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Éric Fabri : "Il faut se débarrasser de l’idéologie propriétaire"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://comptoir.org/2024/11/28/eric-fabri-il-faut-se-debarrasser-de-lideologie-proprietaire/
L’intérêt pour les « communs » a suscité de nombreux travaux critiques sur la propriété privée. Pour l’essentiel, il s’agit d’approches économiques, dans la suite d’Elinor Ostrom, ou anthropologiques, visant à démontrer que la propriété privée n’est pas un universel de la condition humaine. Avec « Pourquoi la propriété privée ? » (Le Bord de l’eau, 2023), Éric Fabri comble un manque. Il s’attache à passer l’idéologie propriétaire sous le marteau de la philosophie. Par là, il démonte les justifications idéologiques qui la fondent et il met au jour les implications de ce qui est, dans nos sociétés, un fait social total.
Le Comptoir : Quel parcours vous a amené à vous intéresser à cette question de la propriété privée ?
Eric Fabri : Un itinéraire sinueux, qui a débuté par ma rencontre avec la philosophie de Castoriadis au cours de mes études, dans un double master en philosophie et sciences politiques. J’ai alors voulu travailler sur ses concepts, en les confrontant à un enjeu concret et actuel, celui de la propriété privée.
Cette question avait également l’avantage de ne pas être verrouillée par Castoriadis. Il y avait là une réflexion à poursuivre, qui permettait de dialoguer avec lui, sans être étouffé par sa parole. Si Castoriadis a été à la source de ma réflexion, je le retrouve également à son débouché, puisque questionner la propriété privée, c’est questionner la démocratie.
En quoi ce sujet de la propriété privée vous semble-t-il crucial ?
On a tendance à voir dans la propriété un simple rapport juridique aux choses. Mais cela va bien plus loin. Les rapports propriétaires façonnent aussi un certain rapport au monde. Les paysages ruraux comme les formes urbaines, les lieux de vie comme les sites de production sont en partie façonnés par les formes de la propriété. Celles-ci engendrent aussi certains types de rapports entre individus. Selon les cas, on voit les autres comme des compétiteurs sur un marché, comme les détenteurs d’une force de travail qu’on peut s’approprier ou comme des coopérateurs.
La propriété privée est enfin un élément clé de la société de consommation et un pilier tant du productivisme que du patriarcat, avec l’idée d’une propriété sur les corps, que l’on retrouve énoncée dans les codes classiques. La propriété privée infuse jusqu’à nos rapports à nous-mêmes et nos rapports intimes.
Quels sont les différents éléments qui caractérisent une « propriété privée » ?
Ici, il faut absolument distinguer entre « propriété » et « propriété privée ». Toute institution sociale doit définir la « propriété » au sens où elle doit énoncer et régir des droits d’accès et d’usage. Mais distinguer le « tien » du « mien », comme dans le Code d’Hammurabi ou le droit romain, ne suffit pas à caractériser la propriété « privée » qui émerge avec les Modernes.
La spécificité de la propriété privée, c’est qu’une personne reçoit le droit d’exclure et devient, en droit, la seule susceptible d’assigner un usage à une chose. Et surtout, ce pouvoir sur la chose est considéré comme tendanciellement absolu. La limitation de la propriété privée ne vient ensuite que dans un second temps et doit toujours se justifier (plutôt que d’aller de soi pour les cas où l’usage qui est fait d’une chose va à l’encontre de l’intérêt général). On voit bien cela dans le célèbre article 544 du Code Civil, qui pose : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».
On affirme d’abord le droit absolu de propriété, puis les lois et règlements n’interviennent que dans un second temps. D’une certaine manière, on ne limite les droits de propriété qu’une fois que le mal est fait, ce qui amène à des absurdités : il faut d’abord polluer pour réguler la pollution.
Avant Locke, il y a Hobbes : quelle est la place de la propriété chez Hobbes ?
Chez Hobbes, on trouve l’idée que le droit de propriété est une convention, laquelle doit être mise en forme selon les exigences de la sécurité publique. Il ne s’agit donc pas d’un droit naturel. Le souverain est légitime pour créer des droits de propriété privée. Mais ce que le souverain a créé, il peut le reprendre. Il n’y a donc pas de réelle sécurité juridique de la propriété chez Hobbes.
« La propriété privée est enfin un élément clé de la société de consommation et un pilier tant du productivisme que du patriarcat. »
Locke consacre le droit de propriété privée. Quels sont ses principaux arguments ?
Locke répond à Hobbes, en plus de répondre à Robert Filmer, et fait de la propriété un droit naturel et non une convention. Parmi ses arguments, celui qui a eu la plus forte postérité est l’idée qu’une appropriation est légitime si elle est le fruit d’un travail. Par le travail, je mélange ce qui m’appartient à une chose qui n’appartient à personne, et j’en deviens donc le propriétaire légitime.
Imaginez que vous trouviez de l’argile par terre et que vous en fassiez un vase. Celui qui vous prendrait le vase vous prendrait aussi votre travail, qui y a été mêlé, et la valeur du vase que vous avez créé, et ce serait injuste. Donc vous avez un droit de propriété sur le vase. Cette « Robinsonnade » permet de justifier la première appropriation d’un homme seul, vivant hors de la société, dans un monde où les ressources sont abondantes.
Mais n’y a-t-il pas un fossé entre ce que Locke voulait faire avec cet argument et son usage dans les débats contemporains ?
Le premier point discutable est qu’une telle situation est une totale fiction construite pour démontrer le droit de résister à un Roi qui s’en prendrait à notre propriété, et non pour justifier le capitalisme. On peut aussi pointer le rapport au monde qui est impliqué par cette argumentation, celui du droit qu’a l’homme de s’approprier toute la nature. Surtout, cette théorie ne répond pas aux enjeux de nos sociétés. Aujourd’hui, il ne reste plus rien de libre à s’approprier.
« La spécificité de la propriété privée, c’est qu’une personne reçoit le droit d’exclure et devient, en droit, la seule susceptible d’assigner un usage à une chose. »
Les questions cruciales sont celles du droit au travail, de l’héritage ou de la fiscalité. Locke ne se les pose pas ou dans un contexte très différent. Pour lui, il s’agissait surtout de fonder une théorie de la résistance au roi, ce qui impliquait de démontrer l’existence de droits naturels. C’est ce que j’ai essayé de pointer, en défendant qu’on a abusivement transformé la théorie de l’appropriation de Locke en une théorie de la propriété dans l’état civil.
Enfin, on peut noter que les enjeux théologiques, qui étaient cruciaux pour Locke, sont complètement passés à la trappe dans l’interprétation libérale classique. On oublie ainsi le droit du nécessiteux sur le surplus du riche, ainsi que les limites à l’appropriation que constituent l’interdiction du gaspillage et celle de trop s’approprier au détriment des autres, ou encore l’impératif de préserver l’environnement. Toutes ces dimensions permettent de relire Locke d’une tout autre manière.
Aujourd’hui, ce sont surtout les libertariens de droite qui font de la propriété une sorte de droit sacré.
Les libertariens, à la suite de Robert Nozick, radicalisent et tordent la pensée de Locke. Chez eux, la propriété devient absolue. Pour Nozick, une fois que tout a été approprié, il faut laisser faire la liberté qu’a chaque individu de donner, transmettre et mettre sur le marché, sans aucune limite. L’État n’a pour seule mission que de garantir la sécurité et la légitimité des transactions : empêcher, par exemple, la vente d’un bien volé. Locke n’avait pas été jusque-là. Il posait des limites dès l’état de nature. Mais pour les libertariens de droite, comme l’appropriation a eu lieu avant l’institution de l’État, il s’agit d’un droit absolu, comparable à celui que j’ai sur ma propre personne, rapport qui est projeté sur la chose.
Le libertarisme de droite survit aujourd’hui surtout dans l’espace intellectuel anglophone. Il y reste cependant marginal. Sur le plan théorique, ses idées sont largement réfutées. Sur le plan pratique, c’est autre chose. On le croise fréquemment dans la vie quotidienne, à travers des expressions comme : « j’ai le droit, c’est à moi », « je fais ce que je veux de mon argent », « Taxation is theft »… On peut quand même relever un certain opportunisme idéologique. Les libertariens comme Elon Musk voient bien l’intérêt d’avoir un État : sa police, ses agences qui protègent les brevets, ses administrations qui passent des appels d’offres… Ce sont pourtant les premiers à décrier l’État quand il redistribue ou met en place des politiques qui ne leur bénéficient pas directement.
Vous hybridez philosophie et économie dans votre ouvrage. Un des arguments souvent avancés en faveur de la propriété privée est son efficience. Est-elle réellement prouvée ?
Cette question en appelle plusieurs. D’abord, que veut dire être « efficient » ? Ensuite, pourquoi préférer une société efficiente à une société non efficiente ? Y a-t-il une demande démocratique d’efficience pure, quel qu’en soit le prix ? Enfin, si on arrivait à se mettre d’accord sur une réponse à ces questions, il faudrait effectivement ensuite se demander si la propriété privée permet d’accéder à cette efficience. Les partisans de cette idée n’en apportent jamais la preuve. Ils répondent plutôt de manière contre-factuelle, par un « si », un exercice d’imagination qui compare une société avec propriété à une autre (ou la même) sans propriété privée. La société sans propriété est alors décrite comme un repoussoir et la conclusion est simple : la propriété privée est la cause de tout le positif et de l’efficience de nos sociétés de marché.
Mais utiliser un contre-factuel laisse dans l’ombre la question des attributs de la propriété privée qui la rendent si efficiente. Par exemple, si l’on garantit la propriété privée, mais qu’on en retire le droit de léguer, de donner ou d’hériter, cette réduction de la propriété va-t-elle saper l’efficience économique ? Ou bien peut-on au contraire modeler la propriété et lui mettre des garde-fous sociaux tout en conservant une certaine efficience ? En pensant de la sorte, on peut envisager de créer des formes de propriété alternatives qui réguleraient davantage certains de ses aspects les plus antisociaux ou antiécologiques, sans pour autant renoncer aux attributs qui engendrent une certaine efficience. Ce qu’un libéral comme Friedrich Hayek avait très bien vu par exemple, lorsqu’il défendait la fin de l’héritage au nom même de l’efficience.
Pourquoi vous semble-t-il urgent de « faire le deuil de l’idéologie propriétaire » ?
Le système tient malgré la crise écologique et les inégalités sociales, car on bénéficie d’un certain confort matériel. On n’a pas intérêt à ce que système s’effondre et on suppute que c’est dû à la propriété privée. Mais on pourrait revoir les formes de la propriété privée afin de sortir de cette impasse et envisager une issue dans laquelle la majorité verrait une réelle amélioration de sa situation.
« Chez les libertariens, la propriété devient absolue. »
Aujourd’hui, le problème n’est plus la gestion rareté, mais celle de l’abondance et de la répartition des biens. Pour l’économie classique, on n’a jamais assez de biens. Il faut donc toujours produire plus. Mais, comme l’envisage Bataille, on peut aussi considérer qu’on a toujours « trop ». Dans nos sociétés, il faut en fait définir qui a droit à quoi et que produire. Il nous faut nous débarrasser de l’idéologie propriétaire qui nous fait dire que les milliardaires ont droit à leur richesse. Ils n’ont ce droit que parce qu’on l’accepte. Cette idéologie encourage l’apathie politique, verrouille les alternatives et invisibilise les ravages écologiques. Tant qu’on est dans l’idéologie propriétaire, on ne pourra pas penser de nouveaux rapports au monde et aux autres.
Vous annoncez une suite en fin d’ouvrage. Vous reconnaissez que la propriété peut avoir certains effets positifs et que sa suppression immédiate et totale représenterait une forme de violence sociale. Pour autant, il vous paraît opportun de la réformer démocratiquement. Peut-on savoir quelles pistes vous travaillez sur ce plan ?
Dans nos sociétés, les rapports de propriété sont nécessaires et, sauf à changer la nature humaine des modernes, on ne peut envisager la fin d’un rapport individuel aux choses. Il faut le reconnaître. Il ne s’agit donc pas de remettre en cause l’idée d’une propriété individuelle, mais celle d’un droit de propriété privée absolu. Dans le cadre d’un débat démocratique sur les formes de la propriété, on pourrait envisager certaines réformes. Mais de quelle démocratie parle-t-on ? C’est ici qu’on retrouve Castoriadis et son idée de démocratie radicale, son idéal d’une société composée d’individus autonomes acceptant qu’il n’y a pas de principes hétéronormants et se donnant leurs propres lois.
Concrètement, que serait une propriété démocratique ? On pourrait d’abord remettre en cause le droit non de donner, mais de recevoir, comme le suggérait John Stuart Mill. Si l’appropriation est légitimée par le travail, on peut aller au bout de l’idée et délégitimer les propriétés qui ne viennent pas plus ou moins directement du travail. On pourrait ainsi envisager un seuil, même très élevé, limitant ce qu’on peut recevoir tout au long de sa vie sans travailler (avec 2M€, par exemple, vous pouvez être rentier). Enfin, on pourrait inverser la structure juridique du droit de propriété, qui ne poserait plus le droit de faire tout ce qu’on veut sauf ce qui est interdit, mais qui poserait immédiatement un propriétaire face à un principe de responsabilité : je n’ai le droit de faire que ce qui ne nuit pas à la société.
« L’idéologie propriétaire encourage l’apathie politique, verrouille les alternatives et invisibilise les ravages écologiques. »
Derrière tout cela se pose la question du monde dans lequel on veut vivre. La propriété privée produit un idéal anthropologique assez pauvre. Elle nous transforme et avive en nous non ce qu’il y a de meilleur, mais nos pires penchants. L’humain vaut mieux que cela.
Nos Desserts :
- Se procurer l’ouvrage d’Eric Fabri chez votre libraire
- Sur Le Comptoir, lire notre portrait de Cornelius Castoriadis
- Ainsi que notre interview de Serge Latouche : « Nous sommes toujours dans le monde analysé par Castoriadis »
- On se demande : « Gates, Buffett, Niel, Bettencourt : ces milliardaires méritent-ils leur argent ? »
- Une recension de Pourquoi la propriété privée ? sur La Vie des idées
- Une visualisation de l’ampleur des inégalités, à l’échelle d’un pixel
- Une approche complémentaire : La part commune. Critique de la propriété privée de Pierre Crétois
- « Les communs contre la propriété », sur France Culture
- « La Tragédie des communs était un mythe », sur le Journal du CNRS
- « Diviser pour moins régner, la solution de Mill pour un héritage plus égalitaire » sur la revue Politique