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Sortir du capitalisme, mais comment ? À propos de Comment bifurquer
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/sortir-capitalisme-bifurcation-ecologie-durand-keucheyan/
On rappelle bien souvent la difficulté de penser un au-delà du capitalisme, en particulier d’un point de vue économique et après les expériences du siècle dernier qui se sont réclamées du socialisme. Il est donc d’autant plus important de prendre connaissance et de discuter le dernier livre de l’économiste Cédric Durand et du sociologue Razmig Keucheyan, qui vise précisément à penser la bifurcation vers une autre société, en remettant sur le métier la question de la planification et en plaçant au coeur de cette actualisation le problème écologique.
Nous avons commencé une telle discussion dans le cadre d’un épisode de notre podcast consacré aux questions stratégiques, « C’est quoi le plan ? ». Nous le poursuivons ici à travers cette recension du livre par Paul Haupterl et Hannah Bensussan.
Cédric Durand et Razmig Keucheyan signent un ouvrage important à l’heure de l’approfondissement de la crise capitaliste dans sa triple dimension sociale, économique et écologique. Au cœur de l’ouvrage, l’intention de réfléchir aux conditions d’émancipation de « l’anarchie » de l’ordre marchand, aux moyens d’enrailler la déprise politique sur nos ordres économiques qu’a institué le capitalisme.
Pour ce faire, les auteurs se risquent à un exercice à la fois spéculatif (ils s’intéressent aux futurs de l’ordre économique et écologique) et normatif (ils cherchent à esquisser un monde désirable parmi ces mondes futurs). Ils s’exposent donc nécessairement à une critique marxienne bien connue, et confortable : celle de faire artificiellement « bouillir les marmites de l’avenir » au mépris de la souveraineté de la lutte des classes en cette matière.
Pour contourner cette objection classiquement dirigée contre les modèles de socialisme, les auteurs recourent à un pluralisme méthodologique leur permettant d’ancrer l’exercice spéculatif dans la rigueur du raisonnement et/ou la potentialité historique. En premier lieu, à l’encontre d’un relativisme politique, ils s’efforcent de proposer des principes normatifs qui détermineraient un périmètre des besoins légitimes que les individus d’une société écologiquement responsable et socialement juste devraient pouvoir satisfaire (p. 75). Le raisonnement déductif, philosophique, est ici de mise.
En second lieu, les auteurs prennent appui, dans la suite de l’ouvrage, sur des « cas historiques ou actuels » (p. 113), visant à souligner que certaines des conditions nécessaires la planification écologique qu’ils appellent de leurs vœux ont déjà été produites par le développement des sociétés capitalistes (ainsi des « constellation artificielles » (p. 123)) : la démarche se veut alors inductive. Cette méthode dite des « utopies institutionnelles » consiste à « extraire ou détacher d’une situation concrète certains éléments susceptibles (…) de pouvoir être mis au service de l’émancipation » (p. 215).
L’objectif est de parvenir, à partir de l’analyse du réel, à penser les transformations institutionnelles profondes, capables d’agir comme des « substituts fonctionnels » (p. 216) à l’ordre établi : il s’agit de chercher à savoir « si les éléments positifs en question peuvent se retrouver sous des formes comparables ou fonctionnellement équivalentes dans des structurations non autoritaires » (p. 215) : spéculation et description se font alors abductives, en un aller-retour entre concept et réel.
Avant d’en venir à la présentation du livre lui-même, mentionnons un point de discussion transversal et relatif à la méthode choisie par les auteurs. Si l’on ne peut que trouver stimulante ce choix d’une pluralité méthodologique, on peut regretter que chaque type de méthode ne soit appliqué qu’à un aspect particulier de la bifurcation, de sorte qu’en découle parfois un sentiment d’éparpillement plutôt que de densification de la réflexion. Ainsi, après une première partie introductive, la seconde partie (« Gouverner par les besoins »), est presque entièrement déductive.
La troisième partie (« Le calcul écologique ») est l’occasion de passer de la consommation à la production : les descriptions inductives y sont prédominantes. La quatrième et dernière partie (« Un nouveau régime politique »), se concentre sur les formes organisationnelles liant production et consommation sous l’égide d’un politique véritablement démocratique : elle est marquée par la recherche des « substituts fonctionnels », donc par une démarche essentiellement abductive . Cette partition méthodologique, comme on le défendra dans la suite de ce texte, tend à brouiller la clarté du message politique de l’ouvrage, lequel oscille entre des propositions favorables à un éco-encastrement de l’économie de marché et à une défense d’une société écosocialiste non marchande.
Face à l’incompatibilité entre capitalisme et écologie, politiser l’économie
La première partie est constituée de deux chapitres. Le premier chapitre relatif aux « antinomies du capitalisme vert » traite de l’incompatibilité entre les principes du capitalisme et la préservation des écosystèmes dans lesquels il s’insère. Le découplage rêvé par les apôtres de la croissance verte est impossible : « la nature ne peut accommoder les exigences de valorisation du capital » (p. 29). Par exemple, l’augmentation brutale de la demande de matières premières nécessaires au verdissement (lithium, cobalt, cuivre) dérègle les chaînes de valeur préexistantes. Le Nord global se verdit aux dépens du Sud global, soumis à un approfondissement des logiques néo-extractivistes. À ces « chocs » brutaux sur les économies marchandes laissées à elles-mêmes, s’ajoute le conditionnement des investissements verts à l’aléa de la profitabilité. Le chapitre critique aussi les politiques visant à « soutenir » de tels investissements comme insuffisamment volontaristes.
Face à ce constat d’une incompatibilité entre impératif écologique et régulation marchande, le second chapitre enjoint à « politiser l’économie », c’est-à-dire à substituer au calcul individuel fondé sur le critère du profit, des décisions collectives fondées sur une appréciation « en nature » des besoins à pourvoir. Les auteurs illustrent ce principe de décision par les mesures prises par l’État pendant la première guerre mondiale, déjà inspiratrices de la planification socialiste, ainsi que par la courte parenthèse interventionniste de la pandémie.
Dans les deux cas, des impératifs d’approvisionnement et de subsistance s’imposèrent face au critère d’optimisation fondé sur le calcul monétaire. Le respect des limites planétaires apparaît comme un nouvel impératif, au même titre que celui de la subsistance des citoyens en temps de guerre et de pandémie. Respecter ces limites conditionne en effet, à plusieurs égards, la poursuite des activités économiques marchandes.
Le plaidoyer pour un volontarisme économique ne se fait pas seulement au nom de la nécessité de respecter les limites planétaires s’imposant à nous. Il est également invoqué un argument fonctionnaliste : celui du mouvement progressif de socialisation dont le capitalisme serait à l’origine. Cette socialisation est de plusieurs dimensions : organisationnelle, cognitive, financière, infrastructurelle et politique. Un (très) vaste panel de faits sociaux est ici passé en revue, et décrit comme participant à un grand mouvement d’ensemble selon lequel l’économie capitaliste, malgré les apparences, reposerait de plus en plus sur des groupements, des institutions, du collectif.
Dans cette accumulation de phénomènes attenant à la socialisation (organisationnelle, cognitive, financière, infrastructurelle et politique), la dernière, la socialisation politique, semble posséder un statut particulier, malgré la volonté des auteurs de la présenter comme « une cinquième forme de socialisation » (p.50). À la lecture de cette séquence, on se demande en effet si celle-ci est fondée à apparaître comme un type supplémentaire de socialisation : parler de « socialisation politique » n’est-il pas un pléonasme ? Peut-on opposer socialisation politique à socialisation économique, ou à l’inverse, ne devrait-on pas dire que chaque forme de socialisation (organisationnelle, cognitive, financière et infrastructurelle) est politique ?
Une telle assertion peut amener à nuancer l’idée d’un déterminisme économique des socialisations (organisationnelle, cognitive, financière, et infrastructurelle) : si ces phénomènes s’expliquent en partie par les « lois » du capitalisme, elles peuvent se concrétiser de plusieurs façons, selon les classes sociales qui parviennent à en prendre la maîtrise. Par exemple, la socialisation financière se concrétise à l’ère du néolibéralisme par l’enflement des institutions financières de gestion de l’épargne privée. Elle est en ce sens à la fois fonctionnelle au capitalisme, et en même temps de nature politique : c’est à travers elle que les classes se reproduisent et s’affrontent.
Penser et planifier démocratiquement les besoins
La seconde partie comporte également deux chapitres et s’efforce de penser la question des besoins, ce qu’on appelle autrement en régime capitaliste la « demande » (à noter que cette dernière fait également retour à la fin de la partie suivante). Le chapitre 3 propose une critique de la façon dont les besoins sont pourvus au sein du capitalisme. Les auteurs font un constat relativement nuancé en soulignant l’importance des ressources socialisées, par l’impôt ou les cotisations, permettant la fourniture de services publics. Dans le capitalisme avancé, les besoins ne sont pas uniquement satisfaits par l’entremise du marché. Le néolibéralisme est néanmoins défini comme une période où l’État perd du terrain dans la satisfaction des besoins collectifs, au profit de la finance ou des géants du numérique.
Mais en-deçà du double mouvement d’encastrement et de désencastrement que laisse apparaître l’histoire du capitalisme, les traits irréductibles de ce mode de production sont soulignés : il suppose que la circulation marchande ne cesse de s’étendre et de s’accélérer. Face à ce constat, les auteurs proposent de sortir du subjectivisme propre à l’ordre marchand. Ils tentent alors de fixer des principes normatifs permettant de définir collectivement les besoins légitimes auxquels doivent pouvoir prétendre les individus. Un besoin est dit « réel » s’il est universalisable, c’est-à-dire si sa « satisfaction est compatible avec un principe de soutenabilité […] et un principe d’égalité » (p. 76).
Le principe de soutenabilité pose que la satisfaction du besoin « doit respecter les équilibres du système terre tels que déterminés par la science ». Le principe d’égalité suppose que « toute personne doit pouvoir le satisfaire si elle le souhaite ». On aurait souhaité que ces deux principes soient davantage détaillés quant à ce qu’ils impliqueraient concrètement : comment savoir si la satisfaction d’un besoin « respecte les équilibres du système terre » ? Doit-on en juger en supposant que l’ensemble des membres de la société (pays ? monde ?) doivent pouvoir le satisfaire (comme le suggère la référence des auteurs à l’impératif kantien), ou seulement ceux qui le souhaitent ? Le principe d’égalité selon lequel « toute personne doit pouvoir satisfaire [le besoin] si elle le souhaite » suppose-t-il qu’un besoin n’est légitime qu’à condition que chaque personne ait les moyens économiques de satisfaire ce besoin ? Dit autrement, que signifie le terme de « pouvoir » dans l’énoncé de ce principe ?
Le chapitre 4 part de l’opposition entre deux types de raisonnements propres à guider les politiques écologiques : le raisonnement qui repose sur l’étalon monétaire et celui du calcul « en nature ». Les auteurs se réclamant de ce dernier, le chapitre est principalement consacré à la critique du premier. Plusieurs politiques sont visées et font l’objet de critiques distinctes.
D’abord, le chapitre fait état d’une limite des politiques de taxation des émissions carbones emprunté à un auteur d’inspiration libérale : Ronald Coase. Pour Coase, la création d’externalités négatives n’est pas à proscrire dès lors qu’elle provient d’une activité qui produit plus de bien-être qu’elle n’en détruit par ses externalités. C’est la logique du calcul coût-bénéfice. Dans cette optique, la taxation des comportements émetteurs d’émissions est critiquable, dans la mesure où elle ne cherche pas à mesurer le bien-être engendré par les activités polluantes qu’elle cherche à réprimer. Ainsi, la taxe carbone ne permet pas d’estimer la perte du bien-être qu’elle induirait, par exemple, en contraignant les populations rurales à limiter drastiquement leur déplacement.
Mais les auteurs s’attachent également à critiquer ce point de vue coasien, qui tend à défendre l’idée que seul le calcul coût bénéfice permet de juger de la légitimité des efforts à accomplir au nom de l’environnement. Les auteurs soulignent le caractère hautement incertain et politique des hypothèses sur lesquelles reposent ces calculs. Il aurait été utile d’indiquer dans quelle mesure ce paradigme du calcul coût bénéfice influence effectivement les politiques environnementales existantes : quel poids idéologique et pratique a ce paradigme qui « prétend déterminer de manière « scientifique » le coût social des émissions » (p. 87) ?
Pour les auteurs, taxation et calcul coût-bénéfice ont pour point commun de privilégier une logique « d’efficience », qui consiste à mettre au premier plan le critère de la minimisation des coûts, à une logique « d’efficacité », qui consiste à mettre en œuvre les moyens nécessaires à l’atteinte d’un objectif fixé politiquement. Au regard de l’urgence de la situation, les auteurs appellent de leur vœux l’inversion de cette logique :
« Étant donné la menace existentielle que représente le changement climatique (…), sans doute vaut-il mieux se préoccuper de l’efficacité concrète de l’entreprise de réduction des émissions plutôt que de son efficience économique » (p. 90).
Dit autrement, les auteurs en appellent à la suspension de la logique du calcul monétaire face au caractère systémique du risque climatique et à l’absence de substituabilité entre nature et technique (qui empêche de compenser en pratique un actif « naturel » par un actif « artificiel »). Ils avancent que le calcul « en nature » serait plus pertinent pour guider nos décisions politiques. Ils se placent ainsi dans l’héritage de Otto Neurath, socialiste autrichien et théoricien de la planification socialiste.
Dans un passage significatif, les auteurs tentent de revenir sur le débat sur le calcul économique en régime socialiste, dans lequel s’opposèrent notamment trois positions : celle de Hayek qui récuse la centralisation car elle empêcherait les connaissances dispersées et tacites d’être utilisées, mais défend l’intérêt du calcul monétaire pour guider les actions décentralisées, celle des socialistes néoclassiques qui prônent le calcul monétaire et la centralisation du plan, et celle de Neurath, favorable aux instances de centralisation, et défavorable au calcul monétaire qui tend à soumettre à un étalon commun un ensemble de valeurs irréductibles les unes aux autres. En d’autres termes, capitalisme contre socialisme de marché contre socialisme non marchand .
Un point soutenu par les auteurs est que Neurath, défenseur du socialisme non marchand, dépasse la critique hayekienne de la centralisation. Selon les termes de Neurath, sa conception du calcul économique « over-Hayek Hayek » (p. 100), c’est-à-dire, que le système institutionnel qu’il défend est davantage compatible avec le caractère tacite et décentralisé des connaissances que l’ordre marchand, défendu par Hayek .
Les auteurs nuancent cependant l’argument hayekien en invoquant l’existence et l’importance de connaissances centralisées – celles de l’expertise scientifique, notamment en matière écologique. De la même façon que la connaissance tacite et dispersée nécessite de laisser agir librement les individus pour être utilisée, de même, la connaissance experte a besoin d’instances de centralisation, non seulement pour se former, mais aussi pour que nos société puissent l’utiliser : « Contra Hayek, des instances de centralisation sont nécessaires pour mobiliser la connaissance experte et guider les décisions économiques » (p. 107).
Ce chapitre contient en somme deux critiques du calcul monétaire : d’abord, une critique de la réduction de valeurs incommensurables à l’étalon monétaire (illusion de la substituabilité des richesses) ; ensuite une critique de l’échelle individuelle du calcul monétaire (illusion de la décentralisation et de la régulation par le marché). On peut sur cette base identifier en creux deux caractéristiques d’un calcul alternatif : quand le calcul monétaire est unidimensionnel et individuel, le calcul alternatif doit être multidimensionnel et collectif. Une économie « en nature » n’est donc pas une économie sans unité de compte, mais une économie enrichie d’unités de compte multiples et politiquement définies. Les auteurs ne poursuivent cependant pas la réflexion sur ce point, qui reste en suspens.
Quel calcul écologique ?
La troisième partie consacrée au calcul écologique s’ouvre sur un point de méthode qui traite de l’approche dite des « utopies institutionnelles ». Il s’agit d’ancrer la réflexion dans l’étude de cas historiques concrets tout en s’efforçant d’en extraire les potentialités non (encore) réalisées : penser ce qui peut être à partir de ce qui est, en somme.
Le chapitre 5 présente les cadres possibles de « comptabilité écologique ». Les auteurs concentrent leur attention sur les règles de comptabilité qui pourraient encadrer l’utilisation de ces nouvelles techniques. Plusieurs cadres comptables sont présentés et distingués selon qu’ils subordonnent ou non l’écologie au monétaire. L’approche CARE développée par les membres de la Chaire de Comptabilité Écologique est notamment saluée pour traduire comptablement la logique de soutenabilité forte selon laquelle chaque organisation devrait être astreinte à respecter les limites écologiques fixées politiquement « quoiqu’il en coûte » (p. 135).
Le chapitre 6 est consacré aux politiques d’investissement. Les politiques écologiques néolibérales et conservatrices (celle de la BCE ou de la politique industrielle américaine sous Biden) qui reposent sur le principe d’incitation ou qui ne remettent pas en cause le consumérisme sont comparées aux politiques plus « volontaristes » (p. 152) comme celles de la Chine. On retrouve implicitement le dualisme efficience/efficacité utilisé au chapitre précédent. Les « instances d’intervention directes » dans l’économie sont préférées à des politiques publiques qui consistent à infléchir le comportement des acteurs privés sans leur ôter la responsabilité de décider de l’allocation du surplus.
Le critère de l’inclusion des travailleurs dans les politiques d’investissement est aussi retenu dans la définition d’une bonne politique de (socialisation de) l’investissement. L’expérience de la social-démocratie suédoise (le plan de Robert Meidner) y est saluée de ce point de vue, bien qu’elle ait échoué sur le plan de l’orientation macroéconomique de l’investissement. On regrette ici que le modèle qui, selon les auteurs, combine tant volontarisme des instances centralisées et participation décentralisée des travailleurs, à savoir l’expérience du Chili d’Allende, ne soit que mentionné en passant.
Le chapitre 7 aborde de façon originale la question de la demande. La particularité de ce chapitre tient à ce qu’il part de la critique de l’écologie politique à l’égard d’une écologie dite des « petits gestes » sans pour autant renoncer à faire des comportements individuels des consommateurs des leviers d’action pour réencastrer l’économie dans les limites planétaires. Il s’agit pour les auteurs de dépasser la séparation marchande entre production et consommation, de telle sorte à réinverser la filière (comme le formulait Galbraith ), c’est-à-dire à faire primer la logique de l’usage sur celle de l’échange.
De façon presque provocatrice, les auteurs invoquent des dispositifs de pointe du capitalisme consumériste – les modèles logistiques du « consumer to manufacturer » (p. 178-182), les objets connectés ou la plateforme chinoise Pinduoduo – comme des exemples utiles pour penser ce renversement. Selon leur analyse, ces aspects du capitalisme contemporain, qui ont pour point commun le recours aux technologies du numérique, témoignent d’une « intensification et [d’une] prolongation des rapports entre les mondes de production et de consommation qui aboutissent à leur interpénétration croissante » (p. 180).
La plateforme Pinduoduo se distingue du reste des exemples cités pour remettre en cause « l’hégémonie de l’offre » en permettant aux consommateurs de se regrouper sous la forme de communautés de consommation pour passer commande et se renseigner sur les offres existantes. En ce sens : « Pinduoduo fait progresser la socialisation de la consommation [et] le consommateur n’est plus réduit à la fatalité d’un agent isolé » (p. 187-8).
Bien que les auteurs voient dans cette plateforme le « stade suprême de l’aliénation », la lecture de ce chapitre peut donner l’impression d’une sorte de fascination pour cette innovation marketing. Le mariage du numérique, du commerce et du social produirait ce dont rêve tout professionnel du marché : une « segmentation objective du marché » (p. 189).
Mais ce qui marque à la lecture, ce n’est pas tant une clarification critique de la nature consumériste de Pinduoduo, qu’un certain manque d’explications supplémentaires qui permettraient de comprendre pourquoi et comment cette communautarisation de la consommation pourrait être utile à la bifurcation. On se demande comment ces dispositifs à l’échelle intermédiaire (mésoéconomie) peuvent être liés à l’élaboration d’un plan économique global (macroéconomie) ; ou sur la possibilité que ces pratiques sociales de concertation entre consommateurs fassent émerger la connaissance « tacite » hayekienne dont manquerait une planification centralisée.
Le chapitre pouvait sans doute être mis en dialogue avec les précédents. Tant dans ce chapitre que dans le précédent, on peine à comprendre réellement selon quelles modalités l’expression des besoins s’intègre de façon organique au calcul écologique pour orienter la structure de la production sociale. Il nous semble manquer ici un prolongement de la réflexion esquissée à partir de Neurath sur les insuffisances du calcul monétaire : si une unité de compte alternative – appelons-là « écosocialiste » – doit être multidimensionnelle, que compte-t-on et comment ? C’est finalement la question de la mise en rapport des fins (les besoins à satisfaire) et des moyens permettant cette satisfaction (forces, outils et moyens de travail.
Quelles institutions politiques pour bifurquer ?
La quatrième partie s’intéresse au régime politique de la bifurcation. La structuration spécifique du livre joue ici à plein : parce que le choix a été de traiter des besoins de façon spéculative et de la production de façon inductive, il fallait proposer une armature « politique » pour tenir ensemble ce nouvel ordre socio-économique (on reviendra sur ce point et ses conséquences dans la conclusion).
À partir du chapitre 8, la réflexion spéculative se détourne donc vers le terrain des institutions politiques pertinentes pour mettre en œuvre la bifurcation. Ce premier chapitre de cette dernière partie s’intéresse à la question des échelles de décision – déjà plusieurs fois abordée au cours des chapitres précédents. Les auteurs arguent de la pertinence de la notion de fédération au regard de l’objectif de bifurcation : pour poursuivre un tel objectif, il faudrait accepter la prééminence de l’échelon centralisé sur les échelons inférieurs.
Là encore, les auteurs choisissent pour modèle d’inspiration un exemple provocateur : celui de la République populaire de Chine, qui est censée conjuguer autorité du pouvoir central et marges de manœuvres des provinces pour implémenter les objectifs fixés par le plan. Là encore, les auteurs prennent leurs distances à l’égard du modèle chinois – notamment du fait de son productivisme et de son autoritarisme – et rappellent la difficulté de l’exercice spéculatif consistant à extirper et extrapoler certains éléments du réel pour penser ce vers quoi il faudrait tendre.
Il est possible de relever, ici encore, un manque de lien entre les idées présentées dans ce chapitre et le reste des propositions. Il semble notamment que le principe du fédéralisme écologique raisonne tant avec les discussions relatives aux comptabilités écologiques (chapitre 5), qu’avec le débat sur le calcul économique discuté au chapitre 4. On s’interroge aussi sur les échelles concrètes de cette fédération écologique auxquelles pensent les auteurs : à quel niveau faut-il placer l’autorité fédérale et quelles compétences précises faudrait-il lui conférer ? Ce chapitre (ré-)ouvre la boîte de Pandore de la spéculation et laisse en suspens un grand nombre de questions.
Le chapitre 9 propose de s’inspirer de la planification indicative à la française qui mettait en place des « commissions de modernisation » dans lesquelles les représentants de plusieurs groupes d’intérêt se concertaient pour prendre des décisions. Les auteurs proposent de créer des « commissions de post-croissance » (p. 223) à l’image de ces dernières, et au sein desquelles seront débattus et déterminés les besoins légitimes et leur hiérarchisation.
Les auteurs posent ici une question cruciale : celle de l’enrôlement des intérêts du capital dans le processus de bifurcation. Il s’agit en d’autres termes de questionner le caractère révolutionnaire ou réformiste des transformations qu’ils appellent de leur vœux. Les éléments de réponses données sont ambivalents : d’une côté, ils affirment que « la bifurcation écologique est incompatible avec le capitalisme » (p. 223), mais de l’autre, ils envisagent cette bifurcation comme un processus graduel et par étapes, qui commencerait par se faire avec la coopération des propriétaires des moyens de production : « On peut cependant concevoir une période de transition au cours de laquelle l’économie passerait par différentes étapes, dont les premières seraient encore capitalistes » (p. 223).
Si on prend au sérieux ces propos, on est forcé de se demander de quelle façon les « étapes » vers la sortie du capitalisme seraient franchies : faut-il croire en un processus révolutionnaire spontané ou, pourquoi pas, « planifier » la destitution des détenteurs de capitaux ? Plus encore, cette idée d’une progression vers une sortie du capitalisme nous semble contredire ce qui est dit plus haut (chapitre 6) au sujet de l’urgence de la bifurcation.
Dans ce chapitre, les auteurs prévoient d’abord une phase relativement violente/radicale de réorientation des investissements, puis une phase d’accalmie et de stabilisation : après un « big push [qui] nécessite une mobilisation générale pour construire une structure productive respectueuse de l’environnement » (p. 160-1), les auteurs affirment que « une fois les systèmes énergétiques et agricoles mis sur de nouveaux rails, le même effort n’a pas besoin d’être continuellement répété » (p. 161). Cette idée véhiculée dans le chapitre 6 laisse penser que la planification écologique (et la socialisation des moyens de production qu’elle suppose) sera soudaine et temporaire, à l’image de l’économie de guerre. À l’inverse, le gradualisme du chapitre 9 renvoie plutôt à l’idée d’une rupture progressive avec le capitalisme, sans pour autant que des arguments précis et concrets ne viennent appuyer le raisonnement.
Le dernier chapitre se soucie d’insuffler à la bifurcation un caractère démocratique. La démocratie devra porter sur les choix de production (qu’est-ce que les citoyens/producteurs du groupe doivent produire ?), plutôt que sur les ressources engendrées par l’activité productive (que faire avec le budget de la municipalité ?). En écho au chapitre 7, ce sont les consommateurs à qui les auteurs souhaitent confier la responsabilité d’incarner ce processus démocratique : « ces consommateurs structurés collectivement pourraient partir à la conquête de la production, cassant son hégémonie et réparant de ce fait la séparation entre la production et la consommation. Ils pourraient tenter à leur manière de prendre le contrôle de l’économie, empêcher les (pseudo-)lois de l’économie d’exploiter et d’aliéner » (p. 239). Voilà une lourde tâche qui leur incombe !
Mais cet héroïsme de la consommation socialisée n’entre-t-il pas en contradiction avec la position plus générale des auteurs sur le primat des institutions ? Le reste du livre assume de recourir à la hiérarchie et à la contrainte sur les comportements individuels, car seuls ces moyens permettraient d’atteindre efficacement (i.e., effectivement) les objectifs de respect de l’environnement. Ici, tout se passe comme si les regroupements spontanés de consommateurs, intermédiés par les supports numériques, pourraient à eux-seuls conjurer la loi de la valeur.
Parce que le chapitre n’articule pas cette démocratie des consommateurs avec les contraintes institutionnelles plus générales, qu’elles soient de niveau intermédiaires (mésoéconomie) ou mettent en jeu le schéma d’ensemble de la reproduction de la société (macroéconomie) , il donne parfois l’impression de souscrire aux thèses mêmes que le livre prend pour cible de sa critique : à savoir, que les comportements individuels et les rapports marchands seraient capables de se réagencer pour relever le défis environnemental.
Que la séparation marchande puisse être nuancée par davantage d’échanges informationnels entre producteurs et consommateurs, et davantage de pression concurrentielle grâce aux « cybersoviets » (les communautés de consommateurs), c’est une chose. Mais que ces communautés puissent substituer au primat de l’échange le primat de l’usage, il semble que c’en est une autre. De la même manière que les coopératives de travailleurs ne permettent pas aux entreprises de s’émanciper des contraintes de la valeur, les consommateurs n’ont aucune chance d’émanciper le marché de la logique de l’échange au profit de la logique de l’usage par leur seule association.
*
Au final, Cédric Durand et Razmig Keucheyan offrent un livre stimulant dont la proposition méthodologique permet de questionner l’ordre économique de façon structurelle et normative sans pour autant faire « bouillir les marmites de l’avenir ». Ce travail a le mérite d’associer la rigueur d’un raisonnement déductif à la richesse d’un examen des potentialités institutionnelles identifiées à la fois dans les expériences politiques les plus ambitieuses et dans les formes organisationnelles du capitalisme les plus improbables. Les auteurs nous livrent une réflexion multidimensionnelle sur ce qu’implique la bifurcation, qui traite à la fois de son architecture macroéconomique, d’outils de gestion microéconomiques et d’agencements méso-économiques.
En premier lieu, face à l’ampleur du sujet, l’apparition à la lecture de quelques lacunes dans ce maillage programmatique ne doit sans doute pas surprendre, pas plus que le caractère parfois non suffisamment explicité de l’articulation entre les raisonnements en termes questions relatives aux structures d’une part, et aux outils de calcul d’autre part. Ainsi, alors que le chapitre 5 insiste sur l’implémentation de nouveaux outils de gestion dans les organisations, notamment, le cadre comptable CARE, au chapitre 9, c’est la redistribution du pouvoir d’allocation des ressources à de nouvelles instances décisionnelles, les comités de post-croissance, qui viendrait contraindre la dynamique d’accumulation au nom de l’environnement.
Le problème n’est pas que ces deux propositions soient incompatibles, mais plutôt que leur articulation ne soit pas discutée par les auteurs. Quel pouvoir les commissions de post-croissance auront sur les organisations ? Par quel chemin institutionnel les besoins légitimes qu’elles détermineront seront traduits en décisions de production des entreprises privées ? De même, comment les principes normatifs de détermination des besoins « réels », déduits abstraitement au chapitre 3, s’articuleront à ces comités post-croissance, eux aussi en charge de déterminer les besoins légitimes à satisfaire ? Si le foisonnement de ces propositions permet de donner chair à un programme de bifurcation, il peut aussi semer la confusion quant à la « fonctionnalité » des changements institutionnels défendus par les auteurs.
En deuxième lieu, ce défaut de systématicité peut parfois donner l’impression d’une certaine fluctuation dans la ligne politique défendue par les auteurs. Alors que le début du livre clame l’incompatibilité du capitalisme avec le respect des limites planétaires, les deux dernières parties prennent un tour beaucoup plus réformiste et gradualiste sans que ce glissement ne soit explicité ou questionné. Comme si l’incompatibilité de principe se transmuait en un accommodement, à mesure que l’on doit s’avancer sur la viabilité d’une société « bifurquée ».
Contre le désencastrement propre aux économies de marché et analysé par Polanyi, les auteurs proposent en guise de planification écologique essentiellement un nouvel encastrement de l’économie de marché, là où les accents les plus marxistes de la théorie polanyienne plaident au contraire pour un remplacement du marché dans son rôle d’ordonnateur de la production sociale comme préalable indispensable à tout encastrement de l’économique . Force est de constater que les auteurs réservent leur recherche de « substituts fonctionnels » uniquement aux aspects relatifs au régime politique, alors que rien n’interdit de l’étendre aux modalités de coordination entre unités de production.
Pour finir, le manque de systématicité et la relative imprécision de la ligne politique se reflètent, à notre avis, dans la structure même de l’ouvrage, laquelle repose finalement sur une séparation entre la réflexion économique et politique. La partition entre partie 3 et 4 répond, comme on l’a dit, au besoin de traiter de la bifurcation sur différents plans, en l’abordant à la fois par le biais des outils de gestion, par les agencements sociaux, et par les structures politiques.
Cependant, séparer le régime politique (la partie 4) des transformations économiques (partie 3) reproduit, assurément malgré les auteurs eux-mêmes, la séparation de l’économique et du politique qui est la marque du capitalisme. Alors même qu’au sein de chaque partie, ils se prononcent en faveur d’une rupture avec l’autonomie du calcul monétaire et le règne de l’abstraction, cette séparation les empêche de penser la possibilité de « substituts fonctionnels » radicaux à ceux-ci.
De tels substituts supposeraient en effet que le régime politique ne soit pas pensé au-dessus, après, ou à côté, mais bien avec, en même temps, au même endroit, que l’organisation économique. Au lieu de cela, la sphère marchande et capitaliste est préservée dans son cœur, à la fois encastrée et scellée par d’un côté, des contraintes politiques ex ante, et de l’autre, une hypothétique contrainte sociale représentée par l’organisation des consommateurs en « cybersoviets » (voir schéma).
Pourrait-on à la fois dépasser cette séparation qui fait le propre du capitalisme (encastré ou non) tout en évitant de sombrer dans la spéculation abstraite ? La question reste ouverte. Une chose est sure : pour penser la possibilité d’une bifurcation post-capitaliste, il est nécessaire de réfléchir à ce que supposerait une véritable politisation du cœur de l’économie, et non de ses marges. À cette fin, repartir du problème posé par Neurath, de la possibilité d’un « substitut fonctionnel » ─ et non d’un complément ─ à l’abstraction de la valeur, semble nécessaire.
Dans la mesure où la définition de la forme comme du contenu de la valeur est précisément le point nodal entre expression des besoins, organisation de la production et régime politique, cette porte d’entrée nous semble pertinente pour franchir et délimiter la départ entre éco-encastrement de l’économie de marché, et société écosocialiste non marchande.