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La Syrie est-elle entre les mains d’Erdoğan ?
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La Syrie est-elle entre les mains d’Erdoğan ?
L’ampleur de l’ingérence turque en Syrie fait peu de doutes. Les partisans d’Erdoğan ne manquent pas de voir la main d’Ankara derrière le renversement de Bachar al-Assad. Si la conquête de Damas par le groupe islamiste sunnite Hay’at Tahrir al-Sham (HTS -Organisation de libération du Levant) est une bonne nouvelle pour la Turquie, celle-ci devra composer avec une mosaïque d’acteurs aux intérêts contradictoires. Outre le nationalisme kurde et l’avancée d’Israël, elle devra faire face au désir d’indépendance d’une population syrienne qui ne souhaite pas troquer une tutelle (iranienne) pour une autre (turque). Il est peu probable qu’une véritable hégémonie se recompose après la chute de Bachar al-Assad : c’est plus probablement un conflit prolongé, peut-être à bas bruit, qui attend la Syrie. Article par Cihan Tuğal, orginellement publié par la New Left Review, traduit pour LVSL par Alexandra Knez.
Les cercles progouvernementaux turcs sont euphoriques. Non seulement une coalition dirigée par des islamistes sunnites a renversé le dictateur qu’ils exécraient, mais ils sont également convaincus que leur président a orchestré l’opération. Au tout début des Printemps arabes, l’AKP escomptait qu’ils débouchent sur la formation de gouvernements sur un « modèle turc », combinant conservatisme religieux, démocratie formelle et gestion néolibérale de l’économie. Les islamistes syriens semblaient correspondre à ces réquisits.
Un temps, la violente répression d’Assad contre les manifestations civiles a rendu impossible une telle transition. C’est alors que la Turquie entreprit d’armer une série de milices rebelles, à la suite des puissances occidentales, de la Russie et de l’Iran, dans une course à la militarisation et à la confessionnalisation du conflit. Il en a résulté une partition de facto du pays en régions distinctes – chiites, sunnites et kurdes. Au moins quatre millions de Syriens se sont réfugiés en Turquie, alimentant un sentiment anti-immigrés. Le blocage semblait sans fin. Jusqu’à ce que la semaine dernière, des forces dirigées par des islamistes s’emparent de Damas…
Conflits d’interprétation, guerres des récits
Depuis lors, les journaux islamistes saluent en Erdoğan « l’instigateur de la révolution syrienne », « le conquérant de la Syrie » ou encore « le plus grand stratège du XXIè siècle ». Alors qu’une partie de la droite turque avait commencé à douter de la stratégie syrienne du gouvernement, la jugeant responsable de la crise des réfugiés, ses partisans semblent désormais confortés dans leur position. Avec le renversement d’Assad, ils s’attendent à la fois à une reconsolidation interne du pouvoir autour de l’AKP et à une augmentation massive de l’influence turque dans la région – beaucoup annonçant la fin effective du contrôle occidental.
En revanche, l’opposition considère la chute d’Assad comme le résultat d’un jeu américain dans lequel Erdoğan et les jihadistes ne sont que des pions. Alors que les partisans du pouvoir anticipent une Syrie démocratique et islamique sous influence turque, les « kémalistes » et leurs alliés centristes craignent sa partition de jure et l’émergence d’un État kurde – dont ils rendent Erdoğan responsable. Au cours de la semaine écoulée, les deux camps ont cherché à amasser des indices à l’appui de leur position. La réalité ne se satisfait pas de ces caricatures. L’incertitude demeure quant à l’identité des commanditaires en Syrie. À ce stade précoce, une chose est déjà certaine : bien que pour l’instant l’équilibre des forces ait évolué en faveur d’Erdoğan, les fantasmes d’une restructuration impériale turque de la région reposent sur des fondements fragiles.
La Turquie contrôle plusieurs factions armées dans le nord de la Syrie, organisées au sein de la coalition connue sous le nom d’Armée nationale syrienne (ANS, anciennement Armée syrienne libre). La Turquie espère que l’ANS éliminera les Forces démocratiques syriennes soutenues par les Américains, et subordonnera les Kurdes syriens à un gouvernement islamique à Damas. Erdoğan souhaite également voir des fonctionnaires affiliés à la l’ANS dans le cabinet post-Assad. Cependant, l’influence de la Turquie sur le groupe HTS, qui a mené l’offensive sur Damas – est limitée.
Début décembre, la Turquie s’est entretenue avec la Russie et l’Iran dans le but apparent de mettre fin aux hostilités plutôt que de déposer Assad. Plus tôt, à la mi-novembre, Erdoğan avait lancé des appels publics pour qu’Assad soit inclus dans un régime de transition. Loin d’être le maître d’œuvre de la campagne, il semble donc qu’Erdoğan ait été contraint de donner le feu vert après que le HTS ait pris l’initiative. L’ANS a participé à l’offensive, mais ne l’a pas dirigée. Des frictions ont également été signalées entre les HTS et l’ANS, et même – ce qui est révélateur – l’arrestation de certains cadres de l’ANS pour maltraitances envers des civils kurdes.
Que représente réellement le groupe HTS ? Son ancrage dans l’État islamique et le Jabhat al-Nusra (une scission syrienne d’Al-Qaïda), son inscription sur la liste officielle des groupes terroristes dressée par Washington, le rendait peu propice à entretenir de bonnes relations avec l’Occident. Pourtant, les États-Unis et l’Union européenne se sont montrés relativement satisfaits lors de sa descente sur Damas. L’impératif d’affaiblir le rôle régional de l’Iran primait celui de combattre l’islamisme…
En Turquie, l’opinion sur le groupe est divisée. L’opposition affirme que le HTS est une création des États-Unis et d’Israël, tandis que les partisans d’Erdoğan insistent sur le fait que la Turquie a armé et entraîné ses hommes au cours des dernières années. Une autre rumeur veut que le HTS ait été formé par les services de renseignement britanniques. Certains experts affirment que l’assaut sur Damas n’aurait pas pu réussir sans l’implication des agences de renseignement occidentales ; d’autres soutiennent que ces agences ont été trompées ou débordées par le HTS. Salih Muslim, un éminent dirigeant kurde du Parti de l’union démocratique (PYD), décrit quant à lui les HTS comme faisant simplement partie du « paysage Syrien », et avec lesquels les Kurdes souhaiteraient coexister…
Jihadisme en costume
À ce stade, il est impossible de savoir lequel de ces récits est le plus proche de la réalité des faits. Mais on ne peut ignorer le fait que les islamistes ont gagné la sympathie des peuples de la région ; en raison de leur capacité d’action, ils sont parfois perçus comme le seul espoir de changement face au statu quo. Quels que soient les commanditaires de HTS, le groupe est certainement l’expression d’une tendance profonde – de massification, d’institutionnalisation et de respectabilisation internationales des groupes jihadistes. Ces trois dynamiques rivalisent parfois les unes avec les autres, mais ce dernier rebondissement dans le drame syrien les a vues se combiner dans le HTS.
En d’autres termes, quel que soit l’enchaînement exact des événements, il ne fait aucun doute que la mouvance islamiste – et particulièrement sa branche jihadiste – a gagné du terrain dans la région. L’opposition turque, y compris à gauche, insiste sur le fait qu’il s’agit d’un islamisme à la solde des Américains.
Pourtant, une rétrospective des fluctuations d’Erdoğan face aux Américains rappelle que l’Occident joue avec le feu en s’acoquinant avec de tels groupes. Après tout, l’AKP a d’abord été l’incarnation d’un Islam à la sauce américaine, combinant libertés individuelles, valeurs familiales, conservatisme religieux, libre-échange et réalignement diplomatique pro-occidental. Toutefois, au fil des ans, il s’est attaqué aux libertés individuelles, subordonnant libre-échange, famille et religion à un modèle de développement d’État-parti aux ambitions régionales démesurées. Fût-ce aux dépens de l’influence américaine.
Des centaines de frappes aériennes israéliennes ont eu lieu en Syrie depuis le détrônement d’Assad, et Netanyahou a déclaré qu’il avait l’intention de transformer le plateau du Golan en territoire israélien. Qu’il réussisse ou non, Israël souhaite accroître son influence sur la région, après avoir détruit les capacités militaires de son rival du nord – à l’encontre de la rhétorique des partisans d’Erdoğan, selon lesquels le triomphe du HTS représente un coup d’arrêt à la puissance occidentale, ou à « l’expansionnisme israélien ».
Conflits inter-impérialistes sans stabilisation hégémonique
Il serait toutefois erroné de prédire l’avènement d’une hégémonie américano-israélienne totale, si l’on entend par là une combinaison efficace de l’usage de la force et du consentement, plutôt qu’une domination fondée sur une violence brute. Il est peu probable qu’un véritable pouvoir hégémonique émerge de cette tournure chaotique des événements. Il est également peu probable que nous assistions à l’émergence d’un État libre et démocratique, tout comme à une partition définitive. Le scénario le plus plausible pour les années à venir est celui d’un conflit prolongé, peut-être relativement contenu, avec un renforcement de la puissance militaire, diplomatique et commerciale de la Turquie. Cette issue constituerait une victoire pour Erdoğan, mais bien en-deçà des fantasmes de ses partisans.
Le principal danger pour l’expansionnisme turc réside dans l’affirmation du pouvoir kurde. Toute paix stable devra passer par l’autonomie ou l’indépendance des Kurdes syriens, désormais officiellement reconnue par les États occidentaux. Pour les Kurdes eux-mêmes, les conséquences de cette formalisation seraient ambivalentes. Passe encore le fait de perdre leur statut de héros pour la gauche internationale. Surtout, ils sortiraient également de leur isolement et deviendraient une « composante comme une autre » du système étatique international en décomposition. Les Kurdes turcs seraient entre-temps abandonnés à leur sort, tout en étant galvanisés par le processus de normalisation qui se déroule au sud.
L’AKP (ainsi que son partenaire néo-fasciste, le MHP) a pris contact avec Öcalan, le chef emprisonné de la guérilla kurde, peu avant que le HTS lance sa campagne à Alep (ce que de nombreux anaystes considèrent comme une preuve que la Turquie était déjà au courant de l’opération anti-Assad). Cependant, le gouvernement a également suivi cette ouverture par une répression sévère contre le Parti kurde officiel et leurs maires élus, indiquant ainsi que tout accord avec Öcalan se ferait aux conditions du gouvernement turc – et entraînerait de grandes pertes pour le mouvement dans son ensemble.
Pour l’instant, les monarchies du Golfe sont quant à elle mises à l’écart. Leur récente tentative de réhabiliter Assad, en acceptant finalement la Syrie au sein de la Ligue arabe, a échoué. Mais elles finiront elles aussi par entrer dans ce jeu de pouvoir, compliquant encore les tentatives d’un acteur unique, que ce soit la Turquie ou les États-Unis, d’affirmer un leadership clair. La Chine, discrète jusqu’à présent, pourrait également entrer dans la mêlée, au moins en tant que puissance coercitive douce. Alors que de plus en plus de pays rivalisent d’influence, essayant de remodeler la région à leur image, la Turquie verra ses ambitions maximalistes s’évaporer.
La rivalité inter-impérialiste en cours comporte également une dimension économique. La Syrie a été dévastée par des guerres par procuration entre plusieurs pays, qui ont non seulement coûté la vie à un demi-million de personnes et en ont déplacé plus de dix millions, mais qui ont également détruit les infrastructures et les finances du pays. Aujourd’hui, le potentiel d’investissement – pour reconstruire à partir des ruines – a aiguisé l’appétit des entrepreneurs du monde entier. En 2018, lorsque la Turquie a perdu 56 soldats lors d’une opération militaire, l’un des principaux conseillers d’Erdoğan eu cette célèbre remarque : « Nous fournissons des martyrs, mais les entrepreneurs turcs obtiendront une plus grande part du gâteau. » Les marchés semblent d’accord, les actions des entreprises du secteur de la construction ayant fortement augmenté ces derniers jours.
Il n’est toutefois pas certain que ce type d’investissement dans les infrastructures puisse réellement décoller, étant donné la trajectoire incertaine des conflits militaires, en particulier dans le nord et le sud du pays. Les États-Unis et leurs alliés ont réussi à détruire bon nombre de leurs ennemis régionaux, mais ils n’ont pas été en mesure de mettre en place des accords fonctionnels et durables. La chute d’Assad changera-t-elle la donne ? Cela reste à voir. Mais une chose est certaine : là où l’impérialisme néolibéral américain a échoué, les desseins de l’expansionnisme islamo-turc ont encore moins de chance de se réaliser.