déboires électoraux que Sinn Féin a connu vers le milieu de l’année ont eu une forte influence sur la nature même de sa campagne. Sans conviction sérieuse que les partis gouvernementaux puissent être congédiés du pouvoir, l’épisode électoral fut de faible intensité avec un taux de participation tombant sous les soixante pour cent pour la première dans l’histoire de l’État irlandais. 

    L’ultime débat entre les trois principaux et principale candidat.es – Harris, McDonald et Michéal Martin pour le Fianna Fáil – fit jaillir bien moins d’étincelles que ce que l’on aurait pu en attendre si les enjeux en avaient été plus cruciaux. Au lieu de présenter Sinn Féin comme une menace pour la démocratie et les institutions de l’État, Martin a accusé le parti d’être incapable de prendre la mesure du « monde de l’entreprise » en Irlande. 

    Les premiers résultats, au soir de l’élection, donnaient Sinn Féin en tête (bien qu’avec une part moins importante du corps électoral qu’en 2020), ce qui aurait pu regonfler le moral du parti après une année difficile. Mais ces chiffres se sont avérés incorrects au-delà de la marge d’erreur prévue : Sinn Féin obtint finalement 19 %, contre 21,9 % pour Fianna Fáil et 20,8 % pour Fine Gael. L’institut de sondage mit ce décalage sur le compte d’un taux de participation d’une faiblesse inattendue. 

    C’était l’issue qu’Harris avait consciemment recherchée, annonçant ces élections dans un temps bref, en avance de plusieurs mois sur le calendrier prévu et au cœur de l’hiver. Lui-même, ainsi que Martin ciblèrent leur message clairement en direction de leur électorat de 2020 au lieu de chercher à gagner l’électorat plus jeune et plus pauvre du Sinn Féin. Les personnes propriétaires de leur logement, ou remboursant encore leur emprunt, étaient bien plus susceptibles de faire confiance à Fine Gael et Fianna Fáil en matière de politique du logement que les locataires dans le secteur privé ou HLM.

    Les cartes furent rebattues au sein du centre-gauche. En 2020, les Verts [Green Party], les travaillistes [Labour] et les socio-démocrates [the Social Democrats] avaient réuni 14,4 % du vote et vingt-quatre sièges ; cette fois-ci, leur résultat cumulé recula à 12,5 %, avec un siège de moins.

    Au sein de cet ensemble, les Verts ont été quasiment anéantis suite à leur participation au gouvernement, perdant onze de leurs douze sièges. Le Labour a à peine amélioré son résultat de 2020 – le pire jamais obtenu par ce parti – mais remporta cinq sièges supplémentaires, en obtenant donc onze au total ; les Social Democrats bénéficièrent de l’augmentation la plus forte, leur nombre de votes dépassant tout juste celui du Labour, et passèrent eux aussi de six à onze sièges.

    Depuis 2007, à trois reprises, un parti de centre-gauche est venu faire office de force d’appoint aux côtés du Fianna Fáil, du Fine Gael, ou des deux à la fois. A chaque fois, ces combinaisons ont conduit à des effondrements du soutien électoral ; pour les Verts en 2011, le Labour en 2016, et plus récemment, à nouveau les Verts. Ces expériences n’ont toutefois pas réussi à dissuader nombre de commentateurs de persister dans leur étrange démonstration selon laquelle les électeurs ne pardonneraient jamais à ces formations plus petites de ne pas prendre la responsabilité de soutenir la vieille garde. 

    Mais quoi qu’il en soit, Fianna Fáil et Fine Gael disposent à présent de l’effectif parlementaire nécessaire pour un accord avec des formations indépendantes orientées à droite. S’étant déjà débarrassés des Verts après les avoir broyés, ils pourraient ne pas juger opportun de recommencer avec le Labour ou les Social Democrats.

    En Irlande, les organisations trotskystes – People Before Profit et Solidarity – ont conservé leur place sur la scène politique nationale avec un vote en progression approchant les 3 %, tout en passant de cinq à trois sièges, trois de leurs pertes ayant été partiellement compensées par un gain. Certains parlementaires indépendants nettement à gauche du Sinn Féin ont également perdu leur siège – Joan Collins à Dublin, Thomas Pringle dans le Donegal ; mais Catherine Connolly a été réélue à Galway et Seamus Healy a retrouvé le siège de Tipperary qu’il avait perdu. 

    Certaines de ces pertes restent marginales, en recul dans la dernière phase du comptage, mais la trajectoire d’ensemble dans les bastions de gauche est descendante depuis le milieu de la dernière décennie. La circonscription de Dublin South Central avait élu deux parlementaires socialistes avec un quart des votes en 2016. Cette fois-ci, aucun n’a réussi à l’emporter avec une part de premiers choix en repli à 17 %.

    Cette tendance à la baisse n’était pas surprenante dans ces circonstances. La gauche radicale dépend bien plus que les partis de centre-gauche de l’énergie liée aux dynamiques militantes, et la première moitié de la décennie n’a vu apparaître aucun mouvement d’une ampleur et d’un retentissement comparables à ceux des années 2010. Les forces de droite ont dominé la rue au cours des dernières années, d’abord par la mobilisation contre les confinements anti-Covid, puis contre les hébergements d’urgence des réfugié.es. 

    La Palestine fait figure exception notable après une année de manifestations autrement plus massives que toutes celles appelées par les adversaires de l’immigration. Mais le mouvement de solidarité n’a pas eu sur le plan électoral d’effet comparable à ce que l’on a vu en Grande-Bretagne plus tôt cette année : à la différence du Labour dirigé par Starmer, les partis gouvernementaux à Dublin ont pris soin de prendre publiquement leurs distances avec le carnage perpétré à Gaza, sans rien entreprendre qui puisse compromettre les relations avec des va-t-en-guerre enthousiastes tels que Joe Biden et Ursula von der Leyen. 

    Ce contexte de démobilisation permet de comprendre pourquoi le vote pour Sinn Féin s’est avéré si fragile au cours de l’année écoulée. S’il est vrai que la direction du parti a laissé d’autres prendre les devants dans le mouvement contre le coût des services de distribution de l’eau et dans la campagne pour le droit à l’avortement, elle bénéficia malgré tout de l’atmosphère créée par leurs victoires. Mais en 2020, cette mémoire commençait déjà à se perdre. 

    Le Sinn Féin a lui-même connu une forte hausse des adhérent·es suite aux élections, mais d’une ampleur bien moindre que dans le cas du Scottish National Party (SNP) au lendemain du référendum de 2014 sur l’indépendance. Un parti qui manque d’assise organisationnelle est plus susceptible d’être exposé aux aléas intempestifs de la politique.

    Ce qui nous amène au facteur le plus évident derrière le recul électoral du Sinn Féin : la focalisation de l’attention sur l’immigration depuis fin 2022, lorsque les mobilisations contre les hébergements de réfugié·es dans les quartiers nord de Dublin commencèrent à s’étendre à d’autres régions du pays. Ce virage inquiétant n’était en aucun cas une réaction spontanée ou inévitable aux derniers chiffres de l’immigration. Dans le cas où il y aurait eu une stratégie concertée, venant d’en haut, visant à susciter un sentiment de crise sur cette question, et à créer une division dans la base électorale du Sinn Féin, on imagine mal comment le gouvernement et d’autres entités étatiques auraient pu se comporter différemment. 

    Les autorités commencèrent par annoncer des projets mal préparés d’hébergement dans des bâtiments vacants, sans anticipation pratique, créant un vide pouvant être comblé par des paniques xénophobes fabriquées ; puis la Gardaì, les forces de police irlandaises, laissa le champ libre aux agitateurs d’extrême droite qui ont pu occuper la rue sans respecter la loi et en se livrant à des violences, bénéficiant d’un degré de bienveillance qui aurait été inimaginable pour une mobilisation à l’initiative de socialistes ou de républicains. 

    C’est ici que certains beaux esprits s’ingénient à expliquer que, dans de telles situations, on devrait toujours privilégier la thèse du cafouillage contre celle du complot. Mais les cafouillages passent généralement par des processus de sélection naturelle, écartant les espèces de moindre intérêt pour les tenants du pouvoir. L’attitude permissive à l’égard de l’extrême droite, qui resta la même après une émeute déclarée en plein centre de Dublin, est de notoriété publique, reconnue par la police elle-même, et il ne fait guère de doute que les forces de l’ordre se seraient vu imposer beaucoup plus tôt une tout autre conduite si ces désordres avaient dû causer autant de tort politique au gouvernement qu’ils n’en ont causé au Sinn Féin. 

    Tout au long de ces évènements, Sinn Féin a fait profil bas en espérant que les choses se tassent. A partir de la fin 2023, cependant, un net virage fut entrepris avec l’adoption d’une ligne plus belliciste et restrictive sur l’immigration. Suite à un mauvais résultat lors des élections locales et européennes de juin, Sinn Féin se retrouvant à la traîne loin derrière Fine Gael et Fianna Fáil, la direction du parti fit de la surenchère sur son propre virage à droite. 

    Cette hésitation initiale suivie de ce revirement, donnèrent l’image d’un Sinn Féin faible, indécis et facilement déstabilisé. Si, sur cette question, le Sinn Féin ne s’est pas encore abaissé au niveau d’abjection atteint par les partis de centre-gauche en Europe, de la Grande-Bretagne au Danemark, sa démarche a jusqu’ici consisté à suivre le mouvement au lieu de définir sa propre position.

    Cette aversion contre-productive pour la prise de risque est à l’image du modus operandi du Sinn Féin depuis la dernière élection, dont on trouve divers précédents européens au cours de la dernière décennie. Si l’on pense à Syriza après 2012, au SNP après 2014-2015 [et le référendum sur l’indépendance], au Labour dirigé par Corbyn notamment après les législatives de 2017 et maintenant au Sinn Féin après 2020, on observe la répétition d’un même cas de figure : une force politique radicale fait une percée inattendue avant d’adopter une démarche plus prudente et conventionnelle, cherchant à se présenter sous les traits d’une équipe gouvernementale (ou, dans le cas de l’Écosse, d’un État) prêt(e) à passer aux affaires. 

    Bien entendu, c’est exactement ce que le manuel de base leur aurait recommandé de faire dans cette situation. Mais précisément ce même manuel aurait décrété leurs succès initiaux inconcevables. Dans chacun de ces cas, nous pouvons dire que cette approche n’a simplement pas fonctionné selon ses propres termes. Si la vague populiste de gauche des années 2010 peut désormais nous paraître quelque peu lointaine, nous avons encore beaucoup à apprendre de la politique originale, rebelle, associée à ses temps forts. 

    *

    Cet article a d’abord été publié en anglais sur le site de la New Left Review. Traduction par Thierry Labica.