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Contre les GAFAM, redécouvrir Jacques Ellul
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Contre les GAFAM, redécouvrir Jacques Ellul
Présenté comme « neutre » et source de bienfaits, le progrès technologique est toujours imposé, jamais discuté. Pour Jacques Ellul, la technique est pourtant toujours politique, tant elle transforme notre société en profondeur, souvent en la déshumanisant. Alors que nos vies sont de plus en plus numérisées et que les impacts sociaux, économiques et environnementaux de ces technologies font débat, son disciple Édouard Piely invite à redécouvrir l’oeuvre de ce grand penseur dans Jacques Ellul. Face à la puissance technologique (L’escargot, 2024). Extrait.
Le suivisme technophile renforce une logique de déni et de démesure. Rappelons qu’Ellul et Charbonneau avaient tiré la sonnette d’alarme dès 1935 : lorsque l’être humain « se résigne à ne plus être la mesure de son monde, il se dépossède de toute mesure ». Nous, contemporains, naviguons globalement entre fascination et aveuglement : fascination pour la puissance et aveuglement face au développement technique exponentiel.
Phénomène technique et société
Si l’homme a de tout temps utilisé des techniques pour interagir avec son milieu, Jacques Ellul nous montre que, depuis le XVIIIe siècle, la multiplicité des techniques issues de la science appliquée caractérise notre civilisation. Aussi est-il important d’analyser lucidement la relation entre le phénomène technique et la société, la montée en puissance d’un monde industriel fondé sur l’unique recherche d’efficacité, abstraite et mathématique, et de comprendre pourquoi les êtres humains perdent leur liberté de choix face à ce développement. Lutter contre les lieux communs liés à la Technique est plus que nécessaire, notamment contre celui de la soi-disant neutralité de la technique. Selon l’idée reçue, la technique (la technologie dans le sens moderne et courant) en elle-même serait neutre, tout dépendrait des usages que l’on en fait.
Or, la technique, issue de la recherche, provient d’un contexte social et politique. Elle produit des effets qui sont ambivalents. Et les effets néfastes sont inséparables des effets bénéfiques (pensez au plastique, matière à la fois redoutablement pratique et toxique, aux engins mécanisés, utiles et abrutissants, à l’électronique, performante et aliénante, etc.). Il n’y a pas de neutralité de la Technique. Elle transforme notre environnement et nos vies. Et il faut bien analyser, pour chaque technique, le monde qui lui a donné naissance et le monde qu’elle propose.
L’innovation technique n’est jamais neutre. L’accumulation des moyens techniques produit progressivement un monde artificiel. Nous l’avons tous éprouvé d’une manière extrême dès le printemps 2020.
En un mot, l’innovation technique n’est jamais neutre. L’accumulation des moyens techniques produit progressivement un monde artificiel. Nous l’avons tous éprouvé d’une manière extrême dès le printemps 2020 dans le domaine du numérique, avec des effets de mise à distance, de dépendances et de contrôle accru. Il faut clairement se rappeler du contexte. La crise politico-sanitaire liée à l’épidémie de COVID a offert aux gouvernants de nombreux « effets d’aubaine » sur un plateau : jeux d’intérêt et instrumentalisations réciproques entre technocrates, technophiles et grosses puissances de la Tech.
La boucle est bouclée et les trois grands gagnants de cette crise ont été les lobbies pharmaceutiques, le secteur des biotechnologies et l’industrie numérique dans son ensemble. La résistance à l’artificialisation et à la virtualisation croissantes de nos conditions d’existence est effectivement l’enjeu majeur de notre époque. L’œuvre d’Ellul a d’ailleurs annoncé la convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, des technologies de l’information et de la communication (TIC) et des sciences cognitives. Ces technologies dites convergentes sont le cœur du développement technicien actuel.
Nous ne sommes pourtant aucunement consultés sur les choix et les trajectoires techniques. Un monde sans contact, de plus en plus virtuel, nous est imposé l’accélération, la croissance et l’artificiel, qui induisent une plus grande complexité des systèmes, nous sont imposés : c’est le règne de tout ce qui « détruit, élimine ou subordonne » le monde naturel, selon les mots d’Ellul dans La Technique ou l’enjeu du siècle.
Automatisme et soumission à l’impératif technique
Le progrès technique tend à se développer « automatiquement », le choix entre les procédés n’est plus à la mesure de l’homme mais se déroule de façon mécanique. La fascination pour cet engrenage trop bien huilé joue à plein régime, empêchant le citoyen, l’homme dans sa pleine dimension politique d’y « porter la main pour opérer lui-même le choix » (La Technique ou l’enjeu du siècle, premier ouvrage de la trilogie de Jacques Ellul).
Jacques Ellul ira jusqu’à dire que l’homme n’est « absolument plus » l’agent du choix. Il s’agit d’un mécanisme froid qui tend à supprimer le hasard, les « facteurs d’imprévision », la finesse et l’habileté proprement humaines. Fantaisie, qualités individuelles ou tradition sont balayées. L’être humain doit rentrer en concurrence avec « une puissance contre laquelle il n’a pas de défense efficace » ou se soumettre à l’impératif technique (soit des procédés, des modes d’emploi impliquant une systématisation de nos gestes et pensées).
Selon Ellul, nous sommes actuellement « au stade d’évolution historique d’élimination de tout ce qui n’est pas technique ».
Selon Ellul, nous sommes actuellement « au stade d’évolution historique d’élimination de tout ce qui n’est pas technique ». À cet égard, l’interconnexion numérique généralisée, la data-driven society, ou société gouvernée par la donnée, est présentée comme inéluctable, promue à grand renfort de communication par les ministres successifs en charge du numérique. Le cas de Cédric O (Secrétaire d’État chargé du Numérique de 2019 à 2022, ndlr) est lui-même paroxystique. Dans une intervention au Sénat en décembre 2020, Cédric O donne une illustration flagrante de cette soumission à l’impératif technique. Prenons-le au mot, cela vaut son pesant de cacahuètes :
« On a besoin de beaucoup plus de numérisation pour réussir la transition environnementale. On a besoin de beaucoup plus d’innovation pour réussir la transition environnementale. C’est assez mathématique. Il y a de plus en plus de monde sur cette planète, qui consomme de plus en plus, compte tenu du rattrapage extrêmement rapide de certains pays en développement très peuplés. Et donc si on veut faire en sorte de… maîtriser notre consommation, il faut être plus efficace. Pour être plus efficace, il faut innover. Et dans l’innovation, dans l’ensemble des secteurs qui sont les plus polluants, à savoir le bâtiment, les transports, la logistique, l’agriculture : la question numérique est absolument centrale. Centrale. Jusqu’à d’ailleurs la question de la 5G si on fait le lien avec la question de la technologie [sic].
On a besoin de connecter beaucoup, beaucoup plus d’objets pour être plus efficace. C’est-à-dire pour faire autant, voire plus, en consommant moins [sic]. C’est vrai dans l’agriculture, c’est vrai dans la logistique, c’est vrai dans l’industrie. C’est vrai dans l’énergie elle-même. Il n’y aura pas de smart grids et de réseaux distribués avec des cellules de production photovoltaïque, éolienne, etc., etc., s’il n’y a pas une numérisation MASSIVE une utilisation massive de l’intelligence artificielle, et un développement de la connexion des objets y compris via la 5G. […] Je veux dire… Il y a plus de monde sur cette planète, ils consomment plus et on a une planète limitée. Soit on est plus efficace, soit on décide qu’il faut tuer les vieux. Pardon mais il y en a certains du côté environnemental qui l’ont proposé. Soit on décide qu’on doit contraindre les naissances. Mais à un moment, c’est mathématique. »
Tout en nuances blanches ou noires, Monsieur O veut nous faire avaler des couleuvres. C’est très indigeste et ce n’est pas gentil pour les serpents… ni pour les mathématiques. Méconnaissances des fondamentaux de la crise écologique, arrogance et inhumanité, intérêts et sophisme. La « transition numérique » est la promesse que tout pourra continuer comme avant, comme le montrent bien le socio-anthropologue des techniques Alain Gras et le sociologue Gérard Dubey. Un véritable impérialisme et une « logique de branchement » se déploient.
On ne peut que souhaiter un retour au réel et une intégration de l’effet rebond pour les stipendiés les plus « efficaces » de l’industrie. Aiguillon médiatique et porte-flingue de la vie totalement numérisée, le ministre O proférait en privé à ses équipes rapprochées que les Français avaient non seulement un droit à être « connectés » mais un « devoir de connexion ». CQFD. Du devoir à la contrainte, la pente est glissante… Avec l’objectif affiché de connecter, de rapprocher, de fluidifier, l’expansion numérique exclut et cherche à soumettre les récalcitrants, tous ceux qui veulent encore un contact humain. Il y a multiplicité de contacts électroniques et dévaluation du contact direct, ce qui provoque une perte de sens, un rapport productiviste au monde, voire « la réduction de l’existence à une succession d’instants déliés les uns des autres ». C’est bien une fuite en avant circulaire.
Jacques Ellul face à la puissance technologique, éditions L’escargot, Edouard Piely, 2024.
Un grand cercle qui se forme dans un mouvement perpétuel d’innovation. « À l’intérieur du cercle technique, rien d’autre qu’elle ne peut subsister. » La Technique se révèle ainsi « destructrice et créatrice en même temps » dans un mouvement continu. Il y a une forme d’« addition anonyme des conditions » de cette fuite en avant technologique. La Technique s’engendre elle-même car, pour Ellul, « lorsqu’une forme technique nouvelle paraît, elle en permet et en conditionne plusieurs autres… ». Par exemple, le moteur à explosion a permis et conditionné l’automobile. Il y a une « sorte d’appel de la technique à la technique ». Ainsi, au cours de son développement, elle pose des problèmes qui ne peuvent être résolus que par un surcroît de technique.