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    Vers les "États-Unis d’Europe" ? Ce que dit vraiment le rapport de Mario Draghi

    Lien publiée le 9 décembre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Vers les « États-Unis d’Europe » ? Ce que dit vraiment le rapport de Mario Draghi - CONTRETEMPS

    Le rapport de Mario Draghi, rendu public en septembre dernier, a été largement présenté par les médias comme un plaidoyer en faveur d’une « Europe indépendante » et d’un interventionnisme étatique renforcé, tordant le cou aux dogmes néolibéraux. Dans l’article qui suit, Marlène Rosato propose une analyse détaillée des préconisations de ce rapport à la lumière des intérêts de classe qui sont en jeu, en portant la focale sur les contradictions entre les diverses fractions du capital européen.

    Elle montre que, loin de défendre une vision indépendante, le rapport Draghi s’inscrit dans la continuité d’une Europe arrimée à l’hyperpuissance étatsunienne. Quant au volontarisme étatique, il s’agit d’une politique de soutien tous azimuts à l’accumulation capitaliste, à laquelle de nouveaux terrains d’action sont proposés (notamment sur le foncier agraire), et en aucun cas d’une politique de compromis social et/ou de rupture avec la logique néolibérale.

    L’arrivée prochaine à la Maison Blanche de Donald Trump ne manquera pas d’aiguiser les contradictions entre les divers secteurs capitalistes des deux côtés de l’Atlantique, et du même coup au projet d’une Europe conçue comme puissance économique et militaire intégrée.

    ***

    Le 9 septembre 2024, l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a remis à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, son rapport sur le « Futur de la compétitivité européenne ». Lors de son discours à Bruxelles du 16 avril 2024, Draghi présente l’esprit de ce rapport en ces termes : « Notre organisation, notre processus décisionnel et notre financement ont été conçus pour le monde d’avant—avant le Covid-19, avant l’Ukraine, avant l’embrasement au Moyen-Orient, avant le retour de la rivalité entre grandes puissances… C’est pourquoi je propose un changement radical ». Prônant la mise en œuvre d’une véritable politique industrielle, capable de stimuler des « champions européens » y compris dans l’armement, ce document semble renouer avec l’idée d’une « troisième force » développée pendant la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS – aujourd’hui remplacée par la Chine. Ainsi, Emmanuel Macron inscrit sa politique dans la continuité de ce rapport : « le paradigme nouveau en matière de défense, c’est une défense crédible du continent européen… Il nous faut … bâtir une Europe en capacité de montrer qu’elle n’est jamais le vassal des États-Unis d’Amérique ».

    À l’aide d’une approche historique et matérialiste, cet article interroge signification de ce « nouveau paradigme ». À l’heure de l’adoption du budget à l’Assemblée nationale française, contrainte par les critères austéritaires de l’Union monétaire[1], force est de constater que le rapport Draghi n’annonce aucun « changement radical » dans le sens d’une troisième force (laquelle ne serait d’ailleurs pas souhaitable) mais plutôt un saut quantitatif dans la financiarisation de l’Europe et dans la défense de l’Alliance atlantique (OTAN). Il s’agit donc d’une continuité teintée d’un discours plus agressif dans le contexte de l’unilatéralisme étasunien et de la crise de son hégémonie.

    Quelle place pour l’UE dans la rivalité inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine ?

    L’Europe à la traîne

    Le rapport Draghi vise à définir une stratégie propre à l’UE afin qu’elle devienne plus « indépendante » (vocable répété de nombreuses fois dans le document) dans le contexte de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. Le constat tiré est alarmant et s’avère plutôt réaliste, comme en attestent ces quelques éléments tirés de sources différentes de celles du rapport Draghi.

    D’un côté, la Chine dépense environ trois fois plus que l’Allemagne ou la France pour sa politique industrielle (en termes de pourcentage du PIB). Elle concurrence l’UE, et surtout les anciennes puissances coloniales, dans leurs sphères d’intérêts traditionnelles en investissant dans les actifs miniers en Afrique et en Amérique latine.

    Les investissements chinois menés dans le cadre de l’initiative des « Nouvelles routes de la soie » lancée en 2013 commencent à attirer les États membres du Sud et de l’Est (comme le Portugal, la Grèce ou la République Tchèque et la Roumanie), qui ont subi les plans d’ajustement structurel de l’UE, détruisant les services publics et le tissu industriel de ces pays. L’absence de conditionnalité affichée de la part de la Chine se traduit d’ailleurs dans les sondages menés auprès des opinions publiques européennes : la majorité des personnes interrogées considère la Chine comme un « partenaire nécessaire » de l’Europe, et non comme un « rival ».

    Ce sentiment est renforcé dans les pays de la périphérie – à l’Est comme en Bulgarie (58 %) et en Hongrie (54 %) ; au Sud comme en Espagne (51%). Au sein des universités les plus en vues par les élites africaines, la Chine occupe la deuxième place grâce à un système de bourses pour les étrangers, tout juste derrière la France qui risque de perdre sa place (notamment après avoir décidé de discriminer les étudiants extra-communautaires en augmentant les frais de scolarité en 2019). Le poids de la Chine en Europe n’est donc pas qu’une question purement économique mais bien un enjeu politique d’attractivité du modèle chinois et donc d’hégémonie au sens de Gramsci[2].

    D’un autre côté, l’UE est concurrencée par les États-Unis en termes de politique industrielle, de champions technologiques, de réserves mondiales de monnaie et de dépenses militaires, mais cette situation n’est pas nouvelle. Comme le remarque l’historien étasunien Adam Tooze,

    « De manière quelque peu contre-intuitive, si l’on suppose que les États-Unis ont un « ‘État réduit’, l’investissement public en Europe accuse un retard chronique par rapport à celui des États-Unis ».

    De plus, la logique austéritaire de l’UE qui prive les ménages de pouvoir d’achat et de capacité de consommation fait reposer le modèle de croissance de la zone sur les exportations, notamment en direction des États-Unis (d’un montant de plus de 500 milliards d’euros pour l’année 2023).

    La nouveauté de la période est plutôt la conjoncture unilatéraliste des États-Unis. Dans un contexte de crise de suraccumulation qui a éclaté en 2008, l’hegemon, concurrencé par la Chine, défend les intérêts de ses entreprises multinationales par deux types de politiques. D’abord, rapatrier les capitaux sur le territoire domestique en leur assurant des conditions d’accumulation optimales et sûres (par plusieurs mesures dont l’Inflation Reduction Act, le Bipartisan Infrastructure Act et les fonds de défense).

    Ensuite, utiliser la coercition à l’international pour sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement mondiales, comme en atteste leur soutien inconditionnel à la colonisation israélienne de la Palestine, ou plus généralement le containment [endiguement] de la Chine à travers le pacte AUKUS. Ces mesures unilatérales, prises sous la mandature de Joe Biden, seront probablement accentuées avec l’arrivée de Trump à la Maison blanche.

    Ce dernier a déjà annoncé l’instauration de droits de douanes sur les produits importés pour rééquilibrer la balance commerciale américaine, une mesure qui vise directement les exportations de l’UE. Il a également menacé les gouvernements européens d’abandonner l’OTAN s’ils n’augmentaient pas leurs dépenses militaires. 

    Une volonté d’autonomie européenne vis-à-vis de l’hegemon étasunien

    Dans ce contexte de fortes tensions inter-impérialistes, les dépendances de l’UE vis-à-vis des deux superpuissances (et surtout des États-Unis, pour la fourniture de technologies avancées, de gaz ou d’armes) menacent sa sécurité, d’autant que les États-Unis ne sont pas en mesure de voler à la rescousse des États membres.

    C’est la raison pour laquelle Draghi propose, dans son rapport, de renforcer « l’industrie de l’UE à hauteur de 800 milliards d’euros pour suivre la Chine et les États-Unis » afin de « réduire l’écart de productivité entre l’UE et les États-Unis ». Cela correspond à un niveau d’investissement équivalent à 4,7 % du PIB de l’UE. Pour ce faire, il propose un « financement conjoint » public/privé pour soutenir les « biens publics européens » tels que les infrastructures énergétiques et la défense. Les principales recommandations incluent aussi un assouplissement des règles de concurrence pour faciliter les fusions ; l’intégration des marchés des capitaux par la centralisation de leur supervision à l’échelle européenne et le développement de capacités militaires indépendamment de l’OTAN.

    Si l’autonomie par rapport aux Etats-Unis est particulièrement mise en avant, on remarque que le discours de l’UE vis-à-vis de la Chine est mesuré : « Ni la Chine ni l’UE n’ont intérêt à accélérer ce processus » de démondialisation, peut-on lire dans la partie 4 du rapport intitulée : « Renforcer la sécurité et réduire les dépendances ». Pourtant, si le rapport Draghi semble défendre l’idée d’une place autonome pour l’Europe dans la rivalité États-Unis- Chine, le discours de la « troisième force » n’est pas nouveau.

    Le retour du discours de la « troisième force »

    Un moment particulièrement tendu dans l’histoire de la relation transatlantique fut celui de la fin du mandat de Bill Clinton et du premier mandat de George W. Bush, de 1998 à 2003. Confrontés à une période de crise économique doublée de scandales financiers (Enron), ces présidents démocrate et républicain prennent plusieurs mesures unilatérales dont la guerre des bananes et du bœuf contre l’UE, puis, particulièrement sous Bush, s’engagent dans un rejet du multilatéralisme (non-ratification du protocole de Kyoto, abandon partiel du traité sur les missiles antibalistiques, rejet du statut de Rome et même de l’OTAN).

    Les guerres menées par les États-Unis au Kosovo en 1999 (à travers l’OTAN) puis en Irak en 2003, sans l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies, confirment cette phase d’unilatéralisme. Lors du Conseil de Lisbonne de 2000, les gouvernements européens et la Commission mettent en avant la stratégie de Lisbonne formulée en des termes similaires à ceux du rapport Draghi. Son objectif est de rattraper le retard général en termes de compétitivité de l’UE par rapport aux États-Unis.

    Ce dernier s’est traduit, par exemple pendant la guerre au Kosovo, par une absence de pouvoir décisionnel européen sur le terrain. Plus spécifiquement, le complexe automobile Zastava détenu par FIAT-Iveco ainsi que les ponts sur le Danube à Novi Sad (au-dessus du canal reliant les États littoraux de la mer Noire, y compris la Russie, à Rotterdam et à la mer du Nord, voie de transit pour le gaz russe et le pétrole d’Asie centrale) ont été détruits.

    De même, lors de la guerre en Irak, les intérêts européens dans la région ne sont pas respectés : les contrats bilatéraux de pétrole passés entre l’Irak et les entreprises européennes (dont Total) ne sont pas reconduits. Une proposition de loi de 2003 (US National Defense Authorization Act) visait à discriminer les entreprises françaises et allemandes (dont les États n’ont pas soutenus les États-Unis) pendant la phase de reconstruction du pays.

    Ainsi, lors des guerres au Kosovo puis en Irak, les États européens adoptent volontairement un discours de défis des États-Unis dans les instances européennes, qui se traduit par une volonté d’afficher un renforcement de la politique de défense (à la conférence de Saint-Malo de décembre 1998 en plein débat sur l’utilisation de l’OTAN en Serbie).

    Surtout, lors du sommet d’avril 2003, la France, l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg proclament la création d’un quartier général autonome de planification militaire, la création de « champions industriels franco-allemands », craignant que « l’industrie européenne puisse être réduite au statut de sous-traitant des principaux entrepreneurs américains, tandis que le savoir-faire clé est réservé aux entreprises américaines » [3].

    Aujourd’hui, dans cette période d’unilatéralisme étasunien, on assiste au retour du même discours européen dont le rapport Draghi est l’illustration. Emmanuel Macron, dans son discours déjà cité d’avril 2024, reprend les éléments de langage du sommet d’avril 2003 : « le paradigme nouveau en matière de défense, c’est une défense crédible du continent européen… Il nous faut … bâtir une Europe en capacité de montrer qu’elle n’est jamais le vassal des États-Unis d’Amérique ».

    Pourtant, comme en 2003, la politique de l’UE qui se dessine est loin de constituer une « troisième force ». Au contraire, c’est la ligne transatlantique qui sort renforcée.

    Vers les « États-Unis d’Europe » ?

    De Clinton et Bush « le petit »…

    Après la guerre au Kosovo, l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana, devient le premier haut représentant de l’UE et, avec l’aide des gouvernements européens, il renforce la coordination entre la politique de défense européenne et l’OTAN, par exemple en organisant des réunions régulières entre leurs comités politiques et militaires[4].

    De même, à la suite de la guerre en Irak, la création de la Stratégie de sécurité européenne atteste d’une volonté de tenir compte de la position des États-Unis dans la définition de la nature des menaces considérées comme les plus graves (terrorisme et armes de destruction massive). L’objectif est clair : non pas remplacer la relation transatlantique mais établir un partenariat équilibré et effectif avec l’hegemon.

    Alors que le 10 mars 2003, le président français Jacques Chirac indiquait que la France utiliserait son veto au Conseil de sécurité de l’ONU « quel que soit les circonstances » parce qu’il n’y avait « aucun motif de faire la guerre »[5], la France et les autres puissances réfractaires valident la mission d’assistance des NU en Irak quelques mois après, tout comme la mission de l’OTAN d’entraînement de l’armée et de la police irakiennes, et y contribuent largement[6].

    …à “genocide Joe” et “genocide Trump”

    La direction que prend l’UE dans le contexte actuel est celle d’un renforcement de l’alliance transatlantique, dans le prolongement des choix effectués lors de la période unilatérale de la politique étrangère étasunienne entre 1998 et 2003. En effet, l’objectif du rapport Draghi n’est pas de critiquer le contenu de la politique étasunienne (tournée vers la promotion de son économie, financiarisée et de haute technologie, le containment de la Chine et le soutien inconditionnel à Israël) mais sa méthode unilatérale, c’est-à-dire le fait de ne pas partager avec les Etats européens les « parts du gâteau ».

    Ce document demande une coopération renforcée avec les États-Unis à travers un « marché numérique transatlantique » (pour les équipements et logiciels nécessaires à l’industrie européenne), afin de négocier et promouvoir des normes communes en accord avec la libre concurrence. De même, la critique vis-à-vis de la dépendance européenne au gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des États-Unis vise le prix pratiqué par l’hégémon sur le marché européen, plus élevé que dans le marché intérieur états-unien. Il semble, en effet, difficile de contrecarrer cette dépendance accrue : en Italie, par exemple, la consommation de GNL étasunien a été multipliée par 10 depuis 2022.

    A l’issue du sommet européen de Budapest des 7 et 8 décembre, la présidente de la Commission souhaite donner des gages à l’administration Trump pour obtenir des concessions sur la plan commercial: « Les intérêts communs sont, par exemple – et c’est un sujet que nous avons abordé hier, sans vraiment le discuter en profondeur – tout ce qui concerne le GNL. Nous recevons encore beaucoup de GNL de Russie alors pourquoi ne pas le remplacer par du GNL américain qui est moins cher pour nous et fait baisser nos prix de l’énergie ? ».

    En outre, le programme Global Gateway prévoie d’augmenter les exportations de capital européen dans les pays du Sud afin de sécuriser l’approvisionnement européen en matières premières, lequel, comme indiqué dans le rapport, vient compléter les stratégies transatlantiques, notamment le « Club des matières premières critiques » comprenant les pays du G7 ainsi que le Japon, la Corée du Sud et l’Australie[7].

    Plus généralement, la sécurisation de l’accès à l’énergie étasunienne passe par un soutien de leur politique étrangère au Moyen-Orient et de leur avant-poste israélien. Selon le rapport, le « parapluie de sécurité » otanien est également indispensable pour la sécurité des Européens. En ce sens, ce document encourage la standardisation européenne, y compris de l’industrie de l’armement, sur les normes de l’OTAN (des États-Unis) afin d’atteindre une « interchangeabilité des capacités »[8].

    Ainsi, malgré le contexte d’unilatéralisme étasunien, le rapport Draghi réaffirme l’orientation transatlantique de l’UE, en opposition avec la Chine, que confirment par les mesures récentes prises par l’UE. Celle-ci a relevé les droits de douanes (qui s’élèvent à presque 40 %) à l’importation de véhicules électriques chinois et développé un mécanisme de filtrage des IDE (Investissements Directs Etrangers) dans les secteurs sensibles (aéronautique, ferroviaire, batteries, biotechnologies) visant, là aussi, la Chine.

    Surtout, lors du sommet de juin 2022 à Madrid, l’OTAN – donc les États européens qui en sont membres – a, pour la première fois, officiellement désigné la Chine comme un « défi systémique ». Lors de la création du Fonds de défense en 2021, lequel comporte une « préférence européenne », la Commission a immédiatement rappelé que cela « n’empêche en rien les États membres d’acheter américain ». Et pour cause, les importations d’armements des États-Unis ont doublé depuis 2022.

    Lors du sommet européen de Budapest, Ursula von der Leyen a annoncé que l’achat de matériel militaire étasunien pourrait être négocié avec l’administration Trump « en rapport avec le déficit commercial ». De quoi décourager les industriels de l’armement français qui auraient pu voir dans le rapport Draghi une opportunité de vendre des armes aux autres États européens.

    Les intérêts économiques en jeu

    Plusieurs indicateurs économiques témoignent d’une intégration économique et financière transatlantique très dense. Au début des années 2000, la part des actionnaires étasuniens est plus élevée que celle des actionnaires européens dans le capital étranger des entreprises des pays de l’UE. Depuis les années 1990, les échanges commerciaux transatlantiques sont plus dynamiques que les flux intra-européens[9]. Enfin, entre 1982 et 2020, la part de l’investissement direct étranger (IDE) étasunien qui se dirige vers l’Europe passe d’un socle déjà solide de 44% à 59%[10].

    Ces indicateurs, et surtout les IDE, signalent l’existence d’une « bourgeoisie intérieure »[11], une fraction de classe structurellement favorable à la politique de l’État étasunien en Europe. Mais à la différence du concept élaboré par Nicos Poulantzas, il apparaît que cette fraction de classe capitaliste n’agit pas à l’intérieur de chaque Etat membre de façon spécifique mais bien à l’échelle européenne : les filiales des firmes étasuniennes sont présentes dans plusieurs pays européens et répondent, ensemble, aux instructions du siège européen.

    Toutefois, lorsque les États-Unis agissent de façon unilatérale, comme lors des guerres au Kosovo, en Irak ou dans le contexte actuel (en rapatriant leurs capitaux sur le territoire à travers l’IRA par exemple), ils affaiblissent la bourgeoisie intérieure européenne, laissant une place, certes dominée, à l’expression d’autres intérêts. La bourgeoisie intérieure demande un retour des capitaux étasuniens en Europe et la protection de l’OTAN pour accumuler sereinement. Ainsi, les filiales étasuniennes en Europe comme Meta, Apple ou encore Google Europe soutiennent largement le rapport Draghi.

    Dans plusieurs articles, les responsables de ces sociétés expliquent que la réglementation européenne à l’heure actuelle ne leur permet pas de lancer leurs assistants dans l’intelligence artificielle et voient le rapport Draghi comme une bonne nouvelle. Il en est de même pour les start-ups européennes et étasuniennes dans le secteur numérique (à travers les voix de l’association de start-up France Digitale, ou encore Photoroom et Mirakl Numeum) qui ne peuvent que se réjouir de la financiarisation de l’UE que défend le rapport Draghi porte.

    Plusieurs mesures sont en effet préconisées pour attirer les capitaux étasuniens et européens, notamment en réponse à l’IRA (Inflation Reduction Act) mis en œuvre par Joe Biden : l’achèvement de l’Union des marchés des capitaux afin de réduire les coûts du financement privé ; le développement du marché des fonds de pensions pour en finir avec la retraite par répartition[12] ; la promotion des acteurs de la « seconde financiarisation »[13], à savoir les sociétés de capital-risque et fonds de capital-investissement.

    Afin de leur assurer une rentabilité suffisante, le rapport Draghi prévoit un panel de mesures dont des incitations fiscales et des garanties publiques de couvertures des risques associés à la création de la plateforme européenne de titrisation, faisant des Etats les garants d’un financement bancaire cheap et instable, à l’image des subprimes.

    De la même manière, la finance entre dans nos vies quotidiennes dans le domaine de l’agriculture. Le concept d’« agriculture régénérative » introduit la possibilité pour les fonds d’investissement d’acheter les terres dans les pays où leur prix est encore régulé, comme en France, dessinant les contours d’une bulle spéculative future, d’une surexploitation des agriculteurs et d’une pollution accrue, les terres agricoles étant achetées pour équilibrer les bilans carbones des entreprises polluantes.

    Mais si les budgets servent à subventionner la finance étasunienne et européenne, l’austérité est plus que jamais à l’ordre du jour pour les classes populaires. Comme l’indique la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, la seule façon de dégager une marge de manœuvre pour la réussite du plan Draghi est, pour les États membres et plus particulièrement pour la France, « d’entrer dans les clous » en appliquant les règles budgétaires européennes. Dès lors, il devient clair que, comme le souligne très justement David Cayla, le rapport Draghi à aucun moment ne questionne la logique austéritaire de la construction européenne.

    Si le point de vue la bourgeoisie intérieure s’exprime de façon majoritaire, les intérêts européens affectés par la politique unilatérale étatsunienne ont aussi leur mot à dire. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la volonté de ne pas « démondialiser » les liens entre la Chine et l’UE exprimée dans le rapport Draghi. La politique antichinoise que mènent les États-Unis (pensons à l’augmentation des droits de douanes contre les voitures électriques chinoises), en encourageant l’UE à faire de même, pénalise les entreprises allemandes et françaises (BMW, Renault) dont la production est délocalisée en Chine et plus généralement le marché européen qui dépend de la consommation chinoise (par exemple, dans le secteur des machines-outils pour l’Allemagne).

    De la même manière, lors des guerres au Kosovo et en Irak, les États-Unis ont porté atteinte aux intérêts des plus grandes entreprises européennes comme FIAT ou Total Énergies (réunies dans le lobby de la table ronde des industriels européens), lesquelles, bien que financiarisées et en lien avec le capital financier étasunien, ont largement défendu la Stratégie de Lisbonne et sa connotation de défi vis-à-vis des États-Unis.

    Conclusion

    Les deux voix inscrites dans le rapport Draghi, celle d’une bourgeoisie intérieure directement favorable aux intérêts étasuniens et celle d’une fraction nationale du capital européen, dessinent un projet européen porté dans le rapport Draghi favorable à la première. Si les règles du jeu étasunien ne sont pas bénéfiques aux classes populaires européennes, l’autre option, défendue minoritairement dans le document – inscrire l’UE dans la course inter-impérialiste dessinée par les États-Unis et la Chine, par une politique industrielle et militaire protectionniste- n’est pas non plus souhaitable.

    Benjamin Bürbaumer propose, quant à lui, une alternative: celle d’une bifurcation européenne par un découplage sélectif par rapport au marché mondial — rétrécissement contrôlé des chaînes de valeur, conditionnalités environnementales, politiques redistributives. Comme l’a montré un article publié dans Contretemps, les difficultés pour le mouvement social de s’organiser à l’échelle européenne afin de faire pression sur les Etats et la Commission invitent à penser un tel projet à l’échelle des États membres et non pas de l’Union européenne.

    Cette option est celle d’un Frexit de gauche, adossé à des mesures anti-racistes comme l’accueil des réfugiés ou anti-impérialistes comme la défense de la Palestine, lequel permettrait une alliance des classes populaires, des « beaufs et des barbares » selon la formulation de Houria Bouteldja[14], afin de retrouver une marge de manœuvre politique et de mettre en avant un réel projet émancipateur.

    Notes

    [1] L’Union économique et monétaire (UEM), instaurée par le traité de Maastricht de 1992, impose aux Etats les critères suivants : le déficit public annuel ne doit pas excéder 3 % du produit intérieur brut et la dette publique (de l’Etat et des administrations publiques) reste quant à elle inférieure à 60 % du PIB.

    [2] C’est la thèse développée par Benjamin Bürbaumer dans un ouvrage récent, Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (2024), La Découverte. Voir la recension d’Andrea Cavazzini dans Contretemps.

    [3] BOZO, Frédéric, « The US Changing Role and Europe’s Transatlantic Dilemmas: Toward an EU Strategic Autonomy? » In LUNDESTAD Geir (dir.). Just Another Major Crisis? Oxford: OUP, 2008, p. 105;  CAFRUNY, Alan, « Geopolitics and Neoliberalism »,  in CAFRUNY Alan, RYNER Magnus (dir.). A ruined Fortress? Neoliberal Hegemony and Transformation in Europe. London: Rowman and Littlefield Publishers, p. 73.

    [4] CAFRUNY, Alan, « The Geopolitics of U.S. Hegemony in Europe: From the Breakup of Yugoslavia to the War in Iraq » in CAFRUNY, Alan, RYNER, Magnus (dir.), A ruined fortress? : neoliberal hegemony and transformation in Europe. New York: Rowman & Littlefield, 2003, p.111 ; PETERSON, John. « The US and Europe in the Balkans » in PETERSON, John, POLLACK, Mark (dir.), Europe, America, Bush: Transatlantic Relations in the Twenty-First Century. Londres : Routledge, 2003. p. 90 ; MENON, Anand, « From Crisis to Catharsis: ESDP after Iraq », International affairs, 2005, vol. 80, n° 4,  p. 633.

    [5] Cité dans PETERSON, John, « Europe, America, Iraq : Worst Ever, Ever Worsening? ». JCMS, 2004, vol. 42, annual review, p. 15.

    [6] Ibid., p.113 ; BOZO, Frédéric, « The US Changing Role… », op. cit.,. p.100.

    [7] Cf. « Part B : In-Depth analysis and recommendations» du rapport Draghi, qui diffère de la première partie, laquelle insiste sur l’ « autonomie » vis-à-vis des Etats-Unis. La référence ici est tirée de la page 54.

    [8] Ibid., p. 169.

    [9] AUVRAY, Tristan, DURAND, Cédric, « Un capitalisme européen ? Retour sur le débat Mandel-Poulantzas », in DUCANGE, Jean-Numa, KEUCHEYAN, Razmig (dir.), La fin de l’État démocratique : Nicos Poulantzas, un marxisme pour le XXIe siècle. Paris, PUF, 2016, p.142-161.

    [10] BURBAUMER, Benjamin, « Alliances et accumulation : Comprendre la conflictualité entre les États-Unis, la Chine et la Russie à travers les flux mondiaux de capitaux », Terrain/Théories, n°3, vol. 18, 2024, p. 10.

    [11] POULANTZAS, Nicos, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974.

    [12] En 2022, le niveau des actifs de pension dans l’UE n’atteignait que 32 % du PIB, tandis que les actifs totaux aux États-Unis représentaient 142 % du PIB et au Royaume-Uni 100 %.

    [13] BENQUET, Marlène, BOURGERON, Théo, La finance autoritaire : vers la fin du néolibéralisme, Paris, Raisons d’agir, 2021.

    [14] BOUTELDJA, Houria, Beaufs et barbares, Paris, La fabrique, 2023.